Pour un nouveau départ

Ce qui semblait une garde-robe tout à fait immonde aux yeux du pyromane semblait avoir l’effet d’un aphrodisiaque sur la gent féminine, et c’est donc sans étonnement que Jade s’extasia devant toutes ces fripes que la mère du Ken se trainait. Soit ; si c’était son truc…
S’il fallait juste ça pour enthousiasmer Jade, c’était à se demander ce qui était à la mode à Mission District. Connaissant le quartier, c’était sûrement le pagne ou la loque tâchée.

Une fois à la cuisine, Ace se rendit compte que – tout de même – pour un lieu si étroit, la salle de bains était bien calme. Soit Elie et Mel se faisaient vraiment la gueule à un point épique, soit la nécrophobe s’était exilée on ne sait où. Boh, elle était assez grande pour aller où elle voulait, non ? Tant qu’elle ne se pointait pas à la fenêtre ou dans le jardin des voisins il n’y avait à priori aucun souci.

Retour à la case départ – encore une fois. Il était seul dans la cuisine, et comme le voulait la tradition : c’était ces demoiselles qu’on attendait. Coiffure, fringues, que restait-il ? Le maquillage, peut-être ? A priori tout était fait et ils pourraient donc partir ‘dans moins d’une heure’ comme prévu. A ce prix-là, le pyromane jugea qu’il avait bien le temps de passer au petit coin avant. De toute façon, il faudrait sans doute un certain temps à la bonne jumelle pour trouver LA tenue qu’elle voudrait porter.

Alors qu’il se lavait les mains, Ace releva la tête pour se regarder une énième fois dans le miroir. Les cernes sous ses yeux pouvaient aller, et si le rouge entourant se pupilles commençait à disparaitre, il vaudrait mieux que les flics ne captent rien si jamais ils étaient interpelés. De toute façon, il n’avait pas de permis sur lui alors il ne s’arrêterait pas, ça irait beaucoup plus vite comme ça !
L’image bien plus glorieuse d’un Ace justicier des voyageurs fut finalement celle que le Ken choisit de garder pour la soirée. Il s’habillait à sa manière ; son paraitre primait sur son savoir-vivre, de toute façon. Tout le monde se foutrait bien de savoir ce qu’il fait à partir du moment qu’il était jeune, charismatique et riche. Surtout riche. Ouais.

Un dernier clin d'oeil à lui-même et il retourna s’installer sur sa chaise en attendant le retour de Jay. Ça ne tarda pas : la bonne jumelle refit son apparition dans la cuisine, habillée d’une jupe noire dont il ignorait jusqu’à l’existence, mais tout à fait… Sympathique ? C’est vrai qu’avec tout ce fourbi, ça ne devait pas être facile de trouver une tenue harmonieuse… Mais bref.
Comment il la trouvait ? Leçon numéro 2 : toujours être positif, quitte à être hypocrite. La réponse était toute faite :
- T’es ravissante ! J’attends d’voir c’que ça donne avec les ch’veux teints.

Justement, Jade se dirigea vers l’évier pour se rincer la tête et ressortir une chevelure blonde qui la métamorphosait complètement. D’ailleurs en parlant de changement, Ace sut discerner avec précision l’instant où Jade origine laissa place à la bonne jumelle. Comment ? Eh bien tout simplement parce que se faire une teinture n’implique pas de devenir rouge comme une tomate. Le Ken ne put réprimer un rire discret après ça, laissant Jade rejoindre sa jumelle à son gré.

Direction : la salle de bains. S’il allait beaucoup moins vite que Jade qui – de toute évidence – cherchait à mettre de la distance entre elle et lui, il n’avait pas envie d’attendre une nouvelle fois dans la cuisine pendant cent ans.
A deux pas de la salle de bains, un cri retentit. Jade ! Qu’est-ce qui s’était passé, bordel !? Une tornade passa devant le pyromane, Elie avait été plus réactive que lui sur ce coup-là. Il lui emboita le pas rapidement jusqu’à la chambre de Melena. Bonne nouvelle : Jade allait bien. Mauvaise nouvelle : soit la nécrophobe s’était transformée en bout de papier, soit elle avait mis les voiles. Et ça se révéla vrai à en juger par l’expression d’Elie qui vint compléter le portrait.

La lettre atterrit dans la poubelle sans autre forme de procès, mais Ace, sachant qu’il ne supporterait pas de ne pas savoir, ressortit la boulette froissée pour la lire à son tour. Elle avait mis les voiles, comme ça, sans prévenir… Mais elle était timbrée !!
La mauvaise jumelle insultait la nécrophobe de tout son saoul mais l’idée principale qu’elle semblait partager avec Ace était de la retrouver. On ne pouvait pas la laisser se suicider, merde !
Cette fois-ci, c’est le Ken qui prit les devants en se jetant sur la porte d’entrée pour l’ouvrir brusquement. Il courut jusque dans la rue dans l’espoir de trouver une trace, un indice quant à la direction qu’elle avait prise. Rien… Frustré mais aussi inquiet, le pyromane rentra en claquant la porte.

- Fais chier !! C’qu’on peut faire, maint’nant !? C’fait combien d’temps qu’elle s’est barrée !? Par réflexe, il attrapa son portable et commença à composer le numéro d’un de ses potes, au pif, n’importe lequel. Il s’arrêta cependant au milieu de son action, réalisant que même s’il fallait ramener Mel – par la peau du cul s’il le fallait –, il ne pouvait pas en parler à qui que ce soit. Il ne pouvait pas prendre le risque de se griller.

Restait le maigre espoir qu’elle soit allée toute seule chez le marabout ou que le groupe la croiserait en chemin, par hasard… A défaut, ’faudra y aller sans elle, pas l’choix. Putain ça m’saoule !! Z’avez pas son phone ou une connerie du genre, nan ?

Ne dis pas ça, ne dis pas ça… bien sûr qu’elle le disait. Et elle le pensait par-dessus le marché ! Que Jade et Ace tentent de temporiser lui passait au-dessus de la tête, s’ils savaient ! Vu les tronches inquiètes qu’ils tiraient ils devaient vouloir retrouver Melena, pourtant son cas était définitivement classé et rangé au fond du placard pour Elie. Elle s’était barrée, en douce. Les raisons importaient peu, elle pouvait même se les foutre là où le soleil ne brillait jamais.

L’éclat colérique qui animait le regard noir de l’adolescente s’intensifia alors que son petit ami insinuait qu’ils devaient tenter d’appeler la fugueuse. Lui téléphoner ? Mais il n’était pas bien ?! Son téléphone devait être tracé, sur écoute ou n’importe quelle connerie du genre. Lui envoyer un message ou tenter un coup de fil n’aurait fait qu’attirer l’attention sur eux. Autant se placarder une cible dans le dos.

- Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans la phrase « ne me parlez plus jamais d’elle » ? C’est le mot « jamais » qu’il faut que je vous explique ? cracha-t-elle entre ses dents.

Les mâchoires crispées à l’extrême lui faisaient grincer des dents alors qu’elle fusillait ses comparses du regard. Elle leur en voulait de courir derrière quelqu’un qui n’avait pas assez confiance en eux pour leur faire part de ses projets, quelqu’un prêt à les mettre en péril pour… quoi ? Se donner bonne conscience ? C’était risible.

- Je vais me changer, on partira ensuite sauf si l’un deux vous veut aussi se tailler maintenant ? Hum ? Des volontaires ?

Seul le silence lui répondit.

- Bah y’a intérêt. A tout’.

La blonde peroxydée sortit en claquant la porte jusqu’à en faire trembler le chambranle. A vrai dire elle ne savait pas où aller pour trouver des vêtements de rechange mais Jay eut la gentillesse de lui envoyer l’information par télépathie. Elle avait dû le comprendre, mais surtout sentir que la fierté d’Elie l’aurait empêché de revenir dans la pièce pour demander ce renseignement. Voir sa orgueil foulé au pied était plus qu’elle n’en pouvait supporter pour l’instant.

D’une démarche nerveuse, trop rapide pour être naturelle, la psychotique fila jusqu’à la chambre de la mère du fils à papa que son double avait soigneusement remit en ordre après sa séance de shopping. Elie n’avait aucune envie de tourner des heures dans des robes de princesse, elle ne piocha donc qu’une tenue dans le placard après avoir réfléchit deux minutes, le front barré d’une ride de contrariété profonde.

Ressembler à une pute, l’objectif semblait simple et pourtant ! Par évident quand on se servait dans l’armoire d’une bourgeoise. Sa main finit par piocher du côté des sous-vêtements un ensemble en dentelles rouge vif avec le porte-jarretelles assortis, puis une chemise qu’elle nouerait négligemment sous sa poitrine en faisant en sorte de rentre plus que plongeant son décolleté. Quant au bas… et bien des bas, forcément, ainsi qu’une jupe noire assez courte –pour ne pas dire ras-la-moule- qui ressemblait beaucoup à celle que portait sa copie conforme. Des escarpins rouges pour compléter le tableau et le tour était joué. Elie jeta un coup d’œil à son reflet qui lui tira un rictus.

- Et bah c’est nos parents qui seraient fiers de moi… ironisa-t-elle à mi-voix.

Elle quitta alors la pièce sans se retourner, filant vers la salle de bain avec la ferme intention de piller à présent de maquillage de Mme Ridley. Du rouge pour enflammer ses lèvres, du noir pour assombrir ses yeux. Du blush, du fard, du fond de teint, du vernis, du parfum… jusqu’à avoir l’impression de disparaître dans une mer de cosmétique. Le masque qu’elle avait l’impression de porter faisait d’elle une autre, une affabulatrice séductrice et vulgaire. Jolie, mais de cette beauté bon marché accessible pour quelques dollars seulement à condition de se garer près du bon trottoir.

Fin prête il ne lui resta plus qu’à rejoindre l’entrée où Jade et Ace l’attendaient déjà. Le moment était venu, celui de tenter le tout pour le tout. Leur groupe était peut-être amputé d’un membre mais ça n’arrêterait pas la mauvaise jumelle. Ils n’avaient pas d’autres choix que la réussite ou la mort, et cette seconde option n’était pas acceptable.

A chaque remarque acerbe d’Elie la tête de Jade était rentrée un peu plus dans ses épaules comme une parodie de tortue. Il n’aurait servi à rien d’ouvrir la bouche pour raisonner son doubler, le mieux qu’on puisse faire étant de laisser passer la tempête et de réessayer plus tard à tête reposée. C’est ainsi qu’elle ne tenta pas de retenir la mauvaise jumelle, lui apprenant même où se trouvait la chambre de la matrone lorsqu’elle devina qu’elle s’était encore lancée bille en tête sans connaitre la suite du programme. L’impulsivité avait de biens mauvais côtés qu’elle était heureuse de ne pas connaitre, lâche et craintive qu’elle était.

Lorsque le bruit des pas de son double se fut estompé, Jay se tourna vers Ace dont la question était restée sans réponse. A vrai dire elle avait bien noté quelque part le numéro de Mel’, elle l’avait même rentré dans son portable. Le problème était que le bout de papier était la maison et le téléphone dans les affaires d’Elie si bien qu’ils n’avaient finalement aucun moyen de contacter leur amie. Et puis… même si ça lui faisait mal de l’admettre il fallait avouer qu’Elie n’avait pas tort en pensant qu’un coup de fil serait idiot. Ça aurait juste servi à les mettre en danger inutilement.

- J’ai bien son numéro, mais pas sur moi… elle afficha une mimique sincèrement désolée, Même si Elie est un peu trop « extrême » dans sa réaction je crois qu’on devrait l’écouter et commencer par s’inquiéter du marabout avant de penser à Melena. Si on ne veut pas finir en prison on n’a pas vraiment le choix.

Ses mots lui écorchaient la gorge comme s’il s’était agi de lames de rasoir. Elle se sentait coupable de ne pas courir derrière la nécrophobe mais elle était partie depuis si longtemps… ils n’auraient réussi qu’à poursuivre des chimères et s’empêtrer dans les filets que la police avait tendu à leur égard. Du suicide pur et simple.

- Surtout que tu vois, quand on était dans la cuisine j’avais cru l’apercevoir dans le jardin. J’ai cligné des yeux et « pouf » elle avait disparu alors j’ai cru l’avoir rêvé. C’était avant que je me change, y’a bien 30 minutes… elle est déjà loin.

Dieu qu’elle s’en voulait ! Si seulement elle avait cru un peu plus en ses yeux qu’en son imagination ! Ses yeux luisants de larmes ne dévoilait que trop la tristesse, l’angoisse et les remords qu’elle tentait d’enfouir dans un coin sans grand succès. Elle n’était pas assez forte pour cacher les sentiments qui déferlaient en elle comme une tempête, détruisant tout sur son passage.

Jade essuya une larme involontaire et éclata d’un rire faux pour sauver la face. Elle n’était plus une enfant, il fallait qu’elle arrête de croire que les gens seraient toujours là pour la soutenir et l’épauler, qu’elle se prenne un peu en main. Et puis Elie aurait vu d’un mauvais œil son petit ami consoler sa copie conforme. Jalousie, quand tu nous tiens !

- Bon, je vais me maquiller pour parfaire le déguisement. On se retrouve dans le hall ok ?

Sans attendre de réelle réponse elle s’éclipsa à son tour, courant presque jusqu’à la salle de bain ou elle s’appliqua à se tartiner la tronche à la truelle. C’était voyant, vulgaire… putassier en somme. Elle grimaça à la vue de la femme dont le miroir lui renvoyait l’image. Si on ne lui avait pas dit qu’il s’agissait d’elle-même elle n’y aurait pas cru. Ses doigts frôlèrent la surface réfléchissante, suivant d’un geste aussi léger qu’une aile de papillon les contours de son visage qu’elle reconnaissait à peine.

- Hey bien… souffla-t-elle, Il n’y a plus qu’à espérer qu’aucun « client » ne nous aborde vraiment.

Il y aurait Ace pour les protéger face à de telles avances mais tout de même, elle ne pouvait s’empêcher d’angoisser à cette idée. Et si sa mère la voyait ainsi ? Et son père ? Non. Mieux valait ne même pas penser à ça si elle tenait à préserver le peu de santé mentale qui lui restait.

Quittant l’abri de la salle de bain, Jay rejoignit le hall où Ace se trouvait déjà clés en main. Elle se sentait honteuse de sa tenue, de son allure. Elle avait beau savoir que tout ça n’était qu’un jeu de rôle il lui était impossible de ne pas se sentir profondément mal à l’aise à l’idée que le pyromane puisse la voir ainsi.

- Voila voila… annonça-t-elle en détournant les yeux.

Elle pria ensuite qu’Elie arrive, vite de préférence, ce qui arriva petites minutes plus tard. Fins prêts il ne leur restait plus alors qu’à sortir pour affronter le monde. Le pire était que ce n’était même pas une image.

- Eh, ça va ! Pas besoin d’nous prendre pour d’la merde, oh !
C’était sorti naturellement, sans que rien n’empêche cette réplique de passer. Ace comprenait la colère d’Elie mais la faire se répercuter dans tous les cœurs ne ferait qu’augmenter la colère de chacun. Se voir ainsi traité ne plaisait pas au pyromane, et il ne voyait pas en quoi il devrait laisser passer ça sans rien dire.

Il ne répondit même pas à l’ultime provocation d’Elie avant que celle-ci ne s’éclipse en direction de la chambre de sa mère. Ok, on avait compris qu’elle ne voulait pas partir à la recherche de Melena, ‘pas de quoi en faire tout un plat ! Si elle s’en fichait tant que ça de perdre une amie, c’était son problème ; ça lui passerait ou non. Ace, lui, n’oublierait pas la nécrophobe. Tout simplement parce qu’elle était l’une des deux premières personnes qu’il avait rencontré à Dreamland et qui l’avaient aidé. Elie connaissait peut-être plein d’autres personnes faaaabuleuuuses, mais Ace, lui, ne se contentait pas de connaitre personne d’autre : il ne voulait connaitre personne d’autre.

Frustré d’un tel traitement, blessé dans son orgueil, le pyromane faillit répondre à Jade de manière très désagréable, se rattrapant à la dernière seconde. Elle n’avait pas le numéro sur elle… Donc elle ne l’avait pas, quoi. Retour à la case départ. Cependant, appeler Melena devenait de plus en plus ridicule à mesure qu’il y pensait.

- ‘Toute façon, même si tu l’as vu, l’temps qu’on sorte on l’aurait loupé quand même, chuis sûr. ‘Tain, c’est con à dire mais j’espère qu’è s’en tirera, admit-il en regardant à son tour par la fenêtre. Peuh ! Comme si Mel’ allait repasser par-là, tiens…

Vivement que cette histoire d’ombre soit réglée parce qu’elle pourrissait tout, cette connerie ! Bonjour l’ambiance s’ils devaient se trainer ça pendant des mois…
Le pyromane ne répondit qu’évasivement à Jade, la laissant rejoindre la salle de bains pour se peindre la gueule. Eh, là on pouvait le dire… S’il avait bien compris, elles ne comptaient pas simplement se maquiller pour se faire belle… Elles devaient passer incognito même si on les présentait à leur famille, quasiment. Gagné ? Raté ? On verrait ça au moment d’y aller.

Tirant les clés de sa poche, Ace les jeta en l’air pour les rattraper, encore et encore, jusqu’à atteindre le hall. Il attendit quelques minutes, puis Jade refit son apparition. Effectivement, elle s’était tartinée. Puis il remarqua ses yeux rougis. Si on ne savait pas que c’était dû aux larmes, on aurait volontiers cru à une belle bande de camés. Par contre, si elle pleurait, le Ken gageait que ça serait immonde. Avec un peu de chance ça ferait fuir les gens !

- Ouais. Ben t’sais quoi ? C’est gagné. On te r’connait pas.
Peu de temps après, ce fut Elie qui repointa le bout de son nez. Si la tenue pouvait paraitre sex, Ace se sentait tout de même assez gêné de savoir que tout ça venait de la garde-robe de sa propre mère. A la réflexion, il ne voulait même pas savoir où, quand, ni pourquoi sa mère avait acheté / porté ces habits. Mais bon, le plus important était que le pari était réussi et qu’ils pourraient déambuler en ville sans trop rien risquer.

- Bon, vu qu’vous êtes prêtes j’vais sortir la bagnole et on y va.
Alors qu’il se dirigeait vers le garage et ouvrait la porte de ce dernier, le stress monta d’un cran. Pourvu qu’il n’arrive rien à la bagnole le temps qu’ils seraient chez le marabout… Ah, et pourvu qu’il ne leur arrive rien à eux non plus, aussi, bien sûr…

Le Ken mit le contact et instantanément, le moteur se mit à ronronner. D’un geste un peu brute sur le levier, il enclencha la marche arrière et amena la voiture devant la porte d’entrée. Là, il abaissa la vitre de la Maserati et fit signe aux filles de monter.
Une fois tous ce beau monde embarqué, il sortit rapidement de la cour et déboula sur la rue. Par chance, personne n’avait eu l’idée d’emprunter cette route aujourd’hui, mais de toute façon, Ace s’en foutait. Les excès de vitesse ne tuaient pas quand on savait conduire ; les autres n’avaient qu’à se pousser.

Passant les vitesses comme un bourrin inconscient, il atteint et dépassa rapidement les 50 km/h règlementaires, n’y prêtant pas la moindre attention. Direction : Mission District.
Même s’il connaissait approximativement la direction à suivre, il ne savait pas du tout où trouver le marabout. Elie devait le savoir, elle.
- ‘Faut que j’tourne où, pour vot’ sorcier ? Tu m’indique le chemin, Elie ?

Ralentir ? Pourquoi faire ? Il prit le premier virage vers Mission District à une vitesse aussi dangereuse qu’improbable et s’amusait presque de voir à quel point il avait échappé de peu de s’encastrer dans le mur de telle ou telle maison. Sur la route, il était le roi. Maserati oblige, voyons !
Les rares automobilistes qui le croisaient se déportaient le plus possible, klaxonnant parfois lorsque le Ken refusait de se rabattre pour les laisser passer… C’était grisant. Si ces abrutis avaient connu Dreamland, le pyromane se serait même vanté de sa condition d’adepte d’une des tour ; ça aurait parachevé le tableau : un beau mec haut placé à bord d’une pure merveille et en bonne compagnie. Que veut le peuple !?
… Quoique… Non, ça, on s’en fout.

Lorsqu’Elie arriva à hauteur de la voiture dont Ace faisait déjà rugir le moteur en signe d’impatience, son œil tiqua. Tu parles de discrétion… ce bout de tôle hors de prix ne risquait pas de passer inaperçu à Mission' même en pleine nuit. Y apporter un engin pareil c’était prendre le risque de le voir désossé en moins de 5 minutes. Dans leur cas c’était aussi braquer les projecteurs sur leur trio alors qu’au contraire ils voulaient faire profil bas. Mais soit… avec un peu de chance ça collerait à l’image du mac auquel le Ken devait correspondre le temps d’une soirée.

La mauvaise jumelle se glissa à la place du mort, la chaleur emmagasinée dans le siège en cuir lui brûlant presque la peau du dos. Juste le temps pour Jay de grimper à l’arrière et le bolide partait en flèche dans les rues de San Francisco, zigzagant entre les voitures comme s’ils s’étaient trouvé dans GTA et non dans la réalité. El’ qui avait jusqu’alors oublié de boucler sa ceinture le fit soigneusement en se fustigeant d’avoir choisi la place du mort.

Elle n’avait pas peur, mais ce n’était pas pour autant qu’elle se réjouissait à l’idée de se faire greffer un pare-chocs dans les côtes parce que son cher et tendre avait eu la mauvaise idée de griller une priorité.

- Va à droite au troisième feu, ensuite à gauche quand tu seras à la hauteur d’Urban Locker, après tu continues tout droit jusqu’à longer Mission Dolores Park… d’ailleurs t’auras qu’à te garer là. Oakwood street est juste à côté.

La psychotique marqua une pause pendant laquelle elle regarda le paysage défiler, les véhicules de police ponctuant le paysage comme de l’acné sur le visage d’un adolescent pubère.

- Désolé pour tout à l’heure, lâcha-t-elle soudain, j’avais un peu les nerfs.

C’était un euphémisme, mais les excuses lui arrachaient vraiment la gueule et elle voulait passer à autre chose, vite de préférence. La fuite de Melena lui avait laissé un goût amer et elle ne pouvait s’empêcher de reporter sa rancœur sur tous ceux qu’elle avait à portée. C’était injuste mais elle n’y pouvait rien. La seule chose qu’il lui restait était un vague remord lorsqu’elle regardait le visage du pyromane encore légèrement contrarié par sa conduite.

Rien le temps d’ajouter que déjà le bolide criard se figea dans un crissement de pneus le long du trottoir qui bordait Mission Dolores park. Entre les grilles qui ceinturaient l’endroit on pouvait apercevoir un groupe de drogués occupés à se shooter sur un banc, rien de tel pour vous donner envie d’une petite balade sylvestre. Et peu de chance que les filles arpentant le trottoir soient là pour faire du tricot.

- Et bah on sera couleur locale, commenta Elie en observant les prostituées à travers les vitres teintées, J’espère juste qu’elles nous bassineront pas avec une guerre territoriale…

Elle était encore trop énervée pour se contrôler et elle ne répondrait plus de rien si une harpie lui sautait à la gorge en l’accusant le lui voler sa portion de rue. Qu’on ne lui reproche rien si l’une d’elle se retrouvait avec un talon d’escarpin planté dans la trachée ! C'est dans cet état d'esprit qu'elle posa un pied sur le bitume, frissonnant sous la brise crépusculaire.

Si la mauvaise jumelle n’avait mis qu’une poignée de secondes à s’extirper de la maserati, Jade faisait trainer les choses en longueur. Faute à la peur sûrement, à l’angoisse aussi mais à la lâcheté surtout. Elle ne quitta l’abri que lui offrait la voiture que lorsqu’elle vit El’ se diriger à grand pas vers sa portière pour la sortir par la peau du cou.

Pendant ce temps les regards obliquaient déjà vers eux, méfiants et furieux. S’accrochant au bras d’Ace avec une mimique volontairement vulgaire la psychotique se mit en marche et n’adressa qu’un vague signe de la main aux travailleuses nocturnes alors qu’elle passait à leur hauteur dans un cliquetis de talons aiguilles.

- Pas de panique, on va ailleurs !

Elle jeta ensuite un regard furieux à son double qui venait de se greffer à l’autre bras du Ken, pour renforcer l’effet même si Elie était persuadée que c’était surtout parce qu’elle craignait de les perdre s’ils ne se tenaient pas par la main comme des gosses dans une cour d’école. Qu’est-ce qu’elle croyait franchement ? Qu’ils allaient partir sans elle ?

La remarque d’Ace concernant son apparence ne tira à Jade qu’un sourire crispé. Elle était parfaitement incapable de savoir s’il s’agissait d’un compliment ou d’une insulte si bien qu’elle préféra passer outre. Il y avait déjà bien assez de tensions entre Elie et elle, sans même parler de la disparition de Melena, pour s’amuser à en rajouter de nouvelles potentiellement dus à la paranoïa engendrée par leurs constantes persécutions.

- Ah ? se contenta-t-elle de répondre, Bien, bien…

Ses mains se trituraient nerveusement et ne cessèrent pas lorsqu’Elie arriva littéralement transformée, pas plus que lorsqu’elle pénétra à contre cœur dans la maserati. La vue du bolide rouge vif avait fait bondir son cœur dans sa poitrine. Mais pas d’admiration, ça non… d’angoisse plutôt. On aurait dit qu’Ace s’était amusé à chercher la voiture la plus voyante possible et si Elie ne semblait pas tiquer là-dessus, Jade voyait son appréhension grandir quant à leur capacité à passer inaperçu. Se balader dans ce truc c’était avoir une enseigne néon au-dessus de la tête qui annonçait « regardez-moi ! ». Sauf que c’était bien la dernière chose qu’elle souhaitait, surtout grimée en prostituée.

La psychotique s’installa malgré tout sur la banquette et boucla sa ceinture. Le trajet fut ensuite chaotique et bien trop rapide, ponctué seulement de quelques échanges entre le couple installé à l’avant. Jay avait à cet instant l’impression de ne rien contrôler de sa vie. Le plan, les prises de décision, la route à suivre… rien ne venait d’elle. Personne ne prenait le temps de l’écouter, on la trainait juste comme un bagage encombrant dans un aéroport.

Dans un soupir à fendre l’âme la bonne jumelle reporta son attention sur le paysage qui défilait de l’autre côté de la vitre teintée à une vitesse folle. Ces rues, ces gens, elle les connaissait tous et pourtant c’était comme s’ils appartenaient à un autre monde. Ici tout lui échappait, comme si avoir fréquenté Dreamland trop longtemps l’avait déconnecté de la réalité. D’ailleurs et si finalement la réalité se situait là-bas plutôt qu’ici ? Ils étaient tous bien présomptueux de croire que l’univers entier tournait autour de leur nombril, alors que…

La voiture pila et interrompit ses réflexions, lui tirant au passage un couinement de douleur lorsque la ceinture de sécurité meurtrit sa chair suite à l’arrêt brutal.

Dehors le soleil avait presque totalement disparu derrière les arbres de Mission Dolores park. Des prostituées arpentaient déjà le trottoir de leur démarche chaloupée, fustigeant les collègues qui tentaient de grignoter quelques mètres de bitume qu’elles appelaient « leur territoire ». **Je veux partir d’ici !** hurlait la conscience de l’adolescence qui se cramponna à son siège de manière instinctive. Non, finalement elle ne voulait pas faire ça. Ce serait sans elle. C’était bien trop dangereux ! Mais Ace et Elie avaient déjà quitté la voiture, la laissant seule dans l’habitacle, ses ongles fermement planté dans le cuir de la banquette arrière.

Bien décidée à ne pas bouger d’un millimètre sa résolution fondit comme neige au soleil lorsqu’elle vit son double tricoter des talons aiguilles dans sa direction. Les circonstances étaient déjà assez glauques pour ne pas non plus donner l’impression d’une dispute entre deux putes, si bien qu’elle sortit si rapidement à cette vue qu’elle manqua de tomber en posant pied à terre.

Les regards de leurs soi-disant « collègues » la mettaient mal à l’aise. Jade avait l’impression désagréable qu’ils lui brûlaient la peau comme des gouttes d’acides et elle s’agrippa au bras d’Ace autant pour imiter Elie que pour se rassurer. Ce bras représentait sa bouée de sauvetage au milieu d’un océan déchainé et elle ne l’aurait lâché pour rien au monde, pas même pour le regard courroucé qu’Elie lui lançait.

- On va se faire toper, on va se faire toper, on va se faire toper… murmurait-elle inlassablement les yeux rivés sur le bout de ses escarpins.

Instinctivement elle pressait le pas ne serait-ce que pour gagner l’abri de la « boutique » du marabout une poignée de secondes plus tôt. Alors qu’elle levait les yeux pour chercher la porte de l’endroit en question du regard elle croisa celui d’un de ses camarades de classe qui fronça les sourcils avant de détourner la tête. Est-ce qu’il l’avait reconnu ?! Non, il ne lui semblait pas mais… mais…

« Mais ». Ce mot la torturait plus que n’importe quelle technique atroce, allant du pal à la poire d’angoisse.

- On y est, lâcha-t-elle finalement alors que le trio s’immobilisait devant une porte close.

Il commençait à faire nuit. Melena ne savait pas vraiment où elle était, et comme le plus horrible des virus, la peur se distillait dans ses veines avec une vélocité douloureuse. En vérité, son séjour à Dreamland devait lui avoir fait perdre la notion de la réalité, complètement. N’était-ce pas ce qu’elle avait fait dans le monde des rêves ? Vagabonder en terres hostiles, accompagnée certes, mais surmontant les ennuis par la force de ses bras trop minces et de ses pouvoirs sinistres. Ça lui avait paru si simple de plagier ce schéma à San Francisco, de partir seule et de se prendre pour une fugitive professionnelle, un fantôme que les autorités n’attraperont jamais.

Pourquoi ? Pourquoi avait-elle agi sur un coup de tête ? Elle était blonde, et après ? Ce n’était pas un camouflage suffisant. La ville grouillait de flics, et si raser les petites ruelles les yeux rivés sur ses chaussures lui avait permis de ne pas encore se faire repérer, ce n’était qu’une question de temps. L’adolescente en était consciente, et elle ne pouvait s’empêcher de sursauter au moindre bruit désormais, alors que le jour terne s’atténuait pour laisser sa place à une nuit plus morose encore.

- Merde, merde, merde, merde…, murmurait-elle en boucle en se mordant la lèvre inférieure.

L’envie de rallumer son portable la titillait. Appeler Cecilia, Jade, Ace, n’importe qui du moment que ça pouvait lui donner l’impression de ne pas être perdue. D’une main fébrile, elle le sortit de sa poche… puis l’y replaça en poussant un soupir qui lui déchira la poitrine. Elle avait dit partir pour tenter d’éloigner le danger, ce n’était pas pour craquer moins de quelques heures après… si ?

L’irlandaise secoua la tête et regarda autour d’elle. Rien de bien reluisant, rien qui lui offrant un havre digne de ce nom. Ses yeux gris détaillèrent avec désespoir le panneau indiquant une rue qu’elle ne connaissait pas, les quelques silhouettes encapuchonnées qui passaient de leur démarche significative, les femmes dont la profession se devinait à leur apparence qui martelaient les trottoirs de leurs talons aiguilles.

Melena frissonna, frictionnant ses bras avant de se remettre en route. Une chose était sûre : elle n’était pas tombée dans un quartier bien fréquenté et désormais, la peur de se faire agresser remplaça celle d’être arrêtée. Si jamais une bande lui tombait dessus, qu’est-ce qu’elle ferait ? La morte ? Tenter de se défendre ? Son dernier pouvoir en date lui permettrait de se débarrasser de un, voire deux, mais s’ils étaient beaucoup plus ? Et si…

- T’aurais pas d’feu ?

La main qui avait retenu son épaule fit bondir son cœur dans sa poitrine. La nécrophone s’éloigna d’un bond effrayé et fit volte face pour découvrir un adolescent qui ne devait pas avoir plus que son âge. Une clope tordue dans une main, l’autre plongée dans l’une des poches de son sweet, il fronça les sourcils avant de reprendre plus lentement, sur un ton indéfinissable :

- T’as d’feu oui ou non ?!
- N-non, désolé…, parvint à articuler Melena alors que ses côtes menaçaient de rompre sous l’affolement de son rythme cardiaque.

Le type entrouvrit les lèvres, l’air de vouloir ajouter quelque chose, mais il se ravisa. Secouant négativement la tête, il se détourna sans un mot pour aller quémander ailleurs de quoi allumer sa cigarette. Toutefois, un film qu’elle avait cru lire une fraction de seconde dans ses pupilles de l’inconnu pétrifiait encore l’irlandaise ; il disait : « je t’ai reconnu ! Je t’ai reconnu ! ».

Son corps tout entier saisit de tremblements, la nécrophobe s’empressa de quitter les environs, mais ses jambes épuisées n’étaient plus à même de la porter bien loin. Trop peu de temps après, elle cru discerner au loin une sirène de police. Venait-elle pour elle ? Oui. Non. Un crissement de pneu lui fit relever ses yeux de cristal, et quelle ne fût pas sa surprise de découvrir un bolide rouge qui jurait parfaitement avec le quartier. Elle ne reconnut pas la blondasse fardée qui s’était rapidement extirpée du véhicule, mais aurait pu jurer que son imagination lui jouait des tours – ou que le Dieu farceur de Dreamland l’avait suivi jusque dans le monde réel – lorsqu’elle aperçut Ace sortir à son tour.

Melena compris alors que les « blondasses » n’étaient autre que Jade et Elie, parfaitement méconnaissables. Que faire désormais ? Le trio ne l’avait visiblement pas vu, et ils s’éloignaient en jouant un rôle impeccable qui confondrait très certainement les flics à leurs trousses.

*Tu vois, ils n’ont pas besoin de toi. C’était ce que tu voulais non ? Qu’ils puissent être tranquilles. Pars te planquer maintenant.*

Mais cette petite voix ne parvenait pas à faire bouger l’irlandaise, qui avait vu ses amis surgir de nulle part dans son océan de désespoir, comme si un signe voulait qu’elle ne les quitte pas. N’était-ce pas elle qui avait songé à ce qu’il forme une « famille » unie, le temps que les choses se tassent ? Peut-être aurait-elle du les protéger en restant, et pas en partant. Que penseraient-ils d’elle ? Soulagés ? Content ? Vexés ? La rejetteraient-ils ?

Cette dernière hypothèse faillit lui faire faire demi-tour, mais elle n’avait plus rien à perdre. Soit elle finissait par se faire arrêter, soit elle avait une chance de réintégrer sa bande. Pas de troisième option : c’était le monde réel, pas Dreamland. Melena suivit donc le trio jusqu’à ce qu’il s’immobilise devant la porte du marabout, et elle s’avança suffisamment pour qu’ils puissent la reconnaitre en se retournant. Ses cheveux blonds en bataille donnaient l’impression qu’elle avait couru toute l’après-midi, son visage blafard témoignait de sa lassitude. L’air plus fragile encore que lorsqu’elle s’était éclipsée, l’irlandaise prit son inspiration et lança :

- Je suis… encore… le « désolé » refusait de passer l’enclos de ses lèvres. Elle l’avait tellement dit ces derniers temps. J’ai fait ce que j’ai dis… j’ai appelé les flics pour leur dire de ne plus vous chercher… mais c’est trop dur toute seule en réalité… j’ai pensé que… que je pourrai… mais…

« Mais je perds la tête. Je ne sais plus où j’en suis… pitié, aidez-moi, avant que je ne devienne vraiment folle. »

A la vitesse à laquelle ils allaient, Ace pouvait presque suivre les indications d’Elie en temps réel. Urban, Dolores… On s’enfonçait toujours plus loin dans les quartiers paumés. Pourvu que ça vaille vraiment le coup… Cette phrase revenait depuis trop longtemps dans la tête du pyromane. Ça devait valoir le coup, de toute façon. Sinon, il connaissait quelqu’un qui allait chier ses dents.

Les excuses de la mauvaise jumelle, même évasives, le calmèrent pourtant. Une sorte d’apaisement, de soulagement d’avoir enterré la hache de guerre. Il espéra croiser son regard, mais elle restait à regarder le paysage à travers la vitre fumée. Il comprenait, en même temps. Les excuses c’est chiant à formuler. On devrait avoir un carnet à souches remplis de ‘bon pour une excuse’. Ouais, ça, ça serait utile. Et on gagnerait du temps. Mais se l’entendre dire de vive voix, c’était chouette aussi.

Suite à cela, sa conduite se fit un poil plus souple, même si les passagères ne ressentirent probablement rien. *Merde, c’est là !*
Ayant failli louper la rue dans laquelle il comptait se garer, le pyromane pila ; le moteur n’apprécia pas et failli caler. Bordel de levier de vitesse ! Bref. L’important, c’était qu’il avait réussi à se garer. Et si quelqu’un osait ne serait-ce que toucher à sa bagnole… Il allait y avoir un massacre.

Le long du parc, rien d’inhabituel : quelques clients et des putes. Normal, vu l’heure. Si cela ne choquait pas vraiment le pyromane, cela devait expliquer la réticence qu’avait Jade à quitter le véhicule. C’est pas qu’il ne l’attendrait pas, mais plus vite ça serait torché, plus vite il pourrait quitter ce coin envahi de poulets.
Peu de chance de subir une guerre territoriale, non.. Tant qu’ils ne s’attardaient pas trop dans le coin, en tout cas. Il ne connaissait pas vraiment le monde des macs, mais Ace mettait sa main à brûler qu’ils étaient tout sauf des enfants de cœur ! Le business c’est le business, et on accepte rarement la concurrence.

Mais bon, il avait un rôle à jouer. Fa devait pas être bien compliqué ; si des crétins arrivaient à le faire, alors il n’y avait pas de raison qu’il n’y arrive pas lui-même. Non, pas parce qu’il était crétin lui-même !!
- Allez, les filles ! On avance et on sourit. Et on déstresse ajouta-t-il à l’adresse de Jade. On pouvait sentir sa trouille à 3km à la ronde, c’était pas viable ! Ça c’est sûr, ils allaient se faire choper si elle ne se ressaisissait pas !

Le soleil couchant donnait une teinte assez inquiétante à certains bâtiments ; entre chien et loup, le quartier ne reflétait que trop la nature de ses résidents. Certains, les plus sages, surement, se terraient dans la peur – personne ne dort tranquille dans ce genre d’endroits. Et les autres ? Ils maintenaient le parc éveillé en lui donnant une toute autre signification. Trou à rat, piège mortel ou encore un simple coin où écouler les stocks. Alors oui, la définition changeait d’un individu à l’autre. Ace était sur son lieu de travail, et pour la pauvre Jade, ça n’était rien de moins qu’un coupe-gorge.

Heureusement, l’appartement du marabout n’était plus très loin. Acheter les machins dont ils avaient besoin pour pioncer devrait leur ôter une source d’angoisse. Chaque chose en son temps, sinon c’était chiant.
- Ah ouais, et donc c’est là qu’vous étiez ? Glauque. Ça a pas été nettoyé d’puis quand..?

Rien que la façade de l’appartement en disait long sur le genre de loques qui y vivaient. Ils n’avaient pas l’argent d’habiter dans des lieux décents, alors ils préféraient pourrir leurs résidences… Normal. Et après c’est les riches qu’on traite de branleurs ? N’empêche, chez lui, c’était toujours impec’. Leurs conditions de vie à eux allaient pas augmenter s’ils se bougeaient pas le cul ; à quoi ça servirait de leur donner du fric..? Quand on veut quelque-chose, on s’en donne les moyens. Donc en toute logique, si ces gens étaient là, c’est qu’ils le voulaient. Fin de l’histoire.

Le trio resta quelques temps devant la bâtisse ; peut-être l’appréhension de voir leurs espoirs déçus, même si personne ne le disait. Une sorte de superstition… De toute façon il fallait être superstitieux à la base pour croire qu’un marabout peut vous aider. Quelque part, le pyromane attendait un signe, une petite manifestation de quoi que ce soit qui lui dise au moins une fois dans sa vie qu’il ne se fourrait pas le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

Ce signe du destin ne mit pas longtemps à se manifester. Ayant senti une présence derrière lui, le Ken s’était aussitôt retourné pour découvrir une Méléna qui avait l’air d’avoir fait trois fois le tour de la ville en sprint. Mais ça, c’était bien le dernier des soucis du pyromane.
- Mel..? C’que tu… Pas le temps de finir sa question que déjà la nécrophobe se répandait en ce qui ressemblait à des excuses. Un seul détail interpella le pyromane : elle avait quand même appelé les flics, et ça… c’était pas bon. Du tout.

Pressentant les hostilités, Ace préféra prévenir que guérir : il attrapa le poignet de Melena, l’amenant jusque dans le hall de l’appartement. En ce faisant, il était conscient qu’il ne laissait pas vraiment le choix à Elie sur le « on peut la garder, s’il te plait ? » et de toute façon, ils ne pouvaient pas l’abandonner comme ça ! Pas après qu’elle soit revenue !
Une fois que la petite troupe fut entrée dans le bâtiment, il referma la porte en regardant une dernière fois à l’extérieur : si elle s’était dénoncée, quelqu’un avait pu la suivre…

- Putain, où t’étais partie !? On a flippé grave ! Pourquoi t’as fait ça… Ça empêchera que dalle : si les flics nous trouvent, on est quand même baisés.
Derrière ces accusations se cachaient tout de même la partie « tu nous as manqué » et « content qu’il te soit rien arrivé », même si le stress étaient encore un peu trop grand en cet instant pour ce genre de révélations. Le groupe était enfin au complet malgré la situation critique et rien que ça, c’était suffisant pour redonner espoir à Ace. Si Mel’ avait réussi à s’en tirer, alors rien n’était impossible.

Ils y étaient, enfin. Malgré tous les bâtons qu’on leur avait mis dans les roues, les flics qui pullulaient dans les rues, la trouille de Jade visible même au travers d’un mètre cube de fond de teint. La main déjà tendue en avant Elie s’apprêtait à tourner la poignée quand une voix raisonna dans son dos. Sa main se figea au beau milieu de son geste.

Melena. Elle ne connaissait que trop cette voix pour ne pas la reconnaître. Pour l’avoir d’abord haï furieusement, puis aimé à sa manière. Puis haï de nouveau. Dieu qu’elle lui en voulait de s’être sauvée comme une voleuse ! La mauvaise jumelle se retenait de fair volteface pour ne pas confirmer la présence de la nécrophobe de crainte de ne pouvoir se retenir de lui mettre son poing dans la gueule. Elle tint une seconde, puis deux, et alors qu’elle pivotait malgré tout la main d’Ace se referma sur le poignet de la fugueuse pour l’entrainer à l’intérieur du bâtiment. Heureux réflexe que celui-là.

Les mâchoires crispées par la rage El’ n’attendit pas d’invitation pour suivre le mouvement. Rien n’avait changé ici, tout était toujours loufoque, sale et inquiétant. L’air était presque irrespirable à cause des fumées d’encens au point d’en donner la migraine mais l’adolescente n’en avait cure. Pour l’heure elle n’avait d’yeux que pour Mel’ qui se faisait rabrouer par le pyromane. Elle ne supportait pas l’indulgence qu’on sentait derrière les mots pourtant durs qu’elle entendait. Tout semblait feint, juste pour la forme avant d’entreprendre un câlin en règle pour régler tout ça, sauf qu’il était hors de question pour elle d’en arriver là.

Juste un pas en avant pour qu’elle offre à la nécrophobe une gifle monumentale en guise de cadeau de retour. D’un regard noir elle fusilla son ancienne amie dont la joue commençait à se colorer d’un rouge bien vif qui ne tarderait pas à virer au bleu. Au moins cette traitresse saurait à quoi s’attendre lorsqu’Elie desserrerait les dents, ce qui ne tarda d’ailleurs pas à venir.

- Tes excuses foireuses tu te les gardes ! T’as voulu jouer les pseudos sauveuses pathétiques sans demander l’avis de personne, bah t’assume ! On avait un plan, un plan qui n’incluait pas ton énorme connerie ! T’as juste fuis comme une lâche sous couvert de fausses excuses, la vérité c’est qu’on peut pas te faire confiance.

Son regard s’était alors fait venimeux, empreint d’une colère froide presque plus effrayante que l’ouragan qui venait de se déchainer dans la pièce exiguë.

- Reste pour voir le marabout si ça te chante, mais compte pas sur moi pour te faire la conversation. Tu n’existes plus pour moi.

La psychotique chassa d’un geste sec la main de Jade qui avait tenté de se poser sur son avant-bras pour tempérer ses ardeurs et se rendit dans la pièce suivante où le sorcier vaudou les attendait. Sa conduite ne plairait à personne, elle le savait bien, mais il lui était tout bonnement impossible de passer l’éponge et de faire comme si de rien n’était. L’irlandaise plus que personne était en position de comprendre ça, pour l’avoir déjà entendu ses difficultés à se lier. Et si créer un lien était difficile, le réparer était impossible. Que les autres rafistolent leur vie au scotch si ça leur faisait plaisir de se leurrer. Le fait est que Melena avait montré aujourd’hui que toute confiance placée en elle pouvait être trahie.

Elle bouillonnait littéralement, au point que son sang pulsant à un rythme affolant lui donne le tournis. C’était comme si quelqu’un s’était amusé à jouer du tambour dans sa tête, référence qui n’était pas sans rappeler les longues semaines passées à bord du Slavedog millionnaire, bateau où on les avait forcé maintes fois à ramer en rythme pendant qu’un idiot d’esclavagiste s’improvisait batteur. Nouveau souvenir désagréable, nouvelle bougé de rage viscérale qu’elle évacua en frappant dans le premier objet qu’elle eut à portée. Le pouf sur qui le hasard était tombé fit un bond en avant puis retomba mollement sous le regard étonné du marabout. Celui-ci haussa un sourcil en reconnaissant la jeune fille qu’il avait en face de lui.

- Déjà de retour mademoiselle ? Vous n’avez pas perdu de temps, mais être pressée ne vous donne pas le droit de détruire le mobilier.

Le ton moqueur de l’africain ne fit que se renfrogner un peu plus l’adolescente qui grommela quelque chose d’inintelligible avant de se laisser tomber sur un tas de coussins. Ce n’était vraiment, mais alors vraiment pas le moment de lui prendre la tête avec ce genre de remarques foireuses. L’homme sembla le comprendre car après un rire gras il s’assit à son tour sans s’étendre sur le sujet. Choix judicieux.

De toute façon Elie avait bien trop à dire pour laisser le sorcier dire quelques mots de plus, elle se mit donc en tête de lui expliquer ce dont il retournait. Pour ce faire elle pointa la télévision crasseuse à moitié cachée derrière un rideau et qui était pour l’heure éteinte.

- Comme vous avez dû le voir à la télé, on est plus trop aimés dans le coin, elle en profita pour fusiller la coupable de la catastrophe du regard, Alors on est revenu pour ce dont on avait parlé plus tôt. Se débarrasser de nos pouvoirs, redevenir « entières » en retrouvant notre ombre… bref. Apprendre à voyager. Vous êtes toujours pour hein ? interrogea-t-elle de manière un poil trop agressive.

Melena. Ce nom se répétait tel un leitmotiv dans l’esprit ébranlé de Jade. C’était sa voix, son visage, son aura. Elle était vivante et peu importe ce qu’elle avait fait, tout semblait dérisoire maintenant qu’elle se tenait devant eux, tremblante et désemparée. Bien sûr elle n’oubliait pas ce qui s’était passé mais c’était accessoire. Si elle était là c’est qu’elle avait compris qu’elle avait eu tort non ? Il suffisait dès lors de passer l’éponge et…

La claque sonore que l’irlandaise reçu en cadeau de bienvenue fit rapidement disparaitre le sourire de la bonne jumelle alors qu’elle venait de refermer la porte derrière elle. Et si le geste était blessant, les mots de son double l’étaient bien plus.

-… Elie… souffla-t-elle à peine audible en tentant de retenir un nouvel assaut de violence en posant sa main sur l’avant-bras qui revenait déjà à la charge.

C’est non sans violence qu’elle fut repoussée mais au moins sa copie s’était détournée de sa cible pour mener à bien leurs affaires. Au moins ça lui laissait le champ libre pour tenter de rassurer Melena qui devait décidément se sentir de trop entre les reproches à différents degrés de ses compagnons adeptes.

D’une main fébrile elle attrapa celle de son amie. En la sentant trembler entre ses doigts – de tristesse, de colère ou de frustration, impossible de déchiffrer son expression- son cœur fit un bon dans sa poitrine. Elle se sentait mal. Responsable de tout ça. Sans elle personne ne serait recherché, personne ne se serait enfuit, personne ne se trouverait rejeté. Elle avait l’impression que le monde entier la pointait du doigt alors que la seule personne qui l’accablait était elle-même. Elle chassa cette obsession egocentrico-culpabilisante pour raffermir sa prise sur sa camarade et l’attirer à elle pour la serrer dans ses bras.

- C’est bon, oublie.

Simplement 4 mots, mais leur sens était démesuré. Peut-être tout simplement parce qu’elle le pensait. La tête enfouie dans la chevelure blonde de la nécrophobe, le front calé dans le creux de son cou elle murmura pour que ses paroles ne viennent pas aux oreilles de son double qui ferait déjà une syncope pour ce simple câlin.

- Elie est en colère. Elle se sent trahie mais ça lui passera… ça finira forcément par passer.

A vrai dire on pouvait voir que Jay essayait de se convaincre elle-même mais l’effort était louable. C’était à son tour de tendre la main et de se rendre utile et elle comptait bien ne pas laisser passer l’occasion même si ça ne consistait qu’à sécher quelques larmes. Elle serait là, tout simplement parce qu’on avait besoin d’elle.

Se séparant de sa camarade la bonne jumelle lui adressa un sourire timide que l’excès de maquillage rendait étrange et l’invita à s’asseoir à son tour. Elle avait volontairement installé l’irlandaise le plus loin possible de sa copie conforme et ce placement semblait – à défaut de convenir- ne pas susciter d’insurrection. Cette mise à l’écart volontaire lui permit d’ailleurs de réengager la conversation à mi-voix alors que le couple tout feu tout flamme se mettaient en tête de décider du prix de « l’apprentissage ». L’un parce que l’argent venait de sa poche, l’autre parce qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de jouer les marchandes de tapis.

- On est belles comme ça hein ? ironisa Jade pour dédramatiser un peu la situation, On s’est vraiment grimées en putes au final. J’étais morte de trouille que quelqu’un me reconnaisse, en plus on a croisé un mec de ma classe mais heureusement avec la dose de maquillage qu’on a mis c’est passé comme une lettre à la poste.

L’air gênée l’adolescente tira sur sa jupe qui remontait beaucoup trop haut maintenant qu’elle était assise en tailleur. Dans cette tenue elle se sentait ridicule, risible même. Mais Melena ne se moquerait pas d’elle.

- Si tu avais vu avec quelle voiture il nous a conduit ici d’ailleurs ! Un bolide rouge vif, j’ai failli faire une attaque ! elle baissa encore d’un ton bien que ce soit inutile pour rajouter, En plus il conduit comme un malade, j’ai ma ceinture qui s’est incrustée dans ma peau lorsqu’il a freiné devant Dolores mission park.

Lorsque la main du pyromane se referma sur son poignet gracile, Melena crut qu’elle allait recevoir une bonne correction, ou se faire joliment envoyer sur les roses ; mais derrière les paroles en apparence moralisatrices du jeune homme, l’irlandaise décelait l'inquiétude et le soulagement. Elle n’en avait pas besoin de plus quelque part, pour sentir qu’elle n’était pas délaissée, qu'elle n'avait pas tout foiré, mais alors qu'elle amorçait un sourire timide à Ace, une claque magistrale fit trembler jusqu'aux plus intimes parties de son cerveau.

Sans relever la tête, ses cheveux peroxydés masquant son visage comme craie et sa joue rougissante, l'adolescente encaissa les glaives verbales de la mauvaise jumelle sans rien répliquer. Que lui dire ? Être déboussolée n'était pas une excuse, ils l'étaient tous, et il y avait de quoi. Oui, elle avait foiré, ce qu'elle avait tenté de faire n'avait pas été une bonne idée. Sans doute avait-elle espéré que ses amis comprennent son geste. Au fond, elle avait simplement eu besoin de temps pour remettre ce qui pouvait l’être de ses pensées dans le bon sens. Ce n’était pas grave, Elie avait raison, elle devrait assumer désormais. C’était un moindre mal, quand on pense qu’elle aurait pu être chopée par les flics ou agressée par une bande de délinquants sexuels.

Les doigts de Jade effleurant les siens la tirèrent du gouffre intérieur où elle se laissait plonger. Le visage qu'elle redressa enfin n'exprimait rien, un vide désespéré qui n'admettait aucune émotion, et que les paroles rassurantes de la bonne jumelle dissipèrent légèrement. La sensation du front de sa meilleure amie contre son coup lui fit comme l'effet d'une autre gifle. Pourquoi était-elle partie ? Alors que... la seule personne qui arrive à lui donner l'impression que le monde n’est pas si horrible était juste là, déguisée en prostituée.

Melena n’avait pas la force de répondre à son sourire timide, mais elle la suivit, tandis que le couple s'occupait de régler les questions pécuniaires avec le marabout. Alors que la psychotique réengageait la conversation à mi-voix, l’irlandaise réussit enfin à fendre faiblement ses lèvres fines et la boule au fond de sa gorge l’autorisa à formuler quelques morts :

- J’ai vu la voiture, c’est même grâce à elle que je vous ais repéré.

Jetant un œil rapide à Elie pour s’assurer qu’elle ne faisait pas attention à leur conciliabule pour l’instant, l’adolescente se dépêcha de se confier à sa meilleure amie :

- J’ai pas cherché à « fuir » tu sais ?! Je crois que… j’avais vraiment besoin d'un peu de temps de réflexion seule, pour pas exploser. Et je m’en veux qu’à cause de moi, vous soyez aussi recherchés pour meurtre... je pensais qu'en m'éloignant et en me dénonçant, ça arrangerait un peu les choses. Je le pensais sincèrement. C’est pas une excuse, je sais, conclut-elle avec un rire sans joie, une main effleurant sa joue encore douloureuse.

La mauvaise jumelle le lui avait bien fait comprendre, et elle ne l'oublierait jamais. Les mèches blondes qui continuaient de danser devant ses yeux d'orage lui laissaient l'impression d'une étrange métaphore. Comme sa vie, ils avaient été décolorés, au point qu’elle ne les reconnaisse plus. Chassant les chimères qui s’obstinaient à la hanter, elle rattrapa timidement la question ironique de Jade :

- Votre déguisement est… très réussi oui. Je vous avais pas reconnues toute de suite.

Si ses mots préférèrent en rester là, si elle se tut un instant, les yeux rivés sur le bout de ses chaussures qu’elle triturait de ses doigts fins, le coeur de Melena avait envie de se laisser exploser, hurlant intérieurement « pardonne moi Jade, s'il te plait. Au moins toi, pardonne-moi ». Bien évidemment, jamais elle ne le dirait à haute voix, toute comme elle était résignée à taire ses sentiments, ou à accepter le rejet d’Elie. Dreamland l’avait déjà tellement ravagée, physiquement et moralement, qu’elle pouvait désormais tout supporter. Tout.

Le peu d’émotions un tant soit peu positives qui habitaient Ace à l’heure actuelle retombèrent, ou plutôt furent annihilées par la gifle fulgurante qu’Elie venait d’asséner à Melena. Le choc lui avait fait cligner des yeux et ce laps de temps fut suffisant pour qu’à nouveau ce sentiment dérangeant de stress mêlé au mal-être des situations tendues ne s’installe. C’était pas gagné d’avance pour que le groupe retrouve un peu de cohésion ; ou simplement de paix. Oui, surtout ça : de la paix.

Resté bloqué après ce qui venait de se passer, le pyromane ne trouvait rien à dire. Ni à Elie, ni à Melena… A vrai dire il s’était attendu à ce que d’éventuelles retrouvailles ne se fassent pas dans la joie, mais s’il s’était plus ou moins préparé au coup de gueule, il n’en était pas de même pour ce genre d’argument pour le moins… frappant.

Il posa son regard sur la nécrophobe que Jade se chargeait de réconforter ; il ne croisa pas ses yeux. Il aurait presque voulu s’excuser, mais peut-être que c’était mieux ainsi. Une telle connerie méritait d’être retenue, dans un sens. Pas vue, par prise ; ça impliquait de ne pas revenir, en toute logique. Mais tout de même, Ace aurait probablement attendu de savoir si elle avait été suivie pour s’énerver. Si jamais ils se faisaient toper à cause d’elle, là, il risquait de l’avoir amer. Mis à part ça, pas la peine d’enfoncer d’avantage le clou. Il suivit donc sa petite amie furibonde jusque dans le lieu de vie.. ou de travail – peut-être les deux ? – du marabout qui ne sembla pas surpris de voir la mauvaise jumelle ainsi déguisée. Rhaaa ! C’était vraiment dommage ; Ace aurait donné cher pour des yeux écarquillés ou bien un petit bug, mais rien, c’était vraiment décevant. Vieux con !

Le ton belliqueux d’Elie encouragea le pyromane à y voir une opportunité pour négocier un prix. Techniquement, c’étaient eux qui avaient besoin du sorcier, mais avec les bons mots, la tendance pourrait peut-être s’inverser.
- Fais péter la formule magique, machin. On a pas d’temps à perdre. Y a des flics à chaque coin d’rue, alors s’tu veux pas t’retrouver dans la merde, t’as intérêt à faire un prix sympa.

Le marabout reporta son regard sur le pyromane. Avec ces habits, Ace ne ressemblait en rien à ses clients habituels, il faisait plus… riche. Le sorcier y vit une bonne occasion de se remplir les poches.
- Vous voulez que je vous l’enseigne à vous quatre ? Comme vous voulez. Cela fera donc 200 dollars chacun.
Le sourire bon enfant qu’adressa le marabout à Ace fit grimacer ce dernier. 800 dollars juste pour pouvoir pioncer, c’était quoi cette arnaque de merde !? Bien sûr, il les avait, les 800… Mais putain, c’était la peau du cul, quand même.
- Attends, là… On s’est pas compris. On te d’mande pas c’que t’as joué au loto, ducon. On t’as dit tu nous fait un prix light. Si ça peut t’aider, j’ramène une dizaine de potes ici. S’tu tiens à ton mobilier, tu vas chialer.

Le pyromane avait dit ça avec tout le sérieux du monde. Pourtant, il n’aurait même pas besoin d’une dizaine de potes pour mettre à sac l’appartement. Un bidon d’huile et une allumette suffiraient. Mais le nombre avait plus d’impact. Assez déstabilisé, le marabout sembla réfléchir quelques secondes avant de reprendre avec un ton parfaitement commercial :
- Oui, oui, bien sûr… Vous êtes des bons clients, alors je peux faire un rabais. Que diriez-vous d’un petit -50% sur le quatrième ?
Ça faisait toujours 700 dollars, ce qui était inacceptable aux yeux du Ken. Mais le marabout ne semblait pas disposé à marchander d’avantage.
- ‘Fais chier !!

C’était vraiment casse-couilles de devoir discuter avec un clown pareil. Rien n’accrochait sur lui à part ce sourire énervant. Ace en venait à espérer que Feu’ soit encore là, rien que pour le plaisir de lui brûler la figure au 3e degré. Mais il ne pouvait pas faire ça ; il ne pouvait pas non plus le tabasser : si le marabout était KO, ils n’auraient jamais ce qu’ils voulaient. Et Ace n’avait pas envie de jouer au commercial. Il exigeait, lui ; il ne marchandait pas.

Agacé, le pyromane s’exclut temporairement de la conversation alors qu’Elie prenait le relais dans les négociations. Il se tourna vers Jade et Melena, occupées à discuter dans un coin. Ça l’agaça encore un peu plus. On aurait dit que ça ne les concernait pas, et ça n’aidait que le marabout, ça. A quatre ça serait plus facile de faire ployer ce chacal, mais le salon de thé était en pleine réunion.
A ce rythme-là, Ace se voyait déjà raquer les 700 dollars. ‘Pas qu’il était à sec, mais ça l’emmerdait de se faire avoir par un clochard pareil. Finalement, lorsque le prix final fut convenu, il sortit les billets de son portefeuille et les tendit au marabout. Cette expérience le laissait amer, mais au moins ils pourraient repartir à Dreamland quand ils le voudraient.

Le cliquetis incessant des ongles d’Elie sur le parquet résonnait dans la pièce enfumée, jusqu’à s’attaquer directement au cerveau. Mais la mauvaise jumelle se fichait bien du désagrément occasionné, c’était la seule manière viable et non violente qu’elle avait trouvé en réaction aux messes basses de son double et de Melena. Alors comme ça Jade se rangeait du côté de la nécrophobe ? Elle savait pertinemment que ce n’était pas aussi simple, que l’autre elle voulait simplement être en bons termes avec tout le monde mais impossible malgré tout de ne pas se sentir vexée. Trahie par elle-même, beau travail que voilà !

Le visage sombre elle tenta de focaliser toute son attention sur le marabout avec qui Ace avait commencé à marchander. Le bougre était dur en affaire et El’ cru bien s’étouffer quand la somme de 800 dollars fut balancé sans préambule. Qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’ils chiaient des œufs en or ? Même baissé à 700 ça restait la peau des couilles qu’on s’arrachait à la pince et si son petit ami baissait déjà les bras il n’en serait pas de même pour elle. Ok l’argent ne venait pas de sa poche mais elle avait la ferme intention de rembourser le pyromane et trouver 400 dollars c’était juste délirant. Elle n’avait que 17 ans bordel ! A moins de faire réellement le trottoir elle devrait tondre bon nombre de pelouses pour gagner de quoi effacer cette dette.

Le sourire colgate du sorcier vaudou lui sortait par les trous de nez. On avait l’impression que quoi que l’on dise il ne démordrait pas de sa dernière proposition. Quant aux menaces elles n’avaient fait que l’amuser un peu plus alors que son regard s’échappait quelques instants en direction d’une étagère chargée de poupée glauques hérissées d’épingles. Elie ne croyait pas à ce genre de pratique, mais après tout si Dreamland existait elle préférait ne pas tenter le diable. Leur but était de vivre plus longtemps pas de mourir prématurément.

- Laisse tomber, je vais gérer, murmura-t-elle à l’adresse du Ken.

Bien que le ton employé fût assez bas pour ne pas être audible de l’homme en boubou bleu vif qui lui faisait face, elle ne put que remarquer l’air moqueur qu’il arbora à cet instant. Alors ça le faisait rire hein ? Il ne la croyait pas capable d’obtenir un meilleur prix ? Il parlait pourtant à celle qui avait fait plier Labeau Nefaie et sur un CV Dreamlandien ce n’était pas rien.

- Vous ne tenteriez pas un peu de nous arnaquer là ? Après tout, Jade et moi ne sommes qu’une. Alors pourquoi on paierait pour deux ? C’est débile… non non, on ne payera que pour trois.

Le shaman éclata d’un rire sonore qui ne fit que rembrunir Elie. En quoi est-ce que sa réflexion était comique ?! C’était vrai, tout simplement vrai ! Hors de question qu’il leur joue ce genre de plan bidon. Si elle avait plus avoir trois, quatre ou cinq corps il aurait ainsi multiplié le forfait ? Ce mec n’était pas sorcier, il était arnaqueur.

- Pourtant là, vous êtes deux n…

- Non ! le coupa l’adolescente, Une seule ! C’est à cause de nos pouvoirs ça, ça compte pas ! Et si vous la jouez comme ça on ira juste voir ailleurs. Vous n’êtes pas le seul passeur de mon carnet d’adresse.

L’homme s’arrêta un moment pour la jauger, une lueur d’amusement dans le regard. Il aurait dû se douter qu’elle n’abandonnerait pas aussi facilement et ça aurait été se voiler la face que de dire qu’elle avait tort. Non sans rire une nouvelle fois il finit par concéder de bonne grâce :

- D’accord mademoiselle, d’accord… va pour 600 dollars mais pas plus bas. Et je ne pense pas que mes « collègues » passeurs vous fassent de meilleur prix.

La psychotique marmonna quelque chose dans la barbe qu’elle n’avait pas mais fut forcée d’accepter à son tour. Il fallait se rendre à l’évidence, les prix appliqués dans mission’ étaient parmi plus bas –mis à part certains domaines comme celui dont Ace était le roi – et les chances de trouver une autre personne capable et bon marché frôlait le niveau de la mer. Elle acquiesça donc à contrecœur et le pyromane tira aussitôt une liasse de son portefeuille. Mais avec combien se baladait-il au juste ? C’était juste délirant ! La blonde peroxydée chercha à imaginer ce qu’elle pourrait acheter avec ça et arrêta bien vite. C’était juste au-delà de son rythme de vie. Lorsqu’on se mettait à évaluer en boites de chouquettes c’est que ce monde ne nous appartenait pas.

Réajustant sa position sur sa pile de coussin, Elie fit signe à Jade et à Mel’ de la mettre en veilleuse avant d’inviter le marabout à se mettre au boulot. L’heure était venue pour eux de devenir maitres de leur destin.

- Hey bien allez-y, nous sommes prêts « professeur »… ironisa-t-elle dans un simulacre de courbette.

Dans les premiers instants Jade avait bien cru que son détournement de conversation s’était passé avec succès, mais elle déchanta bien vite. Le sujet revint sur le tapis à la vitesse d’une balle de fusil en lui tirant un profond soupir involontaire. Jusqu’alors c’était elle qui avait passé son temps à s’excuser et voilà que c’était à Melena de prendre le relai. A croire que l’époque de leur voyage à travers le continent Onirique n’était qu’un très lointain souvenir. Elles y avaient connu le danger, la fatigue et l’urgence mais au moins elles avaient l’esprit libre de toute culpabilité. Dieu qu’elle regrettait cette époque.

Ses doigts fins se refermèrent sur la croix qui lui servait de pendentif alors qu’elle priait intérieurement pour que le flot d’excuses contrites de la nécrophobe se tarisse. Le ciel entendit son appel. Comme si cet interlude n’avait été qu’un rêve le sujet de leur déguisement revint sur le tapis et l’adolescente accueillit la transition avec un sourire sincère. Passer à autre chose était tout ce qu’elle voulait.

- Merci, même si je ne sais pas vraiment si c’est un compliment.

Elle lâcha un rire bref qui mourut devant le regard furibond de son double, après quoi elle s’évertua à lisser le tissu de sa jupe trop courte. Dans ces fringues elle se sentait mal à l’aise, à l’étroit et vulgaire. Comme si le monde entier la pointait du doigt pour la critiquer ou pire, rire d’elle. La psychotique déglutit difficilement avant de souffler à l’adresse de son amie comme s’il s’agissait d’une confidence :

- J’ai les seins tout compressés là-dedans, j’ai l’impression qu’ils vont jaillir hors du décolleté d’un instant à l’autre… C’est pas du tout confortable et je me sens stupide, je sais pas comment font les putes pour porter ça tous les jours.

Ses joues s’étaient empourprées mais le fond de teint remplissait bien son office en masquant sa honte.

- Si mes parents me voyaient comme ça ils en seraient malades ! Je tuerais pour une lingette démaquillante et un pantalon, ajouta-t-elle avec un sourire complice.

Les tensions disparaissaient peu à peu entre Mel’ et elle, son sourire n’en devenant que plus sincère. Ça devenait presque un besoin pour la portoricaine de poursuivre cette discussion et faire table rase du passé mais Elie n’était pas de cet avis. Maintenant qu’Ace venait de régler ce qu’il devait régler au marabout le « cours » pouvait commencer.

Lorsque le marabout commença ses explications Jay ne comprit pas grand-chose. Ça ressemblait juste à du charabia ésotérique, du charlatanisme même mais plus elle s’y essayait plus elle s’emplissait de l’intime conviction que finalement tout ça pouvait marcher. La méthode consistait en une sorte de transe contrôlée à base de profonde relaxation et d’accessoires vaudous que l’africain se proposait de leur vendre à un prix compétitif. Jade ne put s’empêcher de rire sous cape en se disant qu’il ne ratait pas une occasion de récupérer la marge bénéficiaire que le couple tout feu tout flamme avait rogné avec acharnement.

L’odeur du baume qu’on leur avait étalé sous le nez pour les aider lui brûlait furieusement les sinus tout en lui donnant envie d’éternuer. Ses jambes étaient courbaturées à force de se tenir assise en tailleur et sa vessie la travaillait mais lorsqu’elle sentit son esprit décoller elle comprit que ça avait fonctionné. Elle se voyait flotter au milieu du néant jusqu’à une ouverture en tête d’épingle, juste un point de lumière dans une infinité d’obscurité. Elle s’en approcha comme portée par un courant invisible et y colla un œil, curieuse.

Dreamland s’étalait à ses pieds comme un paysage de carte postale. Elle pouvait tout voir d’ici ; chaine de montagne, forêts épaisses, océans et continents… Tout semblait si petit vu d’ici ! Comme une simple reproduction réaliste de sa carte, sauf qu’elle sentait qu’il ne lui suffirait que de s’avancer un peu, juste un peu plus pour passer au travers de l’ouverture et rejoindre ce monde chimérique. La pression était écrasante, elle s’imaginait déjà chuter sur ces milliers de kilomètres qui la séparaient de la terre ferme et cette terreur la fit brusquement reculer.

Jade ouvrit brutalement les yeux avant de détendre ses jambes et de jeter un regard interdit au sorcier qui ne put s’empêcher d’éclater de son rire si communicatif. L’adolescente pouffa à son tour avant de passer sa main dans ses cheveux et d’inspirer profondément. Avec le recul elle se rendait compte que son angoisse était stupide et infondée, pourtant son cœur battait encore la chamade. Elle y plaqua sa main pour le sentir frapper furieusement contre sa paume jusqu’à retrouver un rythme normal sous le regard amusé de leur professeur.

- Impressionnant pour une première fois je suppose, la taquina-t-il, Comme vous avez pu l’expérimenter il suffira de le souhaiter suffisamment pour sortir de votre transe. Néanmoins si quelque chose venait à perturber votre esprit, comme un danger imminent, vous pourriez échouer. Ne pas partir ou vous retrouver ailleurs, coincé dans l’espace qui sépare les deux mondes.

- Que… quoi ?!

Jay déglutit bruyamment, les yeux écarquillés. On ne le lui avait pas dit ! On l’avait trompé sur la marchandise ! Devant l’air amusé du chaman elle se renfrogna, comprenant qu’il ne parlait bien sûr que de cas extrêmes. Comme si elle avait tenté de « voyager » lors de son combat dans l’arène ou dans la forêt pendant l’attaque des bêtes d’ombre. Mais quand même… connaître cette éventualité avait fait naitre une boule dans le creux de son ventre.

Enfin, un sourire sincère se dessinait sur le visage meurtri de l’adolescente. C’était si bon de retrouver son amie, Melena avait l’impression de l’avoir quittée depuis des mois, alors que sa fugue n’avait duré qu’une après-midi. Lorsque Jade évoqua le souci de ses seins, les yeux gris de la nécrophobe dévièrent machinalement vers l’endroit ciblé, et elle le regretta aussitôt. La courbe qu’ils offraient n’était pas sans lui rappeler sa nuit à l’hôtel avec Elie, ni le fait que la beauté des jumelles ne la laissait pas indifférente. Heureusement que ses cheveux désordonnés masquaient suffisamment ses joues pour que son rosissement ne soit pas visible. Elle ne savait pas trop quoi dire de la situation des prostituées qui devaient porter ce genre de fringue tous les jours, alors elle se contenta de murmurer :

- Ça a pas l’air pratique c’est sûr…

Melena se raccrocha au sourire sincère de son amie pour achever de dissiper son malaise. Qui plus est, elle ne pouvait que supposer que ces vêtements étaient inconfortables parce qu’en plus d’en avoir jamais porté, elle n’aurait de toute façon pas assez de poitrine pour que quoique ce soit jaillisse d’un décolleté. Ce genre de question féminine ne l’avait jamais tracassé jusqu’à lors, mais pour une obscure raison, ses pensées revenaient régulièrement vers son physique ces derniers temps. Alors qu’elle allait gentiment proposer à la psychotique d’échanger – sans doute pour plaisanter, parce que si Jade pouvait légitiment ne pas vouloir d’un pantalon que son amie avait déjà porté toute la journée, cette dernière n’avait pas non plus envie d’une jupe raz-la-fouffe déjà trop petite pour la portoricaine – Elie leur fit signe de la mettre en veilleuse.

L’irlandaise lui lança un regard inexpressif avant d’obtempérer. Hors de question qu’elle aille mendier de l’amitié, et encore moins à la mauvaise jumelle. Elle était trop orgueilleuse pour se résigner à se rabaisser jusqu’à ce qu’une amélioration soit observée, et si son ancienne rivale refusait d’au moins essayer de comprendre, ce n’était pas de sa faute. Si leur amitié tenait à si peu de chose, il faut croire que ça n’était pas ce qu’elle croyait. Melena ouvrit ses lèvres pâles, sur le point de lancer une pique sur un coup de tête, mais opta finalement pour le silence.

Durant le cours, plus elle voyait la facture d’Ace s’allonger, plus un nouveau malaise s’installait : celui d’être entretenue par un type qui était, toute proportions gardées, un inconnu. Certes, c’était un cas de force majeur, mais tout mettre sur la balance de la générosité amicale n’essuierait pas ses dettes. Le pyromane n’avait aucune raison de payer lui, il n’était pas malade ; et d’ailleurs, la nécrophobe ne pouvait s’empêcher de penser que si ça n’avait été que pour elle, il n’aurait pas déboursé autant. Après tout, c’est pour Elie qu’il s’inquiétait en priorité, non ? La lourde culpabilité de son escapade en solitaire plomba un peu plus ses épaules fragiles, mais alors qu’elle se consacrait à son exercice de méditation, ces pensées s’éclipsèrent petit à petit.

A l’instar de Jade, elle découvrit ce trou infini, et cette tête d’épingle qui ouvrait sur Dreamland. C’était tout bonnement surréaliste, voire totalement irréel. Où était-elle à cet instant précis ? Dans un no man’s land entre rêve et veille ? Pourquoi existait-il, pourquoi… ? Melena eut le vertige de toutes les interrogations qui affluaient, sans trouver de réponse. Dire qu’elle avait vécu si longtemps dans un univers effroyablement matériel, basique, qui ne laissait aucune place – si ce n’est quelques croyances – à ce genre d’expérience.

Elle ne pouvait même plus se demander si ce n’était pas qu’un rêve, une chimère provoquée par une drogue quelconque, parce que la traversée de ses pouvoirs était une preuve suffisante à l’existence de la dimension onirique. Ce simple fait témoignait qu’elle était partie d’un Tout infiniment plus grand qu’elle, quelque chose de si grand que sa condition d’adolescente nécrophobe était négligeable. La jeune fille se sentait petite, insignifiante, et lorsqu’elle quitta sa transe pour retrouver le salon du sorcier vaudou, elle tellement sous le choc qu’elle restait immobile.

Être allé à Dreamland était une chose, être convaincu de sa réalité en était une autre, mais de se rendre compte qu’il ne se résume qu’à un trou d’épingle dans le néant, c’était bouleversant. Existe-t-il d’autres mondes alors ? Y a-t-il une force qui les englobe tous ? Pouvaient-ils réellement changer quoique ce soit à ce qui leur arrivait ?

- Quoi, quoi ?

L’exclamation de sa meilleure amie l’avait tirée de sa torpeur, mais elle n’avait pas entendu les explications du sorcier. Celui-ci lui réexpliqua donc avec ce même sourire taquin, alors qu’elle détendait enfin ses jambes. Bien sûr, ce serait trop facile si tout celui était sans risque, et il ne manquait plus que le commerçant ésotérique leur fasse un prix sur une assurance « transe ».

Elie se débrouillait plutôt bien et avait même réussi à voir une aubaine là où Ace ne s’était même pas donné la peine de chercher : Jade et elle n’étaient qu’une seule et même personne. C’était encore trop dur à admettre pour le pyromane qui ne voyait ça que comme une formalité. A partir du moment où il voyait deux personnes… Deux c’est deux, point barre… Les mathématiques n’admettaient pas 2=1.

Mais grâce à cette feinte, il économisait quand même 200 dollars ; c’était pas rien. Enfin bon, ça restait tout de même du vol, mais ça se paierait un jour : les ennuis ne seraient pas éternels et viendrait un jour où le pyromane pourrait à nouveau se trimbaler dans les rues pour remettre les pendules à l’heure. Il récupérerait ses 600 dollars, ça n’était qu’une question de volonté et de principes. Et ça éviterait à Elie de vouloir le rembourser ‘à tout prix’, justement.

Sceptique, le Ken s’installa confortablement sur son pouf en écoutant le sorcier débiter ses conneries d’illuminé. Ca n’avait aucun sens, ça ne se tenait pas et c’était profondément ridicule. Faire le vide ? ne penser à rien ? *Mais COMMENT on pense à rien, bordel !?* On avait eu beau le traiter de débile, Ace avait pourtant du mal à ne pas penser, surtout que le moment s’y prêtait mal.

Il regarda les filles essayer tour à tour ; d’abord Jade, puis Melena… Tous, sauf lui. Il refusait de se ridiculiser et de toute façon, il essaierait ça chez lui, pas avant. Qu’est-ce qu’il se passerait si les flics déboulaient ici et que tout le monde faisait la sieste gentiment ? Eh bien dans ce cas-là, on serait bien content de pouvoir compter sur Ace Ridley !
Il suffisait de le vouloir..? Comme il suffisait de vouloir cramer la baraque de ce type ?? Intéressant, mais ça manquait de concret. Le concret, justement, ce fut la bonne jumelle qui l’apporta en revenant de sa transe. A la voir toute chamboulée, ça avait marché ; inutile, donc, qu’il essaye lui aussi. D’ailleurs le marabout enchainait déjà sur les mises en gardes et recommandations… Vous savez, ce qui apparait en pied de page sur les contrats, oui, ces petits trucs microscopiques ! Ce sont des lettres, et il y en a beaucoup. Chacune d’entre elles vous explique de quelle façon on compte vous pigeonner. Eh bien ils y étaient, et le Ken comptait bien lire attentivement ce paragraphe.

- j’me fout d’savoir comment vous savez ça, mais j’veux être sûr : en quoi on peut vous faire confiance ? Qu’est-c’qui m’dit qu’c’est pas des conneries et qu’on restera pas bloqués même sans danger à la con ? C’que j’vous signale que vu la situation dehors, on est en quelqu’sorte TOUJOURS en danger. Alors z’avez intérêt à pas raconter d’la merde sinon j’reviendrai vous faire la peau. Chais pas quand, chais pas comment, mais j’reviendrai ! C’est noté, ducon ?

Si tout le monde voulait s’extasier sur leur nouvelle capacité à s’endormir en moins de deux, c’était leur problème. Et même si la drogue ne constituait pas une meilleure solution, au moins c’était un fait avéré qu’un cacheton vous envoyait dans les vapes. L’hypnose, à la rigueur… u vu des travaux de Parkinson. Mais le vaudou, à part les poupées du même nom et les zombies, Ace n’y prêtait aucun crédit – pour le moment, du moins.

Le marabout leur remit tout le matériel nécessaire à leur séance d’autohypnose et c’était le principale. Le reste était accessoire et d’ailleurs ce requin tentait encore de leur refourguer sa camelote. Ace affichait un empressement toujours plus grand de quitter cet endroit.
- Ouais, bon, c’est mignon tout plein… Allez, ‘moi j’me casse. ‘Pu rien à foutre ici.

Il s’agissait de ne pas s’éterniser ici, et quitte à tomber dans la paranoïa, c’était toujours mieux que de se laisser piéger stupidement.
Sur le pas de la porte, Ace avait un mauvais pressentiment qu’il associa au stress de la situation. Cet angoisse de découvrir quelque chose qui ne lui plairait pas en ouvrant… Une porte fermée avait un côté sécurisant qu’il ne pouvait expliquer. C’était du pur délire…
Sur ses gardes, il entrouvrit la porte pour jeter un œil dans la rue. A première vue, personne, et tout était calme… « trop calme », comme aurait dit ce type, dans ce film-là… Merde, voilà qu’il commençait à penser comme Feufolé, maintenant…

Il referma la porte, pas rassuré pour autant, laissant le temps aux filles de se préparer à repartir. Une fois que tout fut bouclé, il rouvrit la porte surprise et sortit du bâtiment. Au coin de la rue, il vit une silhouette disparaitre dans l’ombre et en moins d’un instant, ils furent encerclés, des projecteurs braqués sur eux et le cliquetis bien familier des révolvers armés et prêts à faire feu résonna tout autour d’eux. Il étaient peut-être une dizaine, peut-être plus, mais en tout cas, quelqu’un avait mouché les voyageurs en cavale.

Mais hors de question de se faire cueillir aussi facilement ! Ace n’avait aucune arme sur lui, mais il ne se laisserait pas faire ; foi de Ridley ! Serrant les poings, il espérait qu’une occasion se présenterait.

Tout comme son double elle avait vu l’espace infiniment vide, le trou en tête d’épingle et derrière lui le monde. Contrairement aux autres elle avait franchi cet espace tête baissée pour se retrouver dans la cuisine des adeptes. Elle croisa le regard de Pas qui était présentement attablée, se servant généreusement dans le plat qu’elle avait préparé avant leur départ pour le monde réel. Sans crier gare la mauvaise jumelle envoya voler l’assiette d’un revers de la main, étalant le repas sur le sol dallé. Après un regard noir elle s’éclipsa comme si de rien n’était sous le regard médusé de la femme aux éprouvettes.

Une fois de retour elle écouta à peine les explications du marabout, trop obnubilée par le fait que cette indienne à deux balles osait faire la pique-assiette. Elle ne laisserait pas passer ça à leur retour, à ça non ! Si elle avait si faim, El’ était prête à lui faire boire ses flacons un à un jusqu’à ce que cette rapace n’en puisse plus. Ou meurt. Et oui, l’adolescente était du genre à avoir toujours le cœur sur la main. Donner sans compter c’était son crédo, surtout quand il s’agissait de donner des coups.

- Quand je tiendrais cette salope elle le sentira passer ! siffla-t-elle entre ses dents en se remettant debout.

Mais malgré sa colère légitime elle n’arrivait pas à se concentrer sur les futurs sévices de cette profiteuse. Si elle l’avait légèrement sentit lorsqu’elle était à Dreamland elle n’avait désormais plus aucun doute. Le danger rodait. Et si ce n’était qu’une intuition pour Ace, elle le sentait pour sa part jusque dans le tréfonds de son âme. « Warning » s’écrivait en lettres de feu dans son esprit sans qu’elle ne puisse discerner pourquoi. Elle ne sut que c’était lié à l’un de ses pouvoirs que lorsqu’elle sentit ses muscles bouillonner sous sa peau, prêts à subir une expansion éclair.

- At… commença la psychotique alors que le Ken actionnait la poignée.

Mais c’était trop tard. Il avait déjà fait deux pas dehors et cette série de cliquetis métalliques ne pouvait être que celui de sécurité qu’on retirait. Son sang ne fit qu’un tour et elle plongea au dehors, Jade sur les talons.

La lumière des spots étaient éblouissants si bien qu’elle mit sa main en visière pour ne pas être aveuglée. Les flics avaient formé un cordon de sécurité autour de la zone et une dizaine de flingues au bas mot étaient pointés sur eux. Le sang de la bête s’agitait en elle et lorsque l’un des policiers pointa sur arme sur Jade, lutter contre devint impossible. Dans un éclair de douleur ses muscles gonflèrent sous sa peau, ses os craquèrent dans leur croissance accélérée et une épaisse toison poussait à une vitesse effrayante sur ses bras difformes. Mais le pire était son visage, le sentir s’étirer et se recomposer en museau hérissé de dents aiguisées comme des lames de rasoir lui donnait l’impression de se faire retaper au marteau et au burin. Elie voulu crier… elle hurla.

En une seconde à peine l’adolescente qu’elle était s’était transformée en monstre, mi louve-mi humaine mais comiquement toujours vêtue de ses vêtements de prostituée qui s’étaient adaptés à sa nouvelle forme. Gênée par ces vêtements peu pratiques elle les déchira sans ménagement dans un grondement sourd alors que la ligne de flic reculait sensiblement. Le moins qu’on puisse dire était qu’ils ne s’attendaient pas à ça.

Dans son esprit presque animal Elie ne put s’empêcher de se demander ce que le pyromane penserait d’elle maintenant. Ce n’était plus les effets d’un stupide déguisement, ni l’appropriation de quelques caractéristiques lycanthropiques. La mauvaise jumelle était ni plus ni moins devenue une bête musculeuse de 2 mètres de haut, bestialement féroce. Son regard doré croisa celui d’Ace un bref instant avant qu’elle ne fonce sans crier gare vers les agents les plus proches. Pour sauver Jade, mais aussi celui avec qui elle avait choisi de partager son semblant de vie.

- PARTEZ ! PARTEZ ! gronda-t-elle à peine compréhensible alors qu’elle envoyait voler un pauvre homme d’un coup de patte, labourant au passage son visage de ses griffes.

Le voir se fracasser contre une voiture fut l’évènement qu’il fallait pour tirer ses collègues de leur torpeur. Les coups de feu se mirent alors à fuser et si elle pouvait en éviter la plupart, les feux croisés ne la laissaient pas indemne. Une balle vint érafler son épaule, puis une autre traversa son oreille de part en part. Sous le flot d’adrénaline la lycan’ le remarqua à peine. De toute façon sa vie n’avait que peu d’importance, seule celles des autres comptaient.

Depuis sa sortie de transe, Jade était dans un état second. Elle avait beau savoir que la situation présentée par le marabout n’arrivait que dans des cas bien particulier, elle avait peur de tellement stresser en essayant de revenir que son esprit se perdrait pour l’éternité dans les limbes. Elle se voyait déjà flotter dans le néant comme un bateau fantôme pour les siècles et des siècles. L’adolescente réprima un frisson et enserra ses épaules de ses bras pour y chercher un réconfort qu’elle ne trouva pas.

Ace et Elie avaient l’air pressés de s’en aller, ou tout du moins c’est ce qu’elle crut en les voyant sortir alors qu’elle venait à peine de se remettre debout. La bonne jumelle couina un « attendez-moi ! » avant d’attraper le poignet de Melena pour l’entrainer à l’extérieur. Elle regretta aussitôt son geste.

Ils étaient foutus. Bon pour la taule au mieux, pour le cimetière au pire. A la vue de la foule qui les attendait dehors son corps tout entier se mit à trembler de manière irrépressible. Les larmes lui montaient déjà aux yeux avant même qu’on ne leur ordonne de lever les mains bien haut et de ne pas faire de geste brusque, avant même que le trou béant du canon d’une arme ne soit braqué sur sa tête. Son reflet dans une vitrine lui renvoya l’image de sa silhouette grimée de manière ridicule mais le détail qui la choqua fut ce point rouge au beau millier de son front.

Jay glapit, Elie hurla.

- Oh non… pas ça… geignit Jade dont le cœur s’emballait plus que de raison.

Maintenant que son double devenait incontrôlable tout était fichu. Elle pourrait s’enfuir mais pour aller où ? Elle serait juste seule, désespérément seule, abominablement seule. La solitude était la pire des punitions qu’on pouvait infliger à un être si faible, incapable de gérer la moindre situation de crise. Et là ils étaient en plein dedans. La lycan’ se jetait à corps perdu sur la flicaille sous l’œil horrifié de Jade qui s’attendait à la voir se faire cribler de balles d’un instant à l’autre. D’ailleurs les balles commencèrent aussitôt à fuser et l’adolescente s’accroupit sur le sol pour enserrer ses jambes de ses bras avant de se balancer d’avant en arrière comme un pendule dans un effort désespéré pour se calmer.

- Je vais mourir, je vais mourir, je vais mourir, je vais mourir…

Impossible de dire autre chose, de penser à autre chose, de faire autre chose. Sa mort prochaine semblait être le point d’orgue de ses mésaventures dreamlandiennes. Elie lui grognait de partir mais elle l’entendait à peine. La panique la gagnait par vagues, de plus en plus hautes, de plus en plus menaçantes jusqu’à ce qu’elles la dominent de toute leur hauteur pour la paralyser complètement. Le cœur de la jeune fille rata un battement et son corps se dématérialisa.

La bonne jumelle mit une bonne dizaine de secondes à comprendre qu’elle était à présent inconsistante. Ce ne fut que lorsqu’une balle traversa sa tête de part en part sans faire de dégâts qu’elle réalisa ce qui venait de se passer. Le soulagement la gagna, bien vite remplacé par une nouvelle vague de panique. Non pas pour elle mais pour Melena, Ace et Elie qui étaient loin de partager ses dons. L’envie de fuir sans demander son reste la travaillait sérieusement, motivé par la peur de voir son pouvoir s’arrêter, mais elle ne pouvait pas se résoudre à les abandonner. Surtout que dans sa caboche embrouillée, tout était forcément de sa faute. Ça devait être le mec de sa classe qui avait tout cafté, qui d’autre ?

Un policier prit un malin plaisir à la contredire aussitôt en se saisissant d’un mégaphone pour crier à l’adresse de leur groupe derrière l’abri relatif que lui offrait la portière ouverte de sa voiture de fonction :

- VOUS ÊTES CERNÉS ! TOUTE RÉSISTANCE EST INUTILE ! CESSEZ D’UTILISER VOS POUVOIRS ET METTEZ LES MAINS… LES PATTES SUR LA TÊTE ! NOUS N'HÉSITERONS PAS A VOUS ABATTRE EN CAS DE RÉSISTANCE ! JE RÉPÈTE AUTUMN : VOUS ET VOS AMIS ÊTES CERNÉS !

Le visage de Jade se décomposa sous le coup de l’étonnement. Autumn ? Melena Autumn ? Alors ce n’était donc pas elle qui avait attiré l’attention… son camarade de classe n’avait probablement pas vu au-delà du déguisement mais la nécrophobe s’était pour sa part baladée à visage découvert. Pire encore, elle avait utilisé son téléphone. Elle jeta un regard interloqué à sa camarade alors que la situation lui apparaissait progressivement comme une évidence. Dans sa victimisation permanente elle n’avait pas voulu voir plus loin que sa propre culpabilité, mais le fait est que la situation était au comble de l’horreur parce que l’irlandaise avait agi sur un coup de tête.

- Elie va pas aimer ça… murmura-t-elle avant de sursauter, une nouvelle balle passant au travers de son corps frêle.

Comme si le mauvais pressentiment ambiant se répercutait à la façon d'une maladie infectieuse, Melena sentit son cœur s’emballer au moment de repasser la porte. Les souvenirs de l’adolescent qui l’avait certainement reconnu lui revinrent en mémoire, leitmotiv obsédant qui ne pouvait plus quitter ses pensées désormais. Elle voulut crier pour empêcher Ace d’ouvrir la porte, leur dire de rester à l’intérieur, de sortir par autre part – comme une fenêtre de la façade opposée – mais c’était trop tard.

La main de Jade sur son poignet lui parut si glaciale qu’elle sursauta, mais elle se laissa entrainer sans mot dire, sans un signe pour le marabout. Le flash soudain des spots et le cliquetis des armes à feu qui se chargent flanquèrent à son cerveau une gifle monumentale. Son cœur se mit à battre un rythme maladroit et effréné, menaçant de briser chacune de ses cotes jusqu’à ce que sa cage thoracique vole en éclat. Alors qu’Elie subissait sa transformation lycanthropique et s'élançait sur les malheureux, l’irlandaise s’était jetée au sol au premier coup de feu.

Elle sentait que les projecteurs ne la quittaient pas, brulant sa peau comme autant de jets de flammes. En une fraction de seconde, l’adolescente eut l’impression que le monde s’effondrait, que plus rien de réel n’existait. La terreur explosa dans son cœur, menaçant de déclencher son premier pouvoir, enrayé par la volonté de toutes les fibres de son être. Elle avait besoin de rester mobile, de se battre, de fuir, parce qu’elle ne voulait pas mourir.

Le temps parut alors reprendre son cours normalement, entrainé par le concert de détonations. Melena roula sur le coté et matérialisa son coffre pour lui servir de bouclier de fortune. Adossée au bois épais, les battements sourds de son cœur faisaient bourdonner ses oreilles. En se tournant vers une Jade accroupie, prostrée comme une enfant au comble de la peur, elle sursauta en entrapercevant un projectile lui traverser la tête, mais réalisa alors que sa meilleure amie était devenue immatérielle. Parfait, au moins, elle était sauve.

- Barre-toi Jade ! Tu ne crains rien ! Et toi Ace tu...

La sommation au mégaphone lui glaça le sang. De remord, l’adolescente se mordit la lèvre inférieure. C’était de sa faute, complètement de sa faute. Elle les avait appelés, elle les avait provoqués, mais était ensuite retournée voir ses complices, portant la mort tapis dans son ombre. Ce n’était pas à Elie de les défendre, ni à Jade, ni à Ace qui n’avait plus aucun pouvoir dans cette dimension. C’était à elle de réparer ses erreurs comme elle le pouvait. Un sentiment galvanisant grandit en elle ; plus fort que la peur, ou bien au contraire engendrée par elle. Cette folie qui dormait sous les coutures de sa santé mentale rafistolée, cette force sinistre qui l’avait déjà rendue capable des pires horreurs à Freedoom.

Inspirant un grand coup, la nécrophobe se leva, mains sur la tête, comme on le lui avait demandé. Blanche comme une craie, ses membres tremblant, elle restait immobile, mimant d’attendre une autre indication de la part de la flicaille. Cette exposition lui coutait, mais elle était nécessaire : son instinct de nécrophage lui avait rapporté qu’Elie avait déjà fait une victime. Une fois que ses yeux couleurs d’orage avaient avisé le corps, elle s’efforça de se concentrer pour le faire se redresser du capot de voiture sur lequel il s’était écrasé.

Il ramassa son arme et s’avança au-delà de la limite imposée par les véhicules de fonction, sous le feu des projecteurs. Trop distrait par le lycan occupé à décimer leurs rangs, ou focalisé sur l’adolescente fragile qui faisait mine de se rendre, trop peu virent venir le cadavre qui avançait d’un pas chancelant, dressant son arme à l’aveugle et tirant en continu sous le contrôle de l’irlandaise.

- Bob ?! Mais MERDE ?! Qu’est-ce que…

Bien entendu, la nécrophobe n’avait aucun moyen de viser, mais les coups dans le tas balancés par sa marionnette eurent le mérite de défaire un peu le cercle d’officiers, et d’en toucher trois, dont un en pleine poitrine. Entre le loup garou et le mort-animé, ça dépassait les limites de l’entendement, mais les autorités ripostaient sans relâche, quand bien même aucune des blessures ne faisait flancher le cadavre.

- VISEZ AUTUMN BORDEL ! hurla soudainement la voix d’un policier qui avait compris le stratagème, ARROSEZ MOI CE MONSTRE !

In extremis, l’irlandaise se baissa pour recouvrir l’abri de son coffre à pantin morbide. Elle aurait presque pu compter le nombre de projectiles qui s’étaient écrasés comme son barrage improvisé avant que la carcasse sous contrôle ne vienne enfin lui faire face, comme elle le lui en avait donné l’indication. Elle était lacérée, criblée de balle, mais dans son état de mort, aucun de ces désagréments n’était un problème. Du bout des doigts, non sans hésitation, Melena effleura l’une de ses mains ensanglantées ; En prime du frisson dégouté qui la traversa comme une flèche, elle reçu la vision de l’officier au stand de tir, et une autre alors qu’il confectionnait des pancakes. Si la seconde des capacités était sans intérêt, la voleuse n’aurait pas pu espérer mieux que la première.

Elle n’avait plus qu’à lui voler arme et munition, pour être en mesure de faire des cartons qui porteraient secours à l’acte héroïque de la mauvaise jumelle. Tuer, encore. Mais dans une situation pareille, ça n’avait tellement plus d’importance. Après Sextus, Freedoom, l’accident de la matinée, la nécrophobe commençait réellement à croire que sa destinée se couvrait de cadavres ; et qu’importe qu’elle n’ait que 17 ans. Ses mains étaient suffisamment couverte de sang pour qu’un peu plus ou un peu moins ne fasse plus aucune différence.

Ca sentait mauvais, cette histoire… très mauvais ! Les flics avaient sans doute été prévenus de leur arrivée par un cafteur et s’étaient soigneusement préparés pour ne laisser aucune chance de s’échapper au groupe de voyageurs. Même si ces derniers ne pourraient jamais prouver que Ace en était un aussi, le simple fait qu’il accompagne non pas une, mais TROIS fugitives… C’était beaucoup trop gros pour un hasard. Il serait coffré avant même d’avoir le temps de dire « ouf » !

Déjà c’était la débandade du côté voyageur, avec Jade qui s’aplatissait à terre et Melena qui ne savait pas plus que Ace où se mettre. Elie bouillait intérieurement « et ça se voit à l’extérieur » : visiblement à la limite de commettre un meurtre, la mauvaise jumelle se transforma en une bête géante à la musculature imposante. Ace fit le rapprochement entre l’animal qui se dressait désormais devant lui et le costume d’halloween, les pouvoirs d’Elie… Elle pouvait se transformer en loup-garou !

Hallucinant ! Digne des meilleurs films de sci-fi, mais surtout très pratique. Le pyromane restait admiratif devant sa petite – enfin ‘petite’… – amie qui massacrait désormais les rangs de poulets, bien qu’une part de lui-même restait assez surprise voire méfiante. Personne ne savait jusqu’à quel point Elie pouvait se contrôler sous cette forme… Et pourtant, le regard qu’elle lui avait adressé avant de s’élancer… Non, c’était toujours elle, malgré cette apparence. C’était toujours la fille qu’il aimait et ça ne changerait rien. Jamais.

Une voix au mégaphone tira le pyromane de son état second, le faisant réaliser qu’il se trouvait au beau milieu d’un piège mortel où les balles fusaient dans toutes les directions. Pour le nombre de fois où Elie lui avait sauvé la vie, il commençait à comprendre que si elle faisait ça, c’était pour les aider à s’enfuir, pas pour qu’ils restent dans ses pattes à la gêner plus qu’autre-chose.
Melena… Elle allait morfler, celle-là ! C’était bien beau de se casser sans prévenir, mais elle s’était aussi faite repérer !! Et ça, c’était vraiment casse-couilles !

Le Ken desserra les poings. Il devait renoncer à se battre, de toute façon il n’avait aucune arme, donc aucune chance.
Une balle ricocha sur un mur près de lui et le bruit lui rappela que c’était un miracle s’il était encore vivant. Par instinct, il s’accroupit et se protégea la tête. Dans cette position, il glissa le long du mur pour trouver une zone un peu moins exposée. Par malchance, un des policiers remarqua sa tentative de fuite et le mis en joue ; le pyromane dut s’arrêter. Une deuxième fois, la chance lui sourit et ce fut cette fois-ci grâce à Melena qui utilisait les cadavres en leur faveur. La diversion ainsi créée permit à Ace de se faufiler derrière une voiture de police sans être vu – du moins l’espérait-il.

A travers la vitre, il voyait la scène sous un angle plus sécurisé. Un policier à terre avait fait tomber son arme ! C’était un peu loin, mais qui ne tente rien n’a rien. Au pif… ça faisait bien quatre ou cinq mètres, mais peut-être qu’en faisant vite..?

C’était vraiment une idée inconsidérée, suicidaire et irresponsable, à la réflexion. C’est pour ça qu’Ace la suivit. Se faufilant derrière les poulets, il parvint de justesse à récupérer le pistolet de l’homme tombé à terre et se décaler pour éviter de se faire marcher dessus par un policier visiblement très concentré sur sa cible. Bien qu’immense, le loup-garou ne se laissait pas faire, et ça ne rendait Ace que plus fier encore de sortir avec cette nana.

De retour derrière la voiture, le cœur battant à tout rompre sous l’effet de l’adrénaline, il regarda combien il lui restait de munitions. Cinq… Juste cinq !! Bordel, il irait pas loin avec ça !
Il chercha ses deux autres amies des yeux. Melena devait être à proximité de son coffre, et Jade… Où était-elle ? Ah ! Là-bas. Il n’était pas un tireur d’élite alors la dernière chose qu’il voulait, c’était de blesser l’une d’elle.

Trouver un angle de tir correct fut réellement pénible et il manqua de faire une ou deux crises cardiaques lorsqu’un agent se rapprochait trop près de sa position. Si l’un d’entre eux avait l’idée de venir se réfugier derrière la même voiture, le face à face risquait de ne pas être romantique…
Finalement, à force de contorsion et de patience, Ace eut enfin quelqu’un dans sa ligne de mire. Il tira. La balle passa à côté, mais le bruit fut couvert par les tirs des autres policiers : personne ne remarqua.

Il serra les dents, respira profondément et se remis à viser. Ses mains tremblaient ; il n’avait encore jamais tué personne directement, mais la situation ne lui laissait pas vraiment le choix. Et puis il refusait de prendre le risque qu’Elie soit blessée ou pire. S’il ne pouvait pas se battre à proprement parler, il pouvait au moins buter un de ces connards avec un flingue, non !?
Ace appuya une deuxième fois sur la gâchette. Le coup partit plus vite que prévu mais il toucha sa cible en plein dans le dos. Après un sursaut, le policier s’effondra sur le sol. S’il n’avait rien vu de la scène, ayant préféré se remettre à couvert, le pyromane avait tout de même entendu le bruit sourd du corps et le cliquetis du pistolet tombant au sol. Plus que trois balles. Trois sales cons à envoyer au cimetière s’il visait bien. Il retenta sa chance, mais cette fois-ci, un des flics le repéra et Ace manqua de peu de se prendre une balle en pleine tête. La balle vint s’écraser contre la tôle de la voiture, projetant une étincelle sur le pyromane qui retira sa tête rapidement, trempé de sueur et encore sous le choc. Sa vie avait défilé devant ses yeux… y’avait une balle.

Le monde se dessinait devant ses yeux en rouge et noir, seule la lune ronde qui dominait le ciel nocturne était baignée d’un blanc éclatant. Le bruit des coups de feu emplissait ses oreilles et l’odeur de la poudre ses narines. Sous sa forme lycanthrope elle pouvait presque voir les odeurs, filets pâles de lumières multicolores. Celle du feu se mêlait à celle de la transpiration, de la peur et du sang.

Le sang… il y en avait partout. Il coagulait dans ses poils sans qu’elle ne puisse savoir s’il s’agissait du sien ou de ceux des policiers qu’elle brisait entre ses doigts comme de vulgaires poupées en porcelaine. Si le premier n’avait pas survécu à son envol, le second ne fut pas plus résistant lorsqu’elle broya son crâne sous sa semelle en répandant son cerveau sur le sol. Elle le sentit à peine, ce craquement semblable à celui d’une noix qu’on brisait. Elle sentit tout aussi peu le souffle de la balle qui frôla sa queue en roussissant quelques poils au passage.

Prenant appui sans remord sur le crâne ravagé de sa dernière victime, Elie sauta sur le capot d’une des voitures de police qui s’affaissa sous son poids dans un grincement inquiétant. Elle y planta ses griffes comme dans du beurre alors qu’elle cherchait autour d’elle la présence de ses trois compagnons. Malgré le chaos ambiant le prédateur qu’elle était n’eut aucun mal à les trouver et malheureusement ils s’étaient éparpillés comme des feuilles mortes dans le vent. Elle aurait voulu tous les défendre mais ne savait pas par où commencer et par défaut elle s’attaqua à la personne la plus proche en refermant ses crocs sur son cou après avoir bondit en avant sur trois bons mètres.

Il en venait plus, toujours plus. Elle avait beau les abattre, les dépecer, les lacérer, les écraser, les réduire en charpie… il en venait toujours plus, comme une nuée d’insectes nuisibles. Les efforts fournis par Melena avec son cadavre ambulant ou Ace avec son flingue volé, ou même les siens ne menaient à rien. Ils viendraient en masse jusqu’à ce qu’ils tombent d’épuisement et même si elle le percevait au travers de la bestialité qui avait pris le contrôle de son esprit, la mauvaise jumelle ne pouvait pas se résoudre à baisser les bras.

Puis vinrent les chiens. Les babines retroussés ils n’attendaient que l’ordre de leurs maitres en uniforme pour refermer leurs crocs sur leurs mollets, voire sur leurs gorges offertes si l’occasion se présentait, et celui-ci tomba comme un couperet.

- NON ! gronda-t-elle alors que les canidés s’approchait à une vitesse folle de ceux dont la vie lui était plus chère que la sienne propre.

Trop de cibles, impossible de savoir où aller, son esprit animal ne savait plus où donner de la tête alors que d’un instant à l’autre ils allaient tous se faire mettre en pièce. Par pur instinct elle hurla alors à la lune. Le cri puissant s’éleva vers les cieux et le temps sembla se mettre en pause l’espace de quelques instants. Les chiens hésitèrent puis s’arrêtèrent dans leur course avant de lever leurs yeux humides vers Elie. Son regard mordoré croisa celui de la meute et soudain elle comprit.

- PAS NOUS ! EUX ! ATTAQUER EUX ! aboya-t-elle en pointant de l’une de ses longues griffes encroutée de sang les policiers qui n’en menaient pas large.

C’était le retournement de situation inespéré. Les chiens policiers se retournèrent contre leurs maitres et alors que la mauvaise jumelle profita de sa victoire toujours perchée sur le capot défoncé du véhicule de fonction elle sentit quelque chose la brûler à hauteur de l’estomac. Ça s’était logé profondément dans son abdomen, déchirant les muscles et perçant son estomac. Dans un hurlement rauque de douleur la lycan sauta au pied de la voiture qu’elle attrapa à hauteur du parechocs. Elle banda ses muscles et souleva l’automobile qu’elle envoya basculer sur la cause de son mal. Le jeune homme tout juste diplômé de l’école de police n’eut pas le temps de reculer de plus de deux pas que ses jambes se retrouvèrent écrasées sous l’amas de métal tordu.

A travers le flot d’adrénaline qui déferlait dans ses veines elle sentait la douleur pulser, aigue. Son sang s’écoulait de la plaie en épais filet et emmêlait ses poils dans un agrégat sinistre. La bête comprenait bien que son énergie irait désormais décroissante pour s’éteindre sous peu et son instinct animal lui dictait la fuite. D’une démarche un peu plus maladroite qu’elle ne l’était au naturel Elie fondit vers Ace pour le prendre dans ses bras, ramassa Melena comme s’il s’agissait d’un sac à patate et ne s’arrêta que lorsque sa patte passa au travers de Jade, toujours prostrée.

- Jade… pas toucher Jade… geignit-elle sous l’effet de la frustration et de l’urgence.

C’était le chaos total, un cauchemar dont elle était incapable de se réveiller. L’esprit paralysé par la peur de Jade lui répétait inlassablement qu’elle ne voulait pas voir ça, elle ferma donc les yeux. C’était bien pire ainsi. Chaque détonation la faisait sursauter en lui arrachant un cri, les bruits des os qui se brisaient lui retournaient l’estomac autant que celui des chairs lacérées, l’odeur entêtante de la poudre et du sang lui donnait la migraine… combien aurait-elle donné pour une télécommande équipée du bouton pause ou une carte « sortie de prison » ? A l’heure actuelle n’importe quoi. Juste pour que tout s’arrête et que la paix revienne.

Elle ne cessa pas un instant de se balancer d’avant en arrière les paupières clauses, pas même quand l’ordre d’abattre Melena fut lancé haut et fort ou que le hurlement de douleur de son double révélait une blessure grave. L’adolescente se trouvait dans un état second qu’elle refusait désespérément de quitter de peur de devoir affronter la réalité. Les secondes s’écoulaient puis les minutes, au milieu du brouhaha incessant de la bataille, tandis que l’esprit de la bonne jumelle s’évadait ailleurs, vers les recoins de son esprit où logeaient ses souvenirs.

Les chiens… elle se rappelait des chiens. Ils étaient deux et étaient venu les cueillir jusque dans les égouts où ils avaient trouvé refuge. La nuit était tombée depuis longtemps et dans le ciel la lune pleurait. Dans l’obscurité humide du conduit elle avait frôlé la mort de peu cette fois aussi, comme tant d’autres au point qu’elle n’arrive plus à les dénombrer. Peu importe la réminiscence qu’elle piochait au hasard tout tournait toujours mal, à croire qu’une malédiction pesait sur sa tête. Elle en regrettait presque de ne pas être morte ce jour-là . Presque.

Les gémissements d’Elie finirent par la sortir de sa torpeur. Impossible de savoir combien de temps elle était restée là, prostrée à même le sol, mais ça lui semblait être une éternité. Jade se résigna à contrecœur à ouvrir les yeux pour les lever vers le monstre qui lui faisait face et qui grattait le sol avec dépit comme si ça avait pu lui rendre sa mobilité. C’est la vue de la plaie béante de son double qui acheva de la faire émerger.

- Que… Elie ! Tu… on t’a tiré dessus !

On aurait presque pu croire qu’elle venait d’arriver en la voyant ainsi atterrir, les yeux ronds. Elle comprit néanmoins relativement vite l’urgence de la situation à la vue des policiers en proie aux chiens et du passage libéré par la voiture renversée, aussi se mit-elle à courir avec le loup sur les talons. Ses escarpins ne facilitaient pas l’opération et après avoir manqué plusieurs fois de se tordre la cheville elle abandonna la paire de gucci hors de prix dans le caniveau. Elle pinça alors les lèvres pour se convaincre que ce contact humide sous la plante de ses pieds était de l’eau et non du sang.

Elle courut longtemps dans les rues de mission’, se glissant dans les ruelles obscures lorsqu’une voiture de police passait en trombe, sirène et gyrophare allumés. Son cœur battait la chamade et martelait ses côtes au point de lui donner la quasi-certitude qu’elles en finiraient brisées pourtant elle n’arrivait pas à se convaincre de ralentir l’allure. Ce fut El’ qui le fit lorsqu’elle s’écroula dans un terrain vague derrière de vieux entrepôts désaffectés. Dans sa chute elle lâcha Melena et Ace qui roulèrent un peu plus loin au milieu des bris de verre et des cannettes écrasées tandis que Jade s’arrêtait pour voir ce qui se passait. A la vue du corps affalée de son double, son sang ne fit qu’un tour.

- ELIE !

Tout en dérapant elle s’élança jusqu’au loup-garou étendu du le sol, les griffes crispées sur son ventre. Le danger étant éloigné depuis plusieurs minutes déjà les poils commençaient déjà à se résorber, le corps de la mauvaise jumelle retrouvant son aspect initial ce qui ne rendait la blessure que plus visible. Jay déglutit, prise de panique, et lorsqu’elle voulut prendre la main de sa moitié elle lui passa au travers.

- Non… non… je… non ! Merde ! Je vais… on va faire quelque chose. On va te soigner, t’inquiètes pas…

Sauf que celle qui avait besoin d’être rassurée c’était elle. Son regard horrifié tenta d’harponner ceux d’Ace et de Melena dans l’espoir qu’ils lui apportent une solution miracle qu’elle ne possédait pas. Ou peut-être que si, en fait. Elle pouvait partager leurs blessures non ? La perspective de se faire « à moitié » tirer dessus n’était pas pour lui plaire mais ce n’était pas le moment de chipoter. Jade ferma donc les yeux et tenta désespérément de se concentrer.

Comme si elle avait fait ça toute sa vie, recharger le revolver ne lui prit que quelques secondes. Abandonnant le lien sur le cadavre, elle jaillit brusquement, prenant appui sur le coffre, pour décocher des coups de feu aussi savamment que ne savait le faire le véritable détenteur de ce don. 6 balles avant qu’elle ne regagne sa cachette. Deux épaules perforées, trois vitres brisées et un impact sur un pare-choc. La migraine s’était invitée bien sûr, labourant sa masse encéphalique comme il le fallait, mais l’urgence rendait la douleur parfaitement secondaire.

Elie faisait un véritable carnage, mais Melena avait perdu Ace de vue. Tout ce qu’elle espérait, c’était qu’il ait eu la possibilité de s’échapper ; jamais elle ne se pardonnerait si l’un des membres de leur groupe venait à mourir par sa faute. Parce qu’elle n’était plus suffisamment saine d’esprit pour réfléchir convenablement. Dressant le métal glacé de l’arme contre son front, tentant en vain d’apaiser le feu qui ravageait l’intérieur de son crâne, l’irlandaise se concentra pour jaillir de nouveau de sa cachette.

Tout le reste du chargeur y passa. Cette fois, elle réussit à en tuer trois, mis à découvert par leurs véhicules endommagés, dont une jeune femme qui n’avait pas dix ans de plus qu’elle. Aucun remord, aucune émotion ne traversa le cœur tapissé de terreur de l’adolescente. Une riposte qu’elle n’avait pas vu venir lui siffla proche de la gorge, arracha un bon morceau de chair de son épaule au passage. La nécrophobe étouffa un hurlement en se cachant de nouveau. Ses bras minces tremblaient à cause des vibrations répétées de l’arme, la main qui maintenant sa blessure se poissait de sang, et la horde de policiers ne dégrossissait pas.

Pale comme une craie, haletante et suante, elle s’efforça de surmonter son horreur viscérale pour fouiller les multiples poches de son cadavre avachi sur le sol, jusqu’à trouver d’autres munitions. Toutefois, à peine eut-elle achevé sa besogne, gênée par sa blessure, une série d’aboiements féroce parvint à percer le concert de détonations. Les chiens ? Elle n’avait pas pensé à cette éventualité, et cette dernière sonnait le début de la fin. Les canidés eux, n’hésiteraient pas une seconde à venir la débusquer derrière son bouclier improvisé et là, plus rien ne les retiendrait. Ni son arme volée, si ses bras frêle, ni aucun de ses pouvoirs de voyageurs.

Le hurlement à la lune de la mauvaise jumelle la pétrifia et pourtant… il fut l’élément salvateur. A l’instar du sifflet que l’irlandaise possédait à Dreamland, la psychotique devint instantanément celle à laquelle les chiens obéiraient au doigt et à l’œil, et ce pour le plus grand malheur des forces de l’ordre. Bien sûr, cette déconfiture ne serait certainement pas un point final à l’affrontement, et elle avait un prix : Elie fut toucher par balle, une blessure bien plus grave que celle qui ornait son oreille.

Tandis que le lycan ouvrait le passage en offrant à un jeune diplômé le reste d’une vie dans un fauteuil roulant – s’il survivait à l’hémorragie – Melena s’était redressée une ultime fois pour tirer dans le tas à l’aide de ses facultés copiées, faisant mouche sur certains des flics déjà en prise avec les canidés. Le flingue lui échappa des mains quand son ancienne rivale la souleva comme un sac à patate et l’entraina loin de sa protection, Ace dans ses bras et Jade immatérielle ouvrant la marche.

Chacun des pas lourds de la bête qui frappait le sol lançait dans son crâne une explosion de douleur. Elle essaya bien de se débattre, mais c’était peine perdue : sa complice la maintenait fermement, chercher à s’échapper ne lui ferait gagner que de nouvelles blessures sur les griffes du loup garou. Même si ils s’éloignaient de la zone où ils avaient été encerclés, même si pour l’instant, on ne les avait pas repérés, son cœur refusait de ralentir.

Ce n’était que le début : après leur démonstration de force, et le véritable carnage qu’ils avaient fait, on lancerait une armada à leur recherche. Helico, escadrons entiers, toute la panoplie du fugitif dangereux les traquera jusqu’à ce qu’ils soient hors d’état de nuire. Mais qu’est-ce que ses parents adoptifs allaient penser de tout ça, en suivant les informations ? Ce n’était plus un accident désormais : leur fille adoptive était une criminelle, et pas de n’importe qu’elle sorte ; de celle qui assassine des représentants de l’ordre.

La chute d’Elie mit fin à ses pensés alors que rouler au milieu des débris lui offrit quelques coupures supplémentaires. Melena gémit en se redressant, son corps tiraillé par la souffrance, mais ce n’était rien comparé à ce qu’endurait la mauvaise jumelle. Maintenant qu’elle avait reprit sa forme humaine, sa blessure par balle était clairement visible, et elle n’était pas bien jolie – voire pas du tout.

C’était de sa faute. La culpabilité gonflait dans sa poitrine, menaçant de compresser mortellement ses poumons et son cœur. Ses yeux gris fixés sur son ancienne rivale, l’irlandaise n’osait croiser les regards ni de Ace, ni de Jade. Pourtant, lorsqu’elle cette dernière avança pour se réconforter qu’on allait soigner son double, la nécrophobe souffla :

- Je vais le faire…

Elle voulut avancer une main pour caresser la joue d’Elie, puis réalisa la poisse vermeille qui la recouvrait. Avortant son geste, elle répéta un peu plus fort :

- Je peux la soigner, avec mes pouvoirs… mais il me faut un… vieux cadavre. Même un animal, ça n’a pas d’importance…

Ça la répugnait d’avance, mais elle devait au moins ça à la psychotique, et bien plus encore. Vu l’endroit où ils se trouvaient, peut-être était-il possible de trouver quelque chose dans le coin et si c’était le cas, elle espérait que son nouvel instinct morbide ne lui ferait pas défaut cette fois.

La gifle et les paroles d’Elie lui étaient toujours restées en tête, mais elle ne pouvait pas les considérer dans un moment pareil. Cette adolescente caractérielle était son amie, une part de celle qu’elle aimait, une personne malheureuse qu’elle avait appris à connaitre… elle la sauverait, même si ça ne changerait rien du tout à la suite.

Le cœur tambourinant et la respiration haletante, Ace n’osait plus regarder par-dessus le capot de la voiture. Le policier qui l’avait vu arrivait-il ? Rien à foutre : il préférait encore se faire trouer la gueule dans 30 secondes plutôt que maintenant. Blanc comme un linge, il attendit son bourreau l’arme au poing ; des fois qu’il arrive à tirer le premier… Lucky-Luke l’avait toujours fait chier ; il préférait les Dalton. Et maintenant, il imaginais parfaitement ce que ces quatre lascars pouvaient ressentir. *Merde, Feu’ ! Casse-toi d’mon crâne !!*

Au lieu d’un homme, ce fut un chien avec qui il tomba nez à… truffe..? Ce sale clébard le regardait en grognant ; le sang du pyromane ne fit qu’un tour. Avec la brigade cynophile aux trousses, jamais ils ne réussiraient à s’enfuir. Déjà, le molosse patibulaire s’avançait, près à sauter à la gorge du jeune homme qui se recroquevilla dans l’espoir de sacrifier ses jambes et ses bras plutôt que sa vie.

- Putain, casse-toi, sale bête ! Casse-toi !!
Un geste de la main un peu trop téméraire faillit lui coûter cette dernière : ce chien-là n’avait pas été dressé à chercher des champignons ! C’était vraiment débile de gâcher une balle pour un animal à la con, mais il ne voyait pas d’autre choix… C’était fini s’il n’attaquait pas le premier. Il avait d’ailleurs entendu des histoires selon lesquelles une fois qu’ils mordaient, ces clebs ne lâchaient qu’une fois la proie morte.

Hésitant, le Ken brandit l’arme une ultime fois, mais l’animal le délaissa totalement pour s’intéresser au hurlement d’Elie-garou. En alerte, les oreilles dressées, le chien ne bougea plus, ne répondant même plus aux ordres de son maître qui semblait médusé. Ca lui apprendrait, ce con, à se mesurer à eux !! En chef de meute, la mauvaise jumelle appela les chiens à se rebeller contre leurs alliés ; s’ensuivit une boucherie sans pareille. Si les cynophiles étaient équipés pour palier à ce genre de situation, les flics de base, eux, morflaient grave.
- HAHA ! Ouais, vas-y, l’clébard ! Casse-lui la gueule ! Wouhou !!

Pas le temps de se réjouir de cette victoire qu’il fut aussitôt attrapé et soulevé dans les airs avec une facilité déconcertante : c’était Elie qui volait une nouvelle fois à son secours. La situation était assez chaotique pour tenter une percée et s’enfuir à toutes jambes pattes.
De son autre bras, la louve se saisit de Melena et fonça en direction de Jade mais ne réussit qu’à passer au travers de cette dernière. Elle devait avoir activé son pouvoir, celui de se rendre inconsistante ! Elie ne semblait pas vouloir renoncer à la laisser là ; il fallait faire quelque chose.

- Lève-toi, cours ! On s’arrache cria le jeune homme à l’intention de la bonne jumelle. Sans tarder, cette dernière prit ses jambes à son cou et le quatuor fila aussi vite que possible à travers Mission District. Transporté comme un sac à patate, Ace ne voyait ni où il allaient, ni s’ils étaient ou non poursuivis. Et la bagnole qui était restée là-bas !! Si les flics l’embarquaient, ils allaient remonter jusqu’à lui et non seulement il serait foutu en taule, mais en plus son père allait le décapiter… ou pas : tant qu’il récupérait sa voiture, ce vieux singe ne ferait même pas attention à son fils. Sale con.

Une fois arrivés dans le trou du cul de San Francisco, Elie s’écroula, projetant Ace et Melena dans les airs ; ces derniers finirent leur course trois ou quatre mètre après la louve en une série de roulés-boulés. La tête entre les mains, Ace tentait de faire fi de la douleur causée par la chute, mais ce furent les cris de Jade qui le firent se relever en un éclair. Il était arrivé quelque chose à Elie !!
Vite, le fils à papa courut après de la mauvaise jumelle qui retrouvait forme humaine, dévoilant une blessure atroce au milieu de son ventre. Il fut pris de sueurs froides devant ce spectacle et le fait qu’elle soit à poil ne l’égayait pas d’avantage, à vrai dire.

Immobile, il la regardait tout en sachant très bien qu’il ne pouvait rien faire pour l’aider. Le regard insistant que lui lança Jade ne le fit que culpabiliser d’avantage ; il serra les poings. Elle risquait de crever et tout ce qu’il pouvait faire, c’était regarder comme un con qu’il était ! Le doigt de la gâchette le démangeait de retrouver ces fils de putes qui avaient tiré sur sa petite amie et les crever eux aussi.
Mel et Jade pouvaient l’aider, elles. L’une en mangeant un cadavre – il n’en voyait aucun par ici, malheureusement – et l’autre peut-être grâce à un pouvoir : elles étaient jumelles, il devait bien y avoir un truc à faire, ou quoi, merde !!

Et lui, toujours là, incapable de faire quoi que ce soit… Il s’agenouilla, prit la main de la mauvaise jumelle et lui murmura à l’oreille :
- On va t’soigner, j’te l’promet.. Tiens l’coup !
Dans la seconde qui suivit, le pyromane décolla, courant aussi vite qu’il le pouvait à la recherche d’un cadavre comme l’avait demandé Melena. C’était tout ce qu’il pouvait faire et il ne comptait pas baisser les bras !
Ils avaient peu de temps, aussi, à cause des chiens qui ne tarderaient pas à prêter à nouveau allégeance envers leurs maîtres et pister les fugitifs. Si les hommes étaient faciles à berner, l’odorat canin l’était largement moins !

Vérifiant chaque bouche d’égouts, chaque ruelle à la recherche d’un rat, d’un chien… ou d’un SDF, Ace commençait à perdre haleine. Mais il refusait d’abandonner Elie comme ça ! Il ne trouva rien d’autre que des détritus et alors que son cœur se résignait désagréablement au point de le faire abandonner, il le vit, là, près d’une poubelle : un chat gris et blanc… et mort ! Bordel, il avait trouvé ! Ce machin puait effroyablement ; si avec ça Mel ne pouvait rien, alors… non ! Il fallait que ça marche ! Et peut-être que la nécrophobe aurait elle aussi trouvé quelque chose de son côté…

Il ramassa le cadavre de l’animal sans aucune précaution et sprinta en direction du terrain vague où la mauvaise jumelle attendait la régénération salvatrice. Il se perdit une ou deux fois au détour de quelques ruelles qui lui avaient semblé familières, mais finit enfin par retrouver le chemin du retour.
Lessivé, crachant ses poumons, Ace déposa la carcasse du félin et s’affala au sol.
- Chier… ‘ai fait… aussi vite… que j’ai pu… trouvé… que ça.

Elie courrait aussi vite que ses jambes –pattes- voulaient bien la porter mais c’était plus par volonté que parce qu’elle en était capable. Si les corps de ses amis lui avaient d’abord paru aussi légers que des plumes ils la faisaient ployer désormais et ralentir sensiblement sa course. A chaque virage elle dérapait sur ses énormes mains poisseuses de sang, heurtant parfois les murs, parfois une benne à ordure, parfois un vieux tacot… mais aussi variés furent-ils chaque choc provoquait la même douleur poignante dans son abdomen. Et si son corps lui hurlait d’arrêter, son esprit lui ordonnait de courir. De filer droit devant elle jusqu’à semer les policiers ou mourir.

Le monde ébène et écarlate commençait dangereusement à se troubler devant ses yeux alors qu’elle s’engageait dans un terrain vague assez éloigné des voitures de flics pour que le bruit des sirènes ne soit plus qu’une chimère. Ou alors sa blessure avait eu raison de sa capacité d’attention ? Elle venait d’avoir ses jambes puissantes après tout… Les muscles de la mauvaise jumelle lâchèrent comme un élastique qui claque et elle s’écroula de tout son long au milieu des détritus qui jonchaient le sol. Alors qu’Ace et Melena lui échappaient elle poussa un cri plaintif qui mourut dans sa gorge alors qu’elle roulait sur le dos.

Son corps entier la faisait souffrir mais son ventre encore plus. Et cette douleur devenait de plus en plus réelle, de plus en plus concrète à mesure que son corps lupin redevenait humain. Lorsque son esprit reprit le dessus sur son instinct animal l’adolescente eut l’impression qu’on lui lâchait un parpaing sur l’estomac et se plaqua les mains sur sa blessure comme si ça avait pu mettre fin à la douleur. Le fait qu’elle soit en tenue d’Eve était bien le dernier de ses soucis à côté de la mare rouge qui s’étendait peu à peu sous son corps secoué de frissons irrépressibles.

Les paroles de Jade, celles d’Ace et la main qui pressait la sienne… tout ça semblait tellement lointain. C’était comme voir le monde depuis l’autre côté d’un miroir. Tout était flou, déformé et distant.

- C’est bon je vais…

Elle s’était voulue rassurante mais la violente quinte de toux qui suivi en lui arrachant un cri de douleur prenait un plaisir particulièrement sadique à la contredire. Et pourtant elle le pensait. Elle allait bien, tout simplement parce qu’ils allaient bien.

La psychotique aurait voulu dire plus, bien plus, comme tenter une blague ou embrasser le pyromane mais celui-ci lui échappait déjà. Impossible de savoir où il partait, leurs mots n’étaient plus qu’une infâme bouillie dont elle ne retirait aucun sens. La douleur prenait trop de place dans son esprit pour en laisser à la réflexion. Elle comprenait bien vaguement que Jade tentait de récupérer une partie de ses blessures mais à chaque tentative l’éclair qui traversait le ventre de son double la faisait reculer. A force de se mordre la lèvre lorsque la balle prenait un malin plaisir à monter et descendre au travers de ses chairs lors des tentatives de soins ratées celle-ci avait fini en sang.

Dans le ciel au-dessus d’elle les nuages s’aggloméraient, menaçant. L’air humide de la nuit avait l’odeur de l’orage ce que les éclairs fugaces de lumière qu’elle apercevait ne confirmait que trop. Une goutte tomba, puis deux, puis des centaines et des centaines de milliers jusqu’à ce que la terre sur laquelle elle était étendue se transforme en boue. *Vraiment pas de pot* pensa-t-elle avec un sourire qui tenait plus du rictus qu’autre chose devant cette expression de la colère divine. Avec le recul elle se rendait compte du massacre qu’elle venait de faire, des familles qu’elle avait amputé d’un membre sans même réfléchir une seconde. Se dire que ce n’était pas sa faute n’aidait en rien, bien au contraire. Elle avait peut-être mérité cette mort qui lui tendait les bras après tout.

Ses paupières se fermèrent lentement alors que son corps s’engourdissait. C’était comme si son corps entier était pris de fourmis mais Elie se surprit à penser que ce n’était pas si désagréable. La douleur semblait s’éloigner doucement, et alors qu’elle était à deux doigts de perdre conscience elle sentit les chairs de son ventre remuer. Non… pas remuer… se recomposer. C’était comme se faire triturer l’intérieur du ventre avec un bâton pointu et son le coup de la douleur et de la surprise la mauvaise jumelle bascula sur le côté pour vomir ce qui restait de sa pizza avant de retomber sur le dos.

La sensation d’abord atroce avait fini par être supportable, puis inexistante. C’est seulement alors qu’elle comprit que Melena l’avait soigné. Trop de sang avait été perdu pour qu’elle se mette debout et l’impression d’être passée sous un rouleau compresseur perdurait mais elle réalisait enfin qu’elle ne mourrait pas. Pas ce soir en tout cas.

- Je… hey… je crois que c’est pas passé loin.

Et elle se mit à rire, tout simplement parce qu’en pleurer n’aurait servi rien d’autre qu’à arroser la terre un peu plus que l’orage ne le faisait déjà.