L'appartement du marabout (Mission Dictrisct)

Provenance => Home Sweet Home

Le duo avait quitté la maison juste à temps. Alors qu'il s'éloignait dans la rue on avait pu entendre s'élever de la cuisine une voix féminine et, en prêtant plus l'oreille, des sanglots. Se forçant à ignorer ce qu'elle entendait la mauvaise jumelle pressa le pas. Elle se concentrait sur le bruit de ses pas sur le macadam, sur le soleil levant qui embrasait les vitres de chaque maison qu'elle croisait, sur le vent qui s'engouffrait dans ses cheveux pour les faire voler tel un étendard derrière son dos.

Le quartier du marabout n'était plus qu'à deux rues de là lorsque la nécrophobe hasarda une question qui fit bondir le cœur de l'américaine. Elle savait bien que tout ce dont on rêvait était réel à Dreamland, mais ce genre de choses était... mal. Juste mal. Elle sentait ses tripes se remuer d'indignation mais l'expression de sa comparse montrait bien qu'elle n'avait pas besoin de se faire réprimander pour des idées aussi antinaturelles. C'était du réconfort dont elle avait besoin, mais à défaut de savoir en donner la mauvaise jumelle exprima juste sa pensée moins crument qu'à l'accoutumée.

- Oui et non, répondit Elie le regard vague, Elle existera physiquement semblable et psychologiquement telle que la personne qui l'a rêvé la voyait, mais ce ne serait pas cette personne. Juste... juste une mauvaise copie.

L'idée de pouvoir revoir Amber, la serrer dans ses bras et rire avec elle était forte, mais l'adolescente enferma ce désir dans une boite qu'elle scella de sa détermination. Ce serait forcément mal, et décevant. Et puis surtout...

Elle examina un instant les traits pâles de son ancienne ennemi pour tenter de deviner de qui elle parlait. On abordait pas ce genre de sujet à la légère, et comme Melena n'avait pas d'ami il devait s'agir de quelqu'un de sa famille. A bien y réfléchir elle ne connaissait rien de celle qui faisait route avec elle vers le marabout pour un nouveau terrible voyage. Elie devinait juste un être chétif et amer, vindicatif et profondément solitaire. Ce qui motivait ce comportement ? Aucune idée même si quelques théories commençaient à se dessiner dans son réseau neuronal.

Sans vraiment réfléchir à ce qu'elle faisait, Elie posa sa main sur l'épaule de l'irlandaise qu'elle pressa avec une douceur peu habituelle. Les mots se bousculaient dans sa gorge, la lutte était rude et le choix difficile mais elle finit par souffler après s'être humecté les lèvres :

- Oublie ça, ce serait une mauvaise idée. Presque une insulte à la personne vivante. On ne remplace pas les morts aussi facilement qu'on change de rouleau de PQ. Ça fait mal mais mieux vaut vivre avec de bons souvenirs que de courir après un vague reflet dans une glace.

Elles avaient continué leur route et la porte du bâtiment où résidait le marabout se dessinait déjà à une 30ène de mètres devant elles. Mieux valait clore cette discussion avant de pénétrer là-bas.

- Je sais pas qui tu veux revoir, mais tu ferais mieux de ne plus y penser à revoir un mort à Dreamland. Ça pourra rien apporter de bon.

Melena s’attendait à la réponse d’Elie. Elle s’y attendait tellement qu’elle avait déjà commencé à se perdre en interrogations internes, loin de la réalité, loin de l’admissible et du raisonnable. Revoir sa mère, ne serait-ce qu’une fois, même dans un monde factice où elle n’existait que parce qu’elle l’avait rêvé, ne serait-ce pas mieux que de garder d’elle ce souvenir d’une morte déformée par un accident de voiture ? Peut-être que cela lui rendrait service ? Peut-être qu’elle avait besoin de cette illusion…

La main de sa complice se posa sur son épaule, la tirant de ses réflexions. Elle exerça une pression étonnement douce qui ne lui ressemblait pas et après un instant, émit une raison tout à fait valable de ne plus formuler ce genre de souhait sinistre. La nécrophobe l’avait fixé un instant, puis avait détourné ses yeux gris. Rarement elle ne s’était sentit aussi frêle, comme si malgré tous ses efforts pour être forte et ne pas se laisser démonter, elle était restée une enfant de verre qui risquait de se briser au moindre contact.

A la dernière réplique d’Elie, l’irlandaise fut tentée de répondre, mais elles arrivaient à leur destination. Que devaient-elles faire exactement ? Il y avait de fortes chances que l’homme n’ait pas commencé ses consultations à une heure aussi matinale ; peut-être même n’était-il pas levé. L’appréhension grimpait dans le cœur de Melena, nouant ses entrailles presque douloureusement. L’une de ses mains se posa sur son abdomen alors qu’elle levait les yeux pour observer le pavillon qui s’élevait face à leur duo. A l’idée de se livrer aux mains d’un inconnu, elle réalisait comme dans ce monde plus encore qu’à Dreamland, elle était vulnérable. Elle n’avait ni armes, ni objets magiques, elle n’avait que ses pouvoirs et ses forces fragile d’adolescente.

Une rafale de vent fit danser sa chevelure sombre alors qu’elles s’arrêtaient à un pas de la porte. Sur celle-ci déjà était fixé un étrange gris-gris donc les pâles en bois cliquetaient en s’entrechoquant paresseusement. Dans le jardin, il y avait de nombreux arbustes, sans doute aussi décoratifs qu’utilitaires, entretenus avec un soin et un amour visible. Le regard de l’irlandaise courut un instant sur chacune des plantes singulières qui lui tirèrent un sourire presque apaisé, puis le poids de sa précédente question revint lui alourdir les entrailles. Avant de frapper, sans lever les yeux vers son acolyte, elle murmura :

- Ma mère… c’est ma mère que je voudrais revoir, plus que n’importe qui d’autre.

Elle n’avait jamais connu son père, ni même le reste de sa famille, de sorte qu’ils ne lui laissaient pas de manque, mais juste la sensation d’une absence injustifiée. Une absence sinistre et froide qui l’avait cernée depuis toute petite. Néanmoins, Anney était son repère, sa référence… elle avait l’impression d’être investie d’une mission quelque part, car elle était l’unique fille de la veuve Autumn, la seule représentante de sa famille ; et dans ses veines battantes sous sa chair blanche, sa mère existait encore faiblement. Et part ce lien invisible, Melena espérait lui épargner une moins une infime partie du gouffre sans fond que devait être la mort.

Un sourire amer et douloureux étira ses lèvres ivoirines et une vague de tristesse qui mit brièvement en exergue sa fragilité intérieure submergea son visage. Elle ferma ses yeux pâles et se ressaisit. Les sentiments qui faisaient battre lourdement son cœur contre ses cotes ne laissaient plus une ombre sur ses traits et elle regarda enfin la mauvaise jumelle avant de déclarer :

- Qu’importe. Tu as raison. On y va.

Ses lèvres se pincèrent légèrement d’admettre qu’Elie avait vu juste. Cela lui faisait mal et elle était résignée à ne pas céder à la tentation même si quelque part dans sa tête, l’idée ne disparaissait pas. Avec un geste qui lui parut découpé au ralentit tant il allait bouleverser la suite de leur vie, elle dressa une main fine et blafarde avant de frapper trois fois à la porte. Une nouvelle rafale de vent vint faire chavirer ses longs cheveux qui ondulèrent comme un étendard. Ce voyage qu’elle entreprenait, serait peut-être le dernier.

Les lacs gris et troublés qui se portèrent sur elle un long moment mirent mal à l'aise Elie. Qu'était-elle sensée dire de plus ? T'inquiètes pas ça ira ? Sauf que c'était faux, que ça n'irait pas, et que la personne morte ne reviendrait pas à la vie juste parce qu'on avait fait le choix de ne plus courir après des souhaits aussi macabres. Le corps resterait enfermé dans son tombeau et la tristesse dans le cœur de ceux restés derrière, bien en vie. C'était dur mais c'était comme ça.

La mauvaise jumelle s'attendait à ce qu'on change brutalement de conversation maintenant que le sujet semblait clôt mais elle se trompait. Alors qu'elles n'avaient jamais été aussi proche du logement du marabout une sombre révélation s'échappa des lèvres entrouvertes de sa comparse. Ce n'était qu'un murmure mais dans la rue encore déserte elle résonna tel un cri dans les oreilles d'Elie. Sa mère... était morte. Pourtant elle avait bien parlé d'appeler sa mère hier, ça n'avait pas de sens. Elle était à deux doigts de lui dire d'arrêter ses conneries glauques quand le désespoir et la tristesse de Melena lui explosèrent au visage. Elle semblait vide, tremblante, désemparée. Soit c'était une actrice fantastique, soit l'américaine n'y comprenait plus rien.

- Mais... ta mère... tu l'as appelé hier non ? Enfin c'est ce que tu avais dit pourtant...

Comme si elle ne l'avait pas entendu sa camarade l'invita à entrer dans le « cabinet » du marabout devant lequel elles étaient maintenant plantées depuis 2 bonnes minutes déjà. La mine contrariée, Elie laissa voguer son regard tour à tour de son ancienne ennemie au gri-gri ornant la porte. Bon, elles auraient de toutes façons le loisir de finir ça plus tard. A Dreamland on avait toujours tout son temps.

Une voix s'éleva de l'autre côté de la porte pour les inviter à entrer. La brunette se saisit de la poignée qu'elle tourna aussitôt pour rentrer. On ne lui dirait pas deux fois. L'intérieur était plongé dans une semi pénombre éclairée seulement par quelques rayons de lumière filtrant d'une persienne. Une odeur suffocante d'encens flottait dans l'air presque brumeux dans cette pièce exiguë. Le papier pain jaunis commençait à se décoller par endroit et le mobilier sommaire avait probablement vécu des jours meilleurs, mais ce qui attirait l'attention dans cet endroit était surtout la quantité mirobolante d'accessoires chamans, babioles ethniques et gri-gri à n'en plus savoir qu'en faire. Une collection de poupées vaudou les fixait même depuis une vitrine ternie située juste à droite d'une tenture masquant l'entrée du couloir d'où était provenue la voix.

La mauvaise jumelle fit quelques pas dans la pièce suivie de Melena et ne sursauta pas quand la porte claqua derrière elle sous l'effet d'un coup de vent. C'était couru d'avance, c'était même sûrement « pour l'ambiance ». Plus elle observait le décor plus l'impression de se trouver chez un charlatan se faisait forte. Mais après tout il y avait tant de commentaires sur la toile qu'ils ne pouvaient pas tous être faux... Elle s'éclaircit donc bruyamment la gorge avant de prendre la parole sans afficher ni peur, ni l'air d'être impressionnée le moins du monde :

- On est là pour aller à Dreamland. Vous n'êtes pas comme ces psys hein ? Vous savez forcément où vous envoyez les gens. Vous les croyez vous. Alors emmenez nous là-bas. On est plutôt pressées.

Cette entrée de but en blanc pour le moins étonnante fit naitre un rire presque hystérique derrière la tenture qui s'écarta quelques secondes plus tard. Elle dévoila un homme noir âgé de la quarantaine vêtu d'un boubou bleu et jaune ainsi que d'une sorte de chapeau assortis. Ses cheveux grisonnaient aux tempes et son visage pour l'heure était déformé par un fou rire monstrueux, presque vexant. Quand il eut réussi à se calmer il désigna un tas de coussin de la main en essuyant de l'autre les larmes qui lui étaient montées aux yeux.

- Et bien mademoiselle sait ce qu'elle veut ! Asseyez vous qu'on en discute un peu...

Sans se faire prier la psychotique laissa tomber ses fesses dans le tas moelleux non sans quitter des yeux le marabout. Celui-ci avait prit place à un mètre d'elle et s'occupait à allumer une sorte de pipe, à croire qu'il ne trouvait pas l'air assez irrespirable. Tout en aspirant une bouffée il effectua un moulinet de la main droite pour inviter Elie à parler, ce qu'elle fit.

- Je vous l'ai dit. On veut aller à dans l'autre monde. On y est déjà allé une fois par le biais d'une séance d'hypnose, mais on en est revenues changées. On a ce problème là à régler, et aussi quelqu'un à retrouver. Vous comptez nous aider ou pas ? Sinon je m'en vais maintenant. On a pas de temps à perdre.

La voix qui s’éleva pour inviter les deux adolescentes à entrer figea Melena sur place. Un frisson secoua la moindre parcelle de son échine, elle se sentait déjà étrangement différente, comme si elle avait mit un pied dans un autre monde. Sa complice fut la plus rapide pour ouvrir la porte et l’irlandaise la suivit, méfiante et aux aguets. L’avantage était que cette entrée en matière particulière avait chassé de son cœur ses désirs glauques et macabres.

Il lui était arrivé de s’intéresser de loin aux sciences occultes dans sa jeunesse, particulièrement les pratiques celtiques qui étaient très proche de sa culture irlandaise, mais jamais elle n’avait pénétré de tel lieu sacré en réalité. Les encens la mettaient dans une sorte d’état second, flottant et brumeux, les objets symboliques la narguaient tous de leurs sens ésotériques. Elle suivait machinalement Elie et la porte qui claqua dans son dos lui parut étrangement lointaine.

La mauvaise jumelle présenta leur objectif de but en blanc et l’éclat de rire qui naquit lança une nouvelle vague de frissons sur la peau blanche de la nécrophobe. Elle avait la chair de poule mais, lorsque le marabout se présenta à ses visiteuses, elle ne pouvait le quitter de ses yeux pâles. Cet homme était particulier. Il avait une aura sans pareille, à la fois apaisante et intrigante, de celles qui imposaient un certain respect sans exactement que l’on sache pour quelle raison. Il invita les deux adolescentes à prendre place et Melena suivit le mouvement de son acolyte sans se faire prier. Bizarrement, elle ne se sentait pas mal à l’aise mais simplement profondément déboussolée par cette situation des plus saugrenue. Qui aurait cru qu’un jour qu'elle se rendrait chez un marabout pour se faire envoyer à Dreamland ? Pas elle.

Elie expliqua clairement leur nécessité de se rendre à Dreamland et, n’ayant rien à ajouter – sa langue étant de toute façon paralysée contre son palais – l’irlandaise se contenta de l’appuyer d’un regard insistant et déterminé. Le marabout laissa planer un instant de silence puis il souffla un long nuage de fumée qui se déploya avec volupté autour des hôtes féminins.

- J’ai bien l’impression que je ne vous ferai pas changer d’avis, acquiesça-t-il avec un sourire malicieux. Et je sens que si les forces vous ont menées à moi, alors je me dois d’être votre passeur.

Melena ne sut quoi répliquer. Ses yeux gris bifurquèrent furtivement vers Elie, l’air profondément interrogative quand au sérieux du marabout, puis reporta son attention sur l’occultiste pour hocha fébrilement la tête.

- N’ayez pas peur, dit-il en se levant. Vous n’avez rien à craindre d’un serviteur comme moi.

Sous les regards suspicieux de la nécrophobe, il alluma quatre gros cierges blancs disposés aux points cardinaux de la pièce. Les flammes s’élevèrent étonnamment haut, éclairant un peu plus la pièce plongée dans la pénombre et déraisonnablement, la peur que le papier peint défraichi ne prenne feu s’insinua en l’irlandaise. Elle s’efforça à détourner les yeux vers ses mains pour que les visions catastrophiques d’un incendie disparaissent de son champ de vision. Pendant qu’elle détaillait ses doigts fins, le marabout fouillait dans un autel couvert de plusieurs coupelles et de statuettes représentant des divinités vaudou pour en sortir un bol plein de charbon, des allumettes, un sachet d’herbe et deux colliers de pierres noires profondes que les connaisseurs identifieraient comme des obsidiennes œil céleste. Il revint ensuite s’assoir en tailleur face aux adolescentes et leur tendit un collier chacune.

- Mettez-les. Ils éloignent les ondes négatives, ce sera nécessaire pour la séance.
- Les ondes négatives ? Répéta Melena qui recouvrait enfin l’usage de la parole.

Mais l’homme ne lui répondit pas. Il était occupé à rendre les blocs de charbon incandescents avant d’y mêler les herbes séchées destinées à servir d’encens. L’odeur qui s’éleva se distingua immédiatement de l’atmosphère pourtant surchargé de parfums en tout genre. Elle était envoutante, douce, chaude et délicieuse. Machinalement, la nécrophobe enfila le collier d’obsidiennes et croisa les mains devant elle. Avant même que le praticien ne lui demande, elle fixa ses yeux dans les siens. Était-ce une impression, ou bien est-ce qu’il ne cillait plus ? Ses pupilles noires reflétaient la lueur orangée du charbon, elles étaient profondes et pourtant insondables. Le marabout récita une série de paroles sacrées dans une langue inconnue à l’irlandaise, et fit une série de gestes rituels. Ces derniers n’étaient pas comme ceux que l’on voyait parodiés sans arrêt, grotesques et maladroites ; ils étaient souples, précis, calculés et gracieux.

En vérité, Melena se sentait déjà hypnotisée. Le flot de parole fondait dans sa tête, se mêlant au parfum et aux signes exécutés par l’occultiste. Alors qu’elle se sentait plongée dans une bulle d’isolement silencieux, il n’existait plus pour elle que les intonations sacrées, les effluves douçâtres de l’encens et la chorégraphies des gestes. La pièce elle-même se mit à tournoyer, se déformait, puis s’estompait pour être remplacée par des terres enneigées dont les contours se précisaient au fur et à mesure et presque malheureusement, la nécrophobe savait où elle se trouvait.

Direction => Freedom, Dreamland

>> En provenance de Dreamland

- Vous êtes de retour mademoiselle, tout simplement, se gaussa le marabout en la rejoignant pour l’aider à se mettre debout, Mais beaucoup plus vite que vous n’auriez dû. Ça ne fait qu’une heure à peine que vous êtes « partie ».

La mauvaise jumelle suivit des yeux le doigt de l’africain qui pointait vers une horloge miteuse. Effectivement, ça n’avait pas duré longtemps, mais au moins elle pensait savoir pourquoi. C’était probablement la faux qui avait eu cet effet même si elle ne comprenait pas pourquoi. Melena avait peur de la mort et des morts, quel rapport avec un voyage inter-dimensionnel ? C’était trop compliqué pour quelqu’un d’aussi peu réfléchi qu’Elie qui préféra chasser ses questions d’un haussement d’épaules.

Autre chose étrange : elle se sentait bien. Sa maladie ne touchait peut-être que son âme ? Plus aucune trace de nécrose, d’hémorragie ou de perte de cheveux, à vrai dire elle se sentait même plus en forme qu’elle ne l’avait jamais été. Elle s’étira un moment, sauta à pieds joints pour s’assurer que tout fonctionnait correctement et ne s’arrêta que lorsqu’elle perçu un nouveau détail bien plus dérangeant.

Elle n’avait pas d’ombre, ici non plus.

Comment avait-elle pu passer à côté de ça si longtemps ? Depuis quand était-ce le cas ? A fortiori cela avait dû arrivé lorsqu’on les avait éjecté de Dreamland à coup de pied au cul et elle s’en voulait d’avoir été aussi peu observatrice. Pas besoin d’être un génie pour se douter que tout devait être lié : la perte des ombres, le retour, la conservation des pouvoirs, la maladie…

La brunette était si déboussolée par tout ça qu’elle en oubliait presque l’horreur qu’elle avait commis dans l’autre monde. Ici, tout ne paraissait plus être qu’un lointain souvenir, quelque chose de faux, une construction de son esprit malade qui finirait par s’effilocher au fil du temps jusqu’à disparaitre de sa mémoire. El’ se dirigea vers le marabout et lui empoigna le bras pour le secouer comme un cocotier :

- Dites-moi ! J’étais déjà comme ça avant ? Je… j’avais déjà plus d’ombre ? Vous ne sauriez pas pourquoi par hasard ? Aller, parlez bon sang !

- Du calme, du calme… ce n’est pas comme ça que tu auras des réponses, rétorqua l’homme en la forçant à lâcher prise.

L’adolescente finit par obtempérer mais elle trépignait sur place. Elle n’avait pas le temps, là-bas tout allait si vite et bientôt Melena finirait par aller si mal qu’elle en mourrait… et elle aussi. Il fallait trouver un moyen de les guérir et ce de toute urgence !

Le sorcier la força à s’asseoir sur le coussin qu’elle avait quitté depuis peu et prit place à son tour, l’air pensif. Il l’observa quelques secondes alors qu’elle fulminait et finit par lâcher sans conviction :

- Je ne sais pas vraiment, mais je suppose que votre âme est endommagée. Il vous manque quelque chose de vital, représenté par votre ombre. Impossible de savoir quelles conséquences sa disparition pourra avoir dans ce monde et dans l’au…

Elie ne put entendre la fin de la phrase, son esprit de nouveau arraché à son corps. Elle retomba inerte sur le flanc, le regard vide alors que son âme subissait le même phénomène que précédemment mais dans le sens inverse cette fois. Après un long moment de confusion elle réintégra Dreamland, Freedoom et enfin la tour où Melena et Ace ne devaient pas comprendre un traitre mot de ce qui venait de se passer…

>> Direction Dreamland.

>> En provenance de Dreamland

- Déjà de retour ? s’amusa le sorcier, les yeux pétillants.

- J’avais une promotion sur les billets de train, j’ai sauté sur l’occasion, ironisa Elie en s’étirant comme un chat.

Mais pas de temps à perdre en blabla inutile. Si elle ne disposait que de deux ou trois minutes comme la dernière fois il lui faudrait faire vite pour avoir ce qu’elle voulait. Elle s’approcha de Melena qui était toujours dans son état de transe, son amulette autour du cou. L’adolescente tenta de la secouer pour la réveiller, mais avant même de pouvoir constater que c’était inutile la main du marabout s’était refermé avec fermeté sur son avant-bras. Il lui finit signe d’arrêter son manège, l’air sévère, avant de la pousser à expliquer ce qu’elle tentait de faire en effectuant un acte aussi dangereux.

- Il ne faut jamais tirer quelqu’un de sa transe comme ça, elle pourrait se perdre vous savez ? Vous tentez de la tuer ? la réprimanda-t-il.

- Bien sûr que non ! s’offusqua Elie en relâchant Melena, Je veux juste la réveiller ! Elle est malade là-bas, je pense qu’elle n’en a plus pour longtemps… comment je suis sensée faire alors, pour la ramener maintenant ? Le temps passe beaucoup plus vite à Dreamland vous savez ?

A vrai dire non, il ne le savait pas même s’il s’en doutait beaucoup. Il n’avait jamais eu le privilège d’y aller lui-même malgré toutes ses tentatives mais là n’était pas la question. Si les propos de l’adolescente était vrai il lui faudrait agir vite, c’est pourquoi il se leva aussi tôt pour aller farfouiller dans une commode ayant connu des jours meilleurs. Il finit par revenir de son exploration spéléologique du dernier tiroir avec une petite fiole qu’il déboucha avant de la place sous le nez de la nécrophobe. L’odeur qui s’en dégageait était si forte qu’Elie pouvait la sentir d’ici, plissant le nez de dégoût. Elle ne savait pas ce que c’était, et préférait d’ailleurs ne pas le savoir.

Les molécules olfactives commençaient à agir sur le cerveau de Melena dont les yeux commençaient à remuer en tous sens avant qu’ils ne s’ouvrent grand, l’adolescente se redressant comme un pantin. L’homme en boubou reboucha son flacon comme s’il n’avait rien fait d’extraordinaire et retourna le ranger dans le fouillis où il l’avait pris, sans expliquer ce qui venait de se passer exactement. Quel était ce produit, et son effet réel ? Ces questions trottaient dans l’esprit de la brunette mais il y avait fort à parier que pour conserver une part de mystère aucune réponse ne lui serait donnée.

La psychotique se contenta donc de se rapprocher de son amie pour l’aider à se mettre debout. Elle avait l’air d’aller bien mais elle ne pourrait être rassurée qu’une fois de retour dans l’autre monde. Que faisait Ace pendant leur absence au fait ?

** Il dort, parce que ça ne le concerne pas et qu’il s’en fout, du coup.**

Le visage de la mauvaise jumelle se rembrunit mais elle chassa sa colère naissante sans trop de mal. Si elle savait désormais comment s’en sortir, il était urgent de trouver un moyen pour palier à l’inactivité potentielle du nouveau don de Melena. Qui pouvait savoir s’il ne remarcherait pas que dans une ou deux semaines, trop tard pour les aider à nouveau ? Et dépendre de quelqu’un pour se réveiller était décidément trop gênant. Peut-être existait-il un moyen de rompre délibérément une transe chamanique ?

- Dites… y’aurait moyen qu’on se réveille toute seule ? Enfin je veux dire sortir de la transe sans substance bizarre dans un flacon. Là-bas les choses tournent souvent à la catastrophe alors avoir une porte de sortie… ce serait top.

Le shaman se mit alors à rire, de ce même fou rire irrépressible que lors de leur arrivée pour la première fois. C’était presque vexant, heureusement il ne mit pas longtemps à mettre une raison sur cette hilarité déplacée.

- C’est possible, mais je ne sais pas si vous avez les capacités de l’appliquer. Et tout a un prix mademoiselle, tout a un prix…

>> En provenance de Dreamland

Un prix ? Mais elle n’avait pas assez d’argent… pas sur elle en tout cas, et il y avait fort à parier que Cécilia ne serait pas très d’accord de lui payer les services d’un marabout, même sans en connaitre la raison. Avant d’avoir pu ouvrir la bouche pour apporter d’éventuels arguments, le pouvoir de Melena se manifesta avec un temps de retard : sa cape l’enveloppa de nouveau, son masque osseux se calqua sur son visage, et sa faux décorée se matérialisa entre ses mains. Les yeux étranges du marabout s’écarquillèrent de surprise, avant qu’il n’éclate d’un grand rire qui laisserait presque sous-entendre qu’il avait perdu la raison. Bien sûr, beaucoup de ses clients lui avaient rapporté les phénomènes étranges qu’ils vivaient une fois « de l’autre coté », évoquant magie, technologie et pouvoir hors du commun, mais bien évidemment, il ne les avait jamais vu.

- Euh…

L’irlandaise regarda son amie, lui demandant quoi faire de ses prunelles grises, mais le vieil homme finit par se calmer et dire d’un air mystérieux :

- Intéressant… vous êtes réellement incomplètes…

L’adolescente n’était pas certaine de comprendre, ni d’aimer les explications qui développeraient cette déclaration. Elle réessaya encore une fois de retirer son masque, mais ça n’était pas plus efficace qu’à Dreamland. Soupirant avec lassitude, elle demanda :

- Comment ça ?
- Je supposais que vous aviez perdu quelque chose dans l’autre monde, symbolisé par votre ombre… mais c’est une évidence maintenant. Votre âme est endommagée, alors elle ne peut pas vraiment revenir, mais elle ne peut vivre ni dans un monde, ni dans l’autre.

Cette douche glacée pétrifia la nécrophobe. C’était l’explication logique de ce qui avait été dit dans le journal. Tous les voyageurs qui avaient connu l’exil massif survenu – en temps du monde réel – l’avant-veille avait a déploré une dégradation de leur âme, un fait visiblement incurable jusqu’à lors. Le fait de voyager entre les monde permettrait de retarder l’échéance, ça confirmait également les observations du professeur Freedman, mais la solution devait être autre. En réalité, il n’y en avait même pas trois cents : il fallait retrouver ce qu’ils avaient perdu, s’ils voulaient pouvoir un jour revivre une vie normale.

Melena se tourna vers Elie. Elie. Elles étaient toutes les deux arrivées chez ce marabout en se supportant tout juste, unies par la volonté de secourir Jade, et voilà qu’elles étaient beaucoup plus proches qu’elles n’auraient sans doute pu le supposer. Si jamais la bonne jumelle était guérie, si on lui rendait ce morceau d’âme qui était perdu dans Dreamland, alors son double n’existerait plus dans ce monde. C’était troublant comme constat, se dire qu’on appréciait énormément les deux facettes d’une même personne, mais de façon différente. Comment le vivrait-elle si jamais celles-ci étaient réunies à jamais ? Voire que le dédoublement s’estompait ? Il n’y aurait plus ni Jade, ni Elie, mais une unique Jadélie qui réunissait les deux personnalités.

L’irlandaise ne dit pas un mot, mais elle attrapa doucement la main de sa comparse pour la serrer dans la sienne. Tout comme « Jade », « Elie » était attachante pour ses défauts, pour ces sentiments qu’elle n’avait pas, cette incomplétude qui la rendait forte, et à la fois incroyablement fragile. Ses complaintes lâchées pendant leur nuit d’intimité mesquine résonnèrent encore dans sa tête mais cette fois, la froideur qu’elle éprouvait à l’égard de la mauvaise jumelle avait disparu. Elle voulait juste la serrer dans ses bras, et lui dire qu’elle n’était pas de la merde, qu’elle comptait, et qu’elle ne voulait pas la perdre.

- Qu’est-ce qu’on fait Elie ? lui demanda-t-elle faiblement. Si jamais on retrouve ce qui nous manque, alors, tu…

Sa phrase resta en suspend, impossible à être terminée. Restait encore le problème de l’argent à régler, mais Melena n’avait pas la moindre idée de comment régler… sauf peut-être en tirant Ace de sa léthargie pour qu’il vienne faire un gros chèque au sorcier : il était riche non ?

Et voilà. Ce qu’elles avaient craint de prime abord venait de se réaliser : quelqu’un du monde réel avait une preuve de leurs pouvoirs, où de ceux de Melena en tous cas. La tenue excentrique digne d’une fête d’halloween s’était de nouveau formée autour de la nécrophobe à peine Elie eut-elle fini de la relever. Elie se tint prête à agir, histoire de le faire taire à coup de vase ou tout autre objet contondant qui lui tomberait sous la main mais au lieu de s’effrayer l’homme se contenta de rire avant de qualifier ça « d’intéressant ».

Qu’est-ce qu’il comptait faire maintenant ? Les faire chanter peut-être, ou leur demander d’utiliser leurs pouvoirs à titre personnel en guise de paiement pour ses services, les options étaient légions. Pourtant au lieu de ça le marabout se contenta de se lancer dans de nouvelles théories que la mauvaise jumelle jugea plutôt sensées.

Alors comme ça elles étaient exclues partout, peu importait le monde où elles mettaient les pieds. En un sens ça leur correspondait bien. La société les rejetait déjà en tant que malades mentales, alors pourquoi pas au sens propre en les faisant mourir ? C’était une suite logique en somme, sans parler du fait que dehors les gens chercheraient bientôt à leur mettre la main dessus comme potentiels individus mutés. Après le barouf qu’avaient Hildegarde et bien d’autres, tout n’était plus qu’une question de temps.

- Ce sera pas la seule chose que j’aurais perdu dans l’autre monde, rétorqua El’ en pensant à son double.

Les yeux de Melena s’étaient tournés vers les siens pour s’y accrocher, plaintifs. Son regard tout comme la main qu’elle referma sur la sienne dégageait un sentiment de pitié qu’Elie n’expliquait pas. Pourquoi est-ce qu’elle la regardait comme un chaton orphelin ? Puis elle comprit. Pour supprimer complètement leur « maladie », il leur faudrait retrouver leur ombre, se soigner et par conséquent cela réparerait l’erreur de la nature qu’était la présence de leurs pouvoirs dans le monde réel, y compris son existence en tant qu’être humain indépendant. Errer à tout jamais entre deux mondes, mourir ou retrouver sa jolie prison à l’arrière du crâne de Jade, quel joli choix que celui qui se présentait à elle…

Et comme à son habitude son amie fuyait ses responsabilités en lui demandant de choisir pour elles deux, tout en exprimant la pensée qui avait déjà fait son bonhomme de chemin dans la caboche de la psychotique. Oui, elle disparaitrait. Mais ce n’était pas comme si dégénérer encore et encore était une option acceptable. Il fallait savoir se sacrifier parfois et par chance elle était née pour ça.

- On va retrouver nos ombres et régler ça comme il faut. Au pire je redeviendrais ce que j’étais avant, c’est pas la mort.

**Mais presque.**

Restait à régler le difficile problème du paiement. Elle avait déjà eu du mal à rassembler de quoi payer le shaman pour une simple séance, son maigre compte en banque tout comme celui de ses parents ne lui permettraient pas de dilapider des mille et des cents dans des conseils, méthodes et décoctions vaudous. Vu la tronche que tirait Melena le résultat était similaire de son côté. Ce problème semblait insolvable, sauf si quelqu’un leur prêtait ce qu’il fallait. Mais qui ?

Le visage d’Ace s’imposa à son esprit mais la brunette se renfrogna. Il ne s’inquiétait même pas de les voir mourir, alors donner de son argent pour les aider ? Impossible. Il sortirait sûrement quelque chose comme « ça ne me concerne pas » avant d’aller allumer un feu quelque part en partant dans un rire dément. La colère obscurcissait ses pensées, la menant dans des réflexions exagérées et fausses mais elle n’était pas à même de s’en rendre compte pour l’instant.

- On se débrouillera pour l’argent. Je peux peut-être vendre un ou deux trucs qui trainent chez moi… tout dépend de la somme à rassembler bien s…

L’adolescente fut une nouvelle fois interrompue par la disparition soudaine de son âme, son corps retombant comme un pantin désarticulé sur le sol. Elle s’était cognée pendant sa chute mais n’en sentirait les effets qu’à son prochain réveil, car pour l’heure elle était déjà loin, très loin d’ici. Dans un autre monde même.

>> Direction Dreamland

« Mais je ne veux pas que tu disparaisses ! »
Cette plainte s’était illuminée dans l’esprit charcuté de Melena, mais elle ne franchirait pas ses lèvres. Elle ne la franchirait sans doute jamais, parce qu’il était évident que malgré tout, les jumelles ne pouvaient pas rester dans cette situation. Il fallait qu’elles retrouvent ce qui leur manque, vite de préférence, et que toute cette histoire ne devienne plus qu’un mauvais souvenir – un cauchemar. En tout cas, ce serait merveilleux que ce soit le cas, mais une sorte d’alarme interne et animale clamait dans les entrailles de la nécrophobe que rien ne serait plus jamais pareil, rien.

Lorsque les autorités auront été alertées par le désordre mis par les voyageurs dans le monde réel, que les pistes seront remontées jusqu’à elle et les Martins, on les embarquerait soit disant pour les « aider » ou bien pour « protéger la nation », au choix ; mais le point commun de ces deux solutions étaient qu’elles finiraient prisonnières, voire gardées dans un laboratoire de la dite zone 31 pour être disséquées sans aucune pitié. A ce moment, qu’elles aient des pouvoirs ou pas ne changera rien : on ne les croirait pas, et elles mourraient considérées comme des monstres plus qu’à moitié humains.

Impossible de savoir si ces considérations pessimistes étaient exactes, mais l’adolescente ne pouvait pas se les retirer de la tête. La mauvaise jumelle revint sur la considération du paiement du marabout, mais elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’elle s’évanouit brusquement en se cognant la tête contre l’une des étranges statues du sorcier. Cette dernière ne broncha évidement pas, mais son possesseur eut un mouvement réflexe avorté, près à rattraper son précieux si jamais il chutait. Melena quant à elle, avait poussé un cri de surprise en se précipitant sur le corps inconscient de son amie. Agenouillée à ses cotés, elle la redressa pour la prendre dans ses bras et écarta ses mèches de cheveux noir pour dégager son front. Au moins, il n’y avait aucune blessure ouverte, mais une jolie bosse allait sans doute poindre le bout de son nez dans quelques minutes.    

Sa respiration était douce, paisible, comme si elle était simplement endormie, plongée dans un sommeil des plus traditionnels. Difficile de croire que sous ses paupières closes se développait déjà un autre monde, un autre lieu, avec ses règles et ses contraintes. L’irlandaise pouvait presque comprendre qu’une personne n’y étant jamais allé ne pouvait pas croire en l’existence de Dreamland, parce que ça paraissait tellement incongru, tellement irréel vu depuis l’extérieur. Machinalement, oubliant momentanément la présence du marabout, la nécrophobe caressait doucement la joue de son amie. Elle était belle. Dans cette léthargie, on aurait dit Jade, et les sentiments différents qu’elle ressentait pour chacune se confondaient en un enchevêtrement compliqué qui la tenait paralysée. Il fallut que leur hôte s’éclaircir la gorge pour que Melena daigne relever la tête.  

- Désolé, souffla-t-elle,je… je vous assure qu’on vous paiera, confirma-t-elle en raccrochant la discussion, on ne cherche pas à vous voler. Mais… on pourra régler ce problème à notre prochain retour ? Et aussi, si vous pouviez préparer la méthode qui nous permettrait de faire ces voyages par nous même ? Je vous promets que…

Le marabout l’interrompit en levant une main, un air très sérieux sur son visage. Il s’approcha sans lui demander pour lui arracher doucement le corps de son amie afin de l’installer correctement sur les coussins, puis lui indiqua l’endroit où elle était assise pendant sa première transe.

- Pour cette fois, je peux vous renvoyer là-bas, et vous faire revenir. Une fois, je ne ferai rien de plus, je suis navré ; tout a un prix mademoiselle, et les promesses ne se mangent pas.

Cette réplique franche et intflexible lui coupa la voix. Sans un mot, et consciente de l’échéance qui pesait sur leurs épaules, l’irlandaise reprit place et se laissa ré-envoutée. Le trajet retour fut aussi désagréable que celui de l’aller, et après cet enchainement de sensations antagonistes, elle finit par revenir à Freedoom, dans la pièce où elle se trouvait au moment de son départ.  


>> Back to Dreamland

>> En provenance de Dreamland

Avoir l’impression d’être compressée, puis dispersée, celle infiniment terrible de disparaître toujours réduite au simple état de poussière, milliers de particules invisibles destinées à flotter infiniment dans le néant entre les monde puis… se réveiller, encore une fois. Son absence n’avait encore une fois que duré quelques minutes aux yeux du marabout qui commençait décidément à s’amuser de ce manège loufoque. Mais avant même qu’il n’ait pu partir dans une crise de rire bonhomme, Elie lui fit signe de se taire avant de s’approcher de Melena. Il fallait la réveiller avant d’être renvoyée à Dreamland, mais… comment ? La réponse s’imposa alors à son esprit, lui faisant se sentir profondément idiote : en demandant au responsable de la transe tout simplement.

- Euh… en fait on doit partir là. Vous pouvez la réveiller et me réveiller quand je me serais de nouveau endormie ?

- Pas de problèmes, pas de problèmes… mais n’oubliez pas de régler la note avant de partir ! se gaussa le sorcier avant de lancer de nouveau son rire communicatif.

Sous l’œillade courroucée de la mauvaise jumelle, l’homme s’activa tout en prenant bien soin de lui cacher ce qu’il faisait. Tout se monnayait en ce bas monde, et le marabout comptait bien leur faire payer l’apprentissage de ses techniques au prix fort. La psychotique en profita pour tapoter ses poches à la recherche de son portefeuille pour évaluer son capital.

Le moins qu’on puisse dire était que ce n’était pas bien glorieux. Une poignée de dollars froissés et une ou deux pièces coincés dans les plis du tissu, il n’y avait plus qu’à espérer que Mel’ aurait de quoi compléter le prix de la séance. L’adolescente se surprit même à trouver étrange le contact des billets après tout ce temps passé à utiliser des gemmes colorées pour payer ses achats.

L’argent en main, elle occupa ensuite son temps à tourner en rond dans la pièce tout en observant les goûts décoratifs plus que mauvais de leur passeur. C’était franchement glauque, et l’odeur écœurante d’encens qui flottait dans l’air lui donnait envie de sortir pour inspirer une bonne bouffée de pollution. Se dirigeant vers la porte de sortie elle tira la langue à un miroir ternis accroché dans l’entrée, constatant comme on pouvait s’y attendre que la marque de Freedoom ne l’avait pas suivi jusqu’ici. Comme si tout ça n’avait été qu’un rêve…

Sa main tendue vers la poignée de cuivre s’arrêta net à cette pensée. Elle n’avait jamais entrevu cette possibilité mais… et si Ace l’oubliait ? Et s’il pensait qu’elle n’était que le personnage d’un rêve, juste une fille dont l’image s’effacerait jusqu’à ne plus laisser qu’un vague souvenir ? Après tout ici il n’avait pas écopé de la même malédiction que la nécrophobe et elle, il était pour ainsi dire « normal » et rien ne lui prouverait que ce qu’il avait vécu était autre chose qu’une chimère.

Le cœur d’Elie se serra douloureusement alors qu’elle plongeait sa main dans sa poche pour attraper son portable, et lorsqu’elle voulut composer le numéro son pouce resta suspendu dans les airs. Elle ne le connaissait pas, bien sûr. Elle qui brûlait de l’envie de dissiper ses doutes était forcée d’attendre d’atteindre l’adresse que le pyromane leur avait donné et cette simple idée la rongeait. Mais que faisait Mel’ bon sang ?! Elle prenait des correspondances pour rentrer ou quoi ?

Comme pour répondre à son impatience, sa camarade se mit à remuer dans son dos. Ne lui restait plus qu’à retourner à Dreamland et… non, non et non, c’était décidément trop long.

- Hey, vous pouvez pas me réveiller là, maintenant ?

Le shaman lui jeta un regard interrogateur, à quoi elle répondit du tac-o-tac :

- Cherchez pas, faites le seulement. Promis je regarderais pas, votre secret sera bien gardé jusqu’à ce qu’on débourse ce qu’il faut, je m’en voudrais de léser votre compte en banque, ironisa-t-elle.

Elie mit sa main devant ses yeux pour parodier sa déclaration avant de tracer jusqu’aux coussins pour y prendre place et attendre sagement que l’africain obtempère. Et il avait intérêt à le faire vite, elle n’avait pas toute la journée devant elle.

Viens de Adepte ou le retour à la vie !

Au bout d’un temps qui lui avait paru interminable, Melena s’était trouvée aspirée hors de Dreamland, selon les phénomènes désagréables de dislocation et de rassemblement, pour finalement réintégrer son corps à San Francisco. Alors que le marabout s’éloignait, son pouvoir se manifestait avec son temps de retard, mais elle décida de dissiper son attirail de faucheuse immédiatement. Cherchant à se remettre de sa transe prolongée, l’irlandaise se pinça l’arête du nez en fronçant les sourcils. L’absence des hurlements de panique, même s’ils n’avaient été qu’une toile de fond, lui donnait l’impression d’avoir été immergée ; seule la voix de son amie qui réclamait que la fin soit également mise à sa séance troublait ce silence sourd.

Pendant que le vieux sorcier s’exécutait, la nécrophobe récupérait son sac et la housse de son ordinateur portable pour se remettre sur pied. Le mélange des encens lui oppressait le crâne et l’appréhension lui serrait le cœur, comme si les flics étaient capables de débarquer d’un moment à l’autre. Elle ôta le collier de pierres noires pendues à son cou gracile pour le rendre à son propriétaire dès qu’il eut terminé avec Elie. Vint le moment de payer : elle tira de son portefeuille de quoi compléter la somme réunie par la mauvaise jumelle, ce qui ne lui laissait plus grand-chose, pour ne pas dire rien du tout.

- Bien, bien, bien, fit le marabout avec un mystérieux sourire amusé tout en s'assurant que le compte y était, faites attention à vous mesdemoiselles, les gens comme vous attirent beaucoup l’attention depuis avant-hier.

Melena resta muette, incapable de répondre. Ce n’était pour elle pas une nouvelle, mais un fait qui sonnait comme un glas sinistre, une mise en garde qui pesait lourd sur ses épaules. Bien sûr que les voyageurs attiraient l’attention – volontairement ou pas – ils étaient trop différents pour passer inaperçu. Ils étaient fous, ils faisaient peur. Détournant la tête, mal à l’aise, elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit pour trouver l’extérieur avec soulagement.

La matinée était bien avancée désormais, mais le soleil était masqué par une couche de nuages mornes. Message du destin ? Simple coïncidence ? Si la température n’était pas si douce, elle aurait presque pu croire que la météo maussade de Freedoom les avait suivies d’un monde à l’autre. L’irlandaise plongea une main dans la poche de son pantalon noir pour récupérer son portable. 1 sms de Cecilia, qui lui demandait si sa nuit s’était bien passée et à quelle heure elle voulait qu’on vienne la chercher. Lui répondre ? Ne pas lui répondre ? Le doute l’envahissait tant qu’elle se mordit la lèvre et retarda l’échéance en ouvrant un bloc note pour noter l’adresse du pyromane avant de l’oublier. Alors que ses yeux gris scrutaient les environs avec anxiété, elle s’adressa à son amie qui marchait à ses cotés :

- Dis… tu vas me prendre pour une parano, mais on fait quoi si jamais ma tutrice ou tes parents nous appellent pendant qu’on est chez Ace ? Tu crois que les flics pourraient s’en servir pour nous localiser ?

Elle se tourna vers Elie et fut une nouvelle fois surprise de la voir avec les cheveux longs. Finalement, elle s’était vite habituée à sa nouvelle coupe, et la voir dans le monde réel lui donnait l’impression de se trouver avec Jade. Jade… et si elle se réveillait elle aussi ? Elle dormait depuis longtemps après tout, son corps allait forcément réclamer une veille à un moment ou un autre pour qu’elle puisse se nourrir, non ? Ce n’était pas un coma théoriquement, juste… un rêve. Melena avait l’impression de ne pas avoir vu sa meilleure amie depuis des lustres, et plus cette absence se creusait, moins elle lui en voulait pour la première épreuve. Elle ne voulait que la retrouver et s’assurer qu’elle allait bien ;  elle lui manquait.  

Mesquine, la pensée que la bonne jumelle était morte et que son inconscience prolongée était due à un décès cérébrale lui lacéra le cœur. L’irlandaise s’empressa de la refouler, préférant compter sur sa copie conforme pour avoir pressentit quelque chose au cas où son autre elle-même n’était plus de ce monde. Celle-ci n’aurait peut-être pas pu intervenir, mais au moins, elles n’auraient pas espéré en vain. Poussant un soupir, la nécrophobe laissa son regard se perdre dans le vide : avoir des amis, c’était fatiguant, mais ça suscitait aussi une étrange chaleur au creux de son estomac, une force nouvelle qu’elle n’avait jamais connue. Ce court instant d’euphorie retomba bien vite, lorsque le duo aperçut devant la maison des Martins une voiture de fonction dont les phares rouge et bleu clignotaient silencieusement.

Une promesse était une promesse, et Elie était une femme de parole c’est pourquoi elle garda réellement les yeux clos tout au long du processus de réveil malgré sa pulsion cupide d’ouvrir les yeux pour économiser quelques dollars. Une fois la cérémonie terminée, elle fut dépossédée en bonne et due forme de ses maigres économies avant de rejoindre la rue animée malgré le temps maussade qui invitait à la déprime, surtout quand Melena se lançait dans la théorie du complot. Est-ce que les flics traceraient son téléphone ? Peut-être. Par sécurité, mais aussi légèrement agacée, la mauvaise jumelle éteignit son portable avant de le glisser dans sa poche.

- J’en sais rien, j’aurais tendance à dire « oui » alors éteins le tien au cas où.

Une bourrasque de vent vint lui faire voler ses longs cheveux noirs dans la figure. Longs ? La mauvaise jumelle attrapa une mèche entre ses doigts fins. C’était vrai qu’ici ils n’avaient ni connu le feu, ni les ciseaux du coiffeur, si bien qu’elle était redevenue l’éternelle copie conforme de cette cher Jade. Cette pensée lui fit pincer les lèvres et presser le pas, comme si elle cherchait à fuir la réalité. Se différencier de son autre « elle » devenait une vraie nécessité maintenant qu’elle entrevoyait enfin la possibilité d’avoir sa propre vie, aux côtés d’Ace.

Son esprit bouillonnait sous l’affluence de ses pensées torturées, si bien qu’elle ne se rendit compte qu’elles étaient arrivées uniquement lorsque la lumière du gyrophare de la voiture de police devant chez elle la tira de ses réflexions houleuses. La mauvaise jumelle attrapa Melena par le col et la força à s’accroupir derrière un buisson avant que le flic qui grillait sa clope assit sur le siège passager ne les remarque.

Une deuxième voiture, puis une troisième ne tardèrent pas à venir. Ça sentait vraiment, mais vraiment mauvais. Pliée en deux derrière la haie de ses voisins, Elie tenta de s’approcher pour saisir la conversation entre l’un des policiers et son père, sur le perron. Il devait être près de midi, environ deux heures depuis la disparition mystérieuse de Jade pendant son transfert même si son double n’en savait rien pour le moment. Ses parents à leur retour de leurs recherches vaines pour mettre la main sur le duo avait eu droit à un Josh coupable et un duo de flic en rogne comme comité d’accueil, et étaient à présent en grande discussion dont les bribes parvenaient jusqu’aux oreilles d’Elie, portées par le vent.

- Mais puisque je vous dis que je ne sais pas où est ma fille ! Je la cherchais déjà avant de revenir ici !

- Ne jouez pas à ça avec nous Mr Martins. Votre fille a disparu comme par magie de notre véhicule verrouillé. Des passants disent l’avoir vu traverser la portière. Vous comprenez ça ? « Traverser » la portière. En tant que danger potentiel suite à ces étranges mutations, maintenant que cet état de fait est avéré chez elle, votre fille est recherchée. Vous savez ce que vous risquez à cacher une fugitive ?

- C’est de ma fille dont vous parlez, alors modérez vos propos ! s’enflamma Sergio, Elle ne ferait pas de mal à une mouche ! Un danger potentiel ? C’est une blague j’espère !

La suite de son discours se perdit dans une flopée de jurons en espagnol, mais Elie avait compris l’essentiel. Les flics avaient tenté d’embarquer une Jade bien réveillée qui avait pris la poudre d’escampette. Elle pouvait être n’importe où à présent, terrée comme un rat dans un coin sombre en attendant que ça passe mais l’important était surtout qu’elle était bien vivante, et libre.

Si ça ajoutait tout de même bel et bien un problème sur leur liste, Melena et elle se devaient de se tenir au plan qui consistait à rejoindre Ace. Peut-être même que le réseau de contacts, même douteux, de ce dernier leur permettrait de retrouver son double plus rapidement, mais pour ça il fallait déjà commencer par dégoter un moyen de transport. La mauvaise jumelle donna un coup de coude dans les côtes de sa camarade avant de lui désigner la vieille buick cabossée garée sur le côté de la maison.

- On va prendre la voiture, faudra se la jouer discrète… rapide aussi. Suis-moi.

L’adolescente se faufila jusque la portière conducteur qu’elle ouvrit pour se glisser derrière le volant. Comme d’habitude son père avait laissé ses clés coincées dans le pare-soleil et elle n’eut qu’à l’ouvrir pour qu’elles lui tombent sur les genoux. Melena réussit à la rejoindre sans que les flics ne se doutent de rien, mais le plus dur commençait maintenant. Clé dans le contact, moteur qui vrombit… et regards surpris qui obliquent vers la voiture cabossée. Elie pu lire dans les yeux des représentants des forces de l’ordre qu’ils l’avaient reconnue, et surement l'irlandaise aussi, après tout ces enfoirés devaient avoir vu leurs tronches en photos pour pouvoir les retrouver.

- C’est parti ! s’écria la psychotique en appuyant sur le champignon pour s’élancer dans la rue dans un crissement de pneus.


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