La chasse à l'homme est ouverte !

Elipse se dressait juste à leurs pieds, jumelle sombre de San Francisco. Dans le couchant les buildings étendaient leurs ombres vers eux comme des doigts qui cherchaient à les saisir. On voyait encore de-ci de-là les dégâts causés lors de la nuit sanglante qui avaient mis un terme à la vie d’un grand nombre de voyageurs, cicatrices urbaines qui finiraient malgré tout par guérir. Mais il y avait des plaies plus récentes, qui s’ouvraient béantes dans le macadam et dans les façades des immeubles. De là où il se trouvait le petit groupe pouvait voir un missile au sourire carnassier qui semblait leur faire un sourire depuis les décombres du centre commercial dans lequel il s’était fiché...

C’était Gregory qui était arrivé le premier. Son premier passage à travers le trou de la taille d’une tête d’épingle l’avait catapulté à la périphérie de la ville, à l’entrée de la décharge municipale. Les immondices formaient un promontoire parfait pour contempler la dévastation à laquelle la ville était en proie. Il put aussi voir avec une clarté saisissante Dakota se matérialiser à une vingtaine de mètres devant lui sur le capot d’une épave de voiture et Melena sur le toit d’une cahute qui servait d’abris au gardien des lieux à 15 mètres de là. Plus par réflexe que par désir de s’associer ils s’étaient réuni au centre du triangle qu’ils formaient de prime abord. L’incompréhension, la colère, la déception, la peur, l’angoisse... toutes ces émotions tourbillonnaient sur leurs visages alors que leurs lèvres restaient scellées.

Celui qui brisa le silence fut un invité inattendu. Un cadavre à moitié décomposé s’extirpa du tas d’ordure, un pan de peau de son visage pendant lamentablement, ondulant au gré du vent. Son unique oeil vitreux ne quitta pas Melena un seul instant alors qu’une voix éraillée sortait par on ne sait quelle magie de sa gorge en lambeaux.

- «Nos maitres m’envoient, et avec moi un message.»

Sa main se tendit dans un craquement d’os alors qu’il écartait les doigts, dévoilant tendons à vifs, asticots et... une missive en piteux état. Il la déplia tant bien que mal et se mit à la lire d’un air cérémonieux.

- «Melena, nous t’investissons de ta première mission en tant qu’adepte. Tu devras partir à la recherche d’un inconnu puissant qui met Elipse à feu et à sang. Non pas que nous nous inquiétions de la santé des Elipsiens mais il serait bon d’avoir dans nos rangs un voyageur aussi doué, s’il s’agit bien d’un des vôtres. Ramène-le nous. Vivant ou mort, peu importe... même si nous préférerions ne pas avoir à nous fatiguer avec une cérémonie de résurrection. Nous avons déjà contacté les services d’immigration d’Elipse pour que tu puisses y pénétrer légalement, avec de l’aide s’il le faut. Et tiens toi à carreau, si nous devions faire le ménage derrière nos adeptes, autant nous en débarrasser, ce serait moins éreintant, alors contente toi de remplir ta mission. Kay et Chayan.»

Qu’elle le veuille ou non il fourra le papier dégoûtant dans la main de la nécrophobe et se retira sous le regard médusé de Gregory. BAD... Bienvenue à Dreamland !

Ses émotions, ses perceptions, ses sensations, tout avait disparu. Tout ce qui faisait de Gregory Williams un être humain s’était évaporé, laissant place au néant. Il n’y avait  plus de perception du temps, rien du tout, juste un vide qui avait tout aspiré. Puis, des pensées revinrent dans sa tête, comme s’il se reconstituait. Où était-il ? Depuis combien de temps était-il en train d’errer dans ce vide qui voulait l’aspirer ? Il luttait pour conserver l’intégralité de ses pensées, qu’il recouvrait petit à petit. Etait-ce ça la mort ? L’avait-on tué ? Il se souvint de l’épisode de la chambre, et comprit.

On l’avait drogué, pour le violer  et le tuer ensuite. En tout cas cela devait être ça, parce qu’il était mort non ? Pendant qu’il réfléchissait, le vide qui était tout autour de lui commençait à changer, à se modifier pour adopter une sorte de texture, sur laquelle certaines couleurs semblaient apparaître, puis redevenir du vide. Peut-être était-il toujours vivant mais en train d’halluciner ? Cela  il ne saurait le dire, mais les couleurs prirent le devant sur le vide, et il vit une sorte de lumière pointer au loin. Cette lumière se rapprochait de plus en plus, et le contact allait être imminent.

Soudain, Gregory sentit son cerveau reprendre le contrôle de son corps, et ses sensations revinrent à lui. Il venait d’arriver quelque part, en plein milieu d’une décharge qui précédait une ville qui disait quelque chose à l’hématophobe, sans pour autant qu’il sache quoi. La gravité reprit son rôle, et notre nouveau voyageur atterrit sur le sol poussiéreux. Il vérifia membre à membre qu’il était entier, se palpa le visage pour sentir qu’il était bien là, et se rendit compte que cela ne semblait pas être  un rêve. Il était trop lucide pour cela, et l’habituel flou qui régnait sur ses aventures nocturnes n’était pas présent. Pourtant, tout autour de lui suggérait qu’il était en train de rêver, ou du moins qu’il n’était nulle part sur la planète Terre  qu’il connaissait.

Rien à faire, il savait au plus profond de lui qu’il allait rester  ici pour un bon bout de temps. Le paysage à moitié dévasté et à moitié recouvert par l’ombre des gratte-ciels à la lumière d’un coucher de soleil lui donnait l’impression qu’il assistait à une guerre. Il était seul pour l’instant, et il se demandait  où commencer, mais l’attente ne se fit pas longue.

Il était arrivé ici depuis quelques secondes, et déjà quelque chose de bizarre se passa. Une jeune adolescente se matérialisa à quelque pas de lui,  sur le capot d’une voiture. Mais elle n’était pas seule, car une autre fille, un peu plus âgée, se matérialisa sur le toit d’une cahute, troisième point du triangle. Ils se rapprochèrent les  uns des autres, Gregory les dévisageant, essayant de comprendre ce qu’il se passait.

Il n’eut pas le temps de procéder à un examen rapide pour savoir si la situation était dangereuse ou pas, que le tas d’ordure qui gisait aux pieds de la fille aux cheveux peroxydés se mit à bouger  pour laisser place à un cadavre parlant. Le visage de Gregory se tendit sous le choc, adoptant une expression qui trahissait son étonnement et sa crainte. Mais le cadavre s’en fichait royalement, délivrant un message qu’il écouta d’une oreille distraite.

Le tas d’ordure fut restauré, le cadavre retournant d’où il était venu. L’hématophobe était toujours sur le choc, et n’était pas arrivé à bouger depuis l’apparition funeste. Il arriva cependant à conquérir ses émotions, et voyant le regard indifférent des deux inconnues, il se jeta à l’eau.

-C-c’était quoi ça ? On est où et pourquoi je suis arrivé là ? arriva-t-il à formuler malgré les récentes émotions.

Il s’efforçait  rester concentré et de ne pas succomber à l’envie de devenir fou. Pleins d’idées fusèrent dans sa tête, passant de la téléportation à Matrix, mais cela ne l’aidant pas, il préféra abandonner et voir si les deux filles lui répondaient. Si elles ne le tuaient pas …Mais il sentait qu’il pouvait au moins compter sur elles  pour essayer de survivre, dans ce monde qui semblait comme un jeu-vidéo, mais qui devait être bien pire que ça. Gregory essayait tant  bien que mal de prendre des repères, et de s’accrocher au fait qu’il pouvait toujours penser clairement et qu’il ne revenait pas à la fête pour ne pas perdre conscience. S’il s’évanouissait, il pouvait bien mourir, ou se réveiller seul, en plein milieu d’une armée de zombie. Qui sait ce qui pouvait lui arriver.

Tant bien que mal, il réussit à garder ses yeux ouvert et rester droit, comme si sa survie en dépendait.

HRP : Melena s’est reteint les cheveux en noir au fait


Melena s’était assoupie quand la voix d’Alexander retentit de l’autre coté de sa porte. Tiens donc, il était de retour ? Elle ne savait pas si c’était une bonne nouvelle. Quelque part, elle aurait préféré qu’il soit réellement parti, car ça aurait voulu dire qu’il avait une parole. A cet instant, il passait simplement pour un gosse capricieux qui avait piqué sa crise, et maintenant revenait en boudant.

« Bah voyons » marmonna simplement l’adolescente quand le frigophobe jura de l’accompagner, qu’elle le veuille ou non. D’ailleurs, ce fût comme si le destin souhaitait se moquer du jeune homme et lui démontrer qu’il ne pouvait rien faire contre lui. Avant qu’elle n’ait pu faire le moindre geste, Melena s’était sentie disparaître, le décor de sa chambre d’hôtel aspiré dans un flash de lumière.

Quand elle recouvra la vue, elle se trouvait sur une cahute désertée. Plus d'Alexander, plus de neige, plus de lutin. Le crépuscule déversait une lueur rougeoyante sur la silhouette d’une Elipse exsangue d’où s’élevaient encore des nuages de fumée noirâtre. La ville souffrait, ça se voyait, et cela ne tirait aucune émotion à l’irlandaise. Magnifique hasard toutefois, comme si une force supérieure avait voulu qu’elle puisse assister de près à ce qu’elle lisait dans les journaux depuis deux jours.

Une silhouette attira son attention. Pas celle du garçon : elle ne le connaissait pas et il avait l’air pommé. Non, l’autre, la gamine. Elle était persuadée de l’avoir déjà vue, mais ça faisait déjà longtemps… sur le slavedog millionnaire et l’Asmodée, peut-être au village du Père Noël quand ils étaient censés le retrouver. Bien. Faute de mieux, Melena vérifia que ses possessions avaient miraculeusement voyagé avec elle et descendit de son perchoir pour avancer à la rencontre des autres.

De toute évidence, ils venaient tous les trois d’être catapultés dans le coin, alors si aucun n’avait de réponse, ils avaient au moins les même questions. Les yeux gris de la jeune fille détaillaient les deux autres, attendant peut-être de voir qui allait parler en premier. Elle avait suffisamment voyagé pour savoir que prudence était mère de sureté et n’avait pas suffisamment de lien avec la blondinette pour feindre être contente de la voir. En fait, dans ses souvenirs, Dakota s’était même montrée plutôt exécrable.

Dans le silence de mort qui exhalait de la capitale éventrée, un bruit dans le tas d’ordure capta l’attention de la nécrophobe. Quand elle vit de quoi il s’agissait, son cœur fit un bond et elle effectua un léger pas de retrait. Pourtant, malgré la présence de Dakota et Gregory, c’était elle et elle seule que la charogne fixait de ses yeux vides, avant que sa voix surnaturelle ne l’informe qu’il était porteur d’un message de la part de Kay et Chayan.

Une chasse à l’homme hein ? Un frisson glacé lui donna la chair de poule. C’était la première fois qu’elle devait faire une chose pareille. Bien entendu, il y avait eu Charisman  ; mais lui avait une base dans les montagnes pour mener une opération malsaine et son organisation respirait le désordre mentale profond. Pour ce coup-ci, elle était mandatée seule. Seule à traquer quelqu’un – a priori – « comme elle » pour le livrer à ceux qui avaient réduit son âme en cendres. Les gardiens disaient vouloir cet intrus dans leur camp, soit, mais si c’était un autre mensonge ? S’ils ne voulaient que le torturer et l’anéantir ?

Ce n’étaient pas ses oignons, mais même si ses émotions restaient inertes, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’interroger : était-elle prête à avoir plus de sang sur les mains à cause des gardiens ? A être un simple soldat « obéis et ne pose pas de questions »… il faut croire que ce contrat s’était scellé au moment où le tatouage avait été appliqué au fer sur sa poitrine blanche.  

Du bout des doigts, la jeune adepte balança le papier dans son sac et regarda à nouveau Elipse. La grande, la belle jumelle de San Francisco, aujourd’hui mise à mal par une seule personne. Aucun des voyageurs avec lesquels elle avait partagé un bout de chemin ne saurait faire une chose pareille… l’auteur de cette catastrophe devait être plus ancien ; et plus fort. Trop fort.

Gregory la tira finalement de ses pensées, visiblement bouleversé par les événements. Melena le regarda brusquement, impassible, comme s’il s’agissait d’un rat grimpant sur le tas d’ordure dans son dos. Lui, il venait de débarquer, c’était sûr. Elle n’avait ni l’envie, ni la force de se lancer dans un exposé détaillé de ce qu’était le monde des rêves. Il le découvrirait bien assez tôt.

-    On est à Dreamland, résuma-t-elle sèchement, à Elipse plus précisément. Tu dois être inconscient dans le monde réel et ton esprit est tombé ici.

Une explosion retentit, quelque part dans le monstre urbain, puis une série de détonation déchira le crépuscule. Nouveau « boum » et un rire s’éleva dans le ciel enflammé. Cristallin, dément. Le cœur de la nécrophobe accéléra, martelant ses cotes fragiles. C’était son devoir de s’aventurer à l’intérieur de la cage au fauve… elle mourrait en désobéissant mais risquait de mourir en y allant. Un choix comme elle aimerait en faire tous les jours.

Son regard se posa alors sur Dakota. Elle n’avait pas vraiment changé depuis leur rencontre, si ce n’est que pour être encore en vie actuellement, elle devait en avoir traversé de belles aussi. Amorçant son départ, une bourrasque empestant la fumée et le sang balayant ses cheveux sombres, Melena déclara soudain :

- Bon, aucun de nous ne sait pourquoi on a atterrit ici et je suppose que ça se résoudra pas en se regardant dans le blanc des yeux toutes la nuit. Moi…  sa voix marqua une once d’hésitation, il faut que j’entre dans Elipse. Je ne vous propose pas de m’accompagner ? Vous n’aurez pas plus de chance qu’à l’extérieur.

Le blanc omniprésent avait disparu pour laisser place au gris sale du béton et au rouge intense du crépuscule. Dakota sentait le métal chaud du capot sous ses doigts, la fumée apportée par le vent qui lui arrachait des quintes de toux, l’odeur nauséabonde des immondices et pourtant elle ne voulait pas y croire.

- «James...»

Son regard glacé balaya les environs mais les seules sources de vie qu’il repéra fut un illustre inconnu à l’air perdu et la nécrophobe blafarde qu’elle avait croisé à bord du Slavedog Millionnaire. Aucune trace de son ami à l’horizon, pas plus que de point sur le traceur de son porte-monnaie. Un vide béant s’ouvrit dans sa poitrine frêle alors que ses mains se cramponnaient frénétiquement au chaton qu’elle tenait encore. Pourquoi ? Pourquoi lui faire ça à elle ? Lui donner l’illusion qu’elle n’était plus seule pour la lui voler aussitôt... c’était dur à reconnaître pour quelqu’un d’une nature aussi solitaire mais l’absence du psychotique lui pesait.

Avant de se lever pour aller rejoindre les autres au centre du triangle qu’ils formaient initialement elle griffonna à la va-vite sur un papier un simple «Ne t’inquiète pas, je te chercherai le temps qu’il faudra.» qu’elle attacha à la patte de Chouette. L’adolescente fixa un moment l’oiseau comme pour l’imprégner de sa volonté farouche et lui murmura :

- «Trouve James. Peu importe où il se trouve, même si pour ça tu dois traverser tout Dreamland. Je compte sur toi.»

Comme s’il avait compris le message le rapace s’envola sur-le-champ, déployant ses ailes immaculées, puis disparu vers le couchant. C’est seulement alors qu’elle accorda un tant soit peu d’intérêt à ceux que le Destin lui avait désigné comme camarades. Melena n’avait pas l’air de s’être arrangée avec le temps. Elle était passée de banale et blafarde à dépressive exhangue au regard vide. Quant à l’autre son air perdu traduisait clairement sa qualité de nouveau venu bien mieux qu’une enseigne néon. Expliquer la nature de ce monde était ennuyeux autant que fastidieux, aussi est-ce presque avec joie qu’elle accueillit l’arrivée du cadavre messager, baudruche grotesque et servile qui disparu aussi vite qu’elle était venue.

Et maintenant ? La missive indiquait clairement que l’irlandaise pouvait emmener des renforts et Dakota ne croyait pas au hasard. Pas ici. Si on les avait réunis c’était pour une raison bien précise et Dakota comptait bien s’en débarrasser pour pouvoir retrouver au plus vite son meilleur ami. Mais avant ça elle n’échapperait pas à la case questions, Mel’ étant bien décidée à se contenter du strict minimum.

- «Il y a plusieurs moyens d’arriver ici. L’hypnose, le coma, la drogue... Et c’est le point d’arrivée des gens comme nous. On nous appelle les voyageurs et ici nous ne sommes pas aimés. La dernière fois que j’ai mis les pieds dans cette ville les elipsiens ont orchestré une véritable chasse à l’homme. C’était un vrai massacre, rien de bien réjouissant. Et inutile de te dire que «mourir» ici ne rime pas avec «réveil», bien au contraire.»

La sensation gluante du tentacule autour de sa cheville se rappela à elle, tout comme la douleur du morceau de verre qui entaillait sa paume alors qu’elle cisaillait l’appendice avec la force du désespoir. Elle se souvenait de la douleur de la nécrose, de l’odeur de pourriture. De la panique et de l’abandon. De la nuit où elle avait connu James.

Une explosion soudaine l’arracha à ces sombres souvenirs pour l’ancrer dans la réalité. Qu’elle le veuille ou non c’était encore la guerre ici, mais à présent elle était prête. Pas rassurée... mais prête. Quoi qu’en dise le regard de Melena ou son attitude théâtrale. Le fait de se sentir sous-estimer acheva de titiller son orgueil. Pas plus de chance dedans que dehors ? Que croyait cette idiote ? Qu’elle était incapable de se défendre ?

- «Je ne sais pas pour lui, mais tu me crois vraiment sans défense ?»

Un maigre sourire sans joie qui tenait bien plus du rictus étira ses lèvres fines alors qu’elle croisait les bras.

- «Je ne vais pas te courir après, mais je pense que je ne suis pas là sans raison. Maintenant si tu penses que tu peux te passer de quelqu’un capable d’annuler complètement des pouvoirs, quelle que soit leur puissance, libre à toi de choisir d’y aller seule. De te passer de quelqu’un ayant copié, entre autres, les pouvoirs d’une puissante terroriste voyageuse.»

Elle posa sa main sur le bras de la nécrophobe et relâcha le cauchemar de James dont les images commençaient progressivement à venir la hanter. Sa victime si elle n’était en rien sensible à la perte de l’inconnu qui se noya de prime abord ne pouvait rester de marbre face à sa propre noyade. A la sensation de l’eau s’insufflant dans ses poumons, la faisant suffoquer. A la perte de conscience durant laquelle la question «me réveillerai-je jamais ,» s’imposait à l’esprit comme rengaine glauque. Celle si se mit en effet à trembler comme une feuille, en proie à la panique face à ce qui semblait être sa propre mort et Dak’ sembla même remarquer une larme fugace. Bien, il fallait que l’information passe, peu importe comment.

- «Te passer de quelqu’un capable de petits tours de ce genre, entre autres. Ce serait une réelle erreur de calcul.»

Sans se départir de son masque d’insensibilité la surdouée déposa son chaton sur son épaule et lui octroya une grattouille derrière l’oreille avant d’offrir de nouveau de l’attention à Melena.

- «Je ne suis pas là parce que j’ai besoin toi. Je crois même plutôt qu’un de leurs dieux tordus m’a amené ici parce que TU as besoin de moi. Aussi forte sois-tu tu n’es pas de taille face à ça.»

Et alors qu’elle finissait sa phrase une nouvelle bombe s’écrasa, donnant au paysage des allures d’enfer.

Tout cela semblait irréel, un cadavre sorti de nulle-part, une ville à moitié ravagée et qui continuait d’être bombardée régulièrement. Pourtant c’était bien ce qu’il se passait, et le mort de Gregory pouvait être bien concrète. Il se rendit compte qu’en pensant à tout ça, il avait gardé un air perdu depuis son arrivée ici, et essaya de se reprendre. Ce n’était pas tout à fait ça, mais c’était déjà mieux, et il balaya toutes les incertitudes sur sa situation, considérant que c’était bien lui qui était dans ce  monde. Il fallait juste faire comme si c’était normal, enfin si c’était possible.

Et puis il y avait apparemment des choses à faire ici, et ce n’était pas les deux filles qui allaient dire le contraire. L’adolescente par son âge semblait physiquement normale, mais sa façon d’agir témoignait d’autre chose, d’un autre vécu. La brune, elle, avait  un teint plus que blafard, et on se demandait  par où elle était passée. Puis il remarqua les cheveux de la plus vieille des deux voyageuses qui se tenaient devant lui. Ses cheveux avaient par endroits des petits reflets rouges, comme si le coucher de soleil lui communiquait sa couleur, mais c’était autre chose, et Gregory le comprit très vite. La vue du sang, heureusement séché, mit mal à l’aise Gregory, une boule se formant dans sa gorge.

Il détourna le regard de la coiffure de celle qui allait apparemment faire  route avec lui, tout comme l’adolescente, et essaya de ne pas penser  à ce qu’il avait vu, comme il le faisait quand  il voyait les croûtes et les cicatrices des joueurs de football américain.

Heureusement pour lui, cela passa vite, car il obtenait des réponses  à ses questions, et il pouvait se concentrer sur autre chose. Alors que la brune avait été trop rapide et avait éludé la question, l’adolescente lui répondit avec franchise, en éclairant sa lanterne. Il était donc inconscient dans le monde réel, et sûrement  à cause d’une drogue que l’inconnu avait dû lui refiler. Gregory s’en voulut d’être aussi naïf et d’avoir pu penser que quelqu’un voulait de lui comme cela, sans cause apparente. Qui sait ce qui arriverait à son corps dans le monde réel ? Cette question resterait sans réponse, mais au moins  il était sûr que s’il se réveillait un jour, cela ne serait pas trop agréable.

Cependant, selon l’adolescente, les gens comme eux n’étaient pas les bienvenus ici, et apparemment, la mort dans ce monde entrainait aussi la mort dans le leur. L’hématophobe acquiesça silencieusement pour dire qu’il avait compris. Rien ne servait de s’affoler et de poser une infinité de questions, à part à se faire tuer par ces deux filles, qui visiblement pouvaient le faire. La force physique de Gregory ne lui servirait sûrement à rien, et il avait à faire ses preuves quant  à son utilité.

Bizarrement, cela ne lui fut pas de choc de savoir que ‘il existait de la magie dans ce monde, et que ces deux filles en possédaient. Qui sait, peut-être que le fait de changer de  monde dotait les voyageurs de pouvoirs ? Mais dans ce cas, que pouvait-il faire ? Il ne se sentait en aucun cas différent d’avant son entrée dans Dreamland, et doutait qu’il soit spécial un jour. Bref, il allait devoir découvrir par lui-même certaines choses.

Cependant, il fallait que les deux filles évitent de s’entre tuer, et c’était mal parti, en tout cas toutes deux  semblaient vouloir montrer à quel point elles étaient puissantes. Il fallait qu’il évite un désastre, car  il allait sûrement finir dans le décor en tant que dégât collatéral. L’hématophobe prit son courage à deux mains, et prit la parole.

-Vous avez l’air assez menaçantes comme ça, pas la peine de jouer à qui sera le plus fort. Je n’ai peut-être pas encore d’utilité comparé à vous, mais peut-être qu’une paire de bras en plus vous servira un jour. Moi c’est Gregory, et je veux bien vous accompagner, vu que vous avez bien envie de faire ce que le cadavre a dit.

Surpris pas son assurance dans cette situation, l’hématophobe se sentait un peu moins perdu qu’au moment de son arrivée, et espérait qu’il pouvait se rendre utile d’une quelconque manière sans pour autant servir de  bouclier humain.

-Ça vous dit qu’on bouge un peu d’ici ? Ce n’est pas que je hais les décharges, mais je ne me vois pas vivre ici.

Enfin, si les deux filles dont  il ne connaissait pas encore le prénom ne se décidaient pas à déchaîner une explosion, faisant de cet endroit son tombeau.

Melena avait du mal se faire comprendre, une fois encore. Sa réplique n’avait en aucun cas la finalité d’insinuer que Dakota était sans défense, mais impliquait simplement qu’elle ne pouvait décemment pas leur demander de l’accompagner. C’était sa mission, qu’est-ce que la phobophobe et l’hématophobe avaient à y gagner ? Visiblement, suffisamment pour que la blondinette sorte son petit numéro et effleure son bras. Un court instant, mais assez long pour que la vision d’Elipse soit remplacée par une autre.

S’était-elle déplacée encore une fois ? Dakota pouvait-elle faire ça ? L’irlandaise n’eut pas le temps de se poser plus de question car désormais, c’était elle qui se noyait. Les sensations étaient de plus en plus nettes, incroyablement plus nettes. Si réelle qu’elle fût terrorisée, cherchait à se débattre, mais ses membres étaient lestés de plomb. Des spasmes secouaient son corps fragile et soudain… tout s’arrêta. Elle était toujours à la périphérie d’Elipse, essoufflée, comme si elle avait vraiment été en proie à la noyade pendant quelques minutes.

La peur de mourir avait été réveillée en elle par cette vision, comme une chimère qu’elle avait réussi à ignorer pendant longtemps. A quoi pouvaient bien être liés les pouvoirs de la gamine pour être si terribles ? C’était comme si… comme si elle incarnait quelque chose de plus que la plupart des autres voyageurs. Pourtant, alors que des frissons glaçaient encore ses entrailles, un sourire sans joie se dessina sur les lèvres pâles de la nécrophobe quand la benjamine affirma qu’elle était là parce qu’elle avait besoin d’elle. L’intervention de Gregory lui hérissa le poil. Depuis quand les nouveaux se permettaient de donner des directives ? Ils partiraient quand elle l’aurait décidé, et pas avant.

- C’est vrai, concéda Melena d’une voix lente et sans couleur en posant ses yeux d’orage sur Dakota, que je pourrai avoir besoin de toi. Je ne te demande pas de me courir après, et je ne te supplierai pas de venir non plus. Je veux juste que tu comprennes bien que moi, je ne peux pas te garantir que tu ne feras pas tout ça pour rien en échange.  

C’était la vérité. Kay et Chayan prendraient-ils la peine de la récompenser pour son travail ? Ou bien c’était le quotidien des adeptes de bosser bénévolement ? La jeune fille était liée par un contrat signé dans le sang, ce n’était pas le cas des deux autres. Elle réajusta sa hotte sur ses épaules et fit un pas vers la ville avant de se retourner.

- Ah oui… quand on sera à l’intérieur, si vous faites un truc de travers, que vous décidez de vous enfuir en solo ou quoique ce soit, c’est votre problème. Je vous fais entrer et sortir tant que vous êtes réglos. Si vous pensez vous en sortir par vous-même…

L’adolescente leva les bras dans un signe qui voulait dire « démerdez-vous ».  Il était hors de question qu’elle endosse la responsabilité de leur comportement. Par ailleurs, ce n’était pas Gregory qui l’inquiétait ; ce nouveau venu un peu trop sûr de lui mourait s’il devenait trop encombrant ou insupportable. Non, l’élément instable dans leur trio, c’était Dakota. Cette gamine avait l’air morte de l’intérieur, et si ce qu’elle avait dit sur ses pouvoirs était vrai, alors elle serait trop difficile à contenir en cas de soucis.

Ils s’avancèrent alors vers le corps gisant de la grande Elipse, ses plaies ouvertes déversant flammes et fumée dans le ciel rouge. On aurait dit qu’une accalmie se dégageait enfin pour l’instant : plus de déflagration, plus de coups de feu, mais un bruit de fond de sirènes et de klaxons. C’était le chaos à l’intérieur, un cauchemar grandeur nature.

Pour entrer dans la capitale, il fallait passer devant un poste de surveillance capable de détecter les voyageurs, bien entendu. L’effectif de gardes avait été triplé, ils étaient tous armés jusqu’aux dents, mais tous étaient livides d’inquiétude. A quand une bombe leur serait destinée ? Après tout, cela ferait bientôt trois jours et la police n’avait pas été capable de trouver une piste pour mettre fin à ce massacre. C’était donc évident de penser que c’était la fin pas vrai ? Que leur tour viendra ?

- Halte ! Qui va là ? Ordonna une voix puissante, non sans trembler légèrement.
- Melena Autumn , répondit l’adolescente, j’ai été envoyée par les gardiens de la tour de Freedoom pour neutraliser la personne qui fait tout ça.  

La tournure de sa phrase ne reflétait pas complètement la réalité, mais qu’importe. Au stade où ils en étaient, les elipsiens devraient se réjouir d’être débarrassés de ce fléau, quelque soit la personne qui faisait le ménage. Le trio franchit la distance qui les séparait encore de la barrière. Les gars dévisageaient les voyageurs avec méfiance et dégout. On leur avait appris à ne pas sous-estimer l’apparence de ces êtres là, ce qui les tracassait, c’était de les laisser entrer alors que le rester de l’année, ils étaient payés à les coincer. Ouvrir la porte à 3 démons pour chasser le diable, le deal était-il bien raisonnable ? Et s’ils s’alliaient au terroriste ?

- Alors ? Fit Melena, vous nous avez assez matés ?
- La marque, exigea un type d’un ton bourru.

La nécrophobe laissa passer un instant, comme si elle cherchait un moyen de protester, mais elle n’avait pas le choix. Lentement, elle fit glisser la fermeture éclair de sa combinaison techyoïte pour dévoiler le symbole maudit entre ses deux seins, signe de son appartenance aux privilégiés de Freedoom. L’un des gardes s’avança alors avec trois laissez-passer qu’il refourgua à la brunette en disant :

- Mr Azael vous attend pour vous briefer sur la situation. Ensuite vous êtes indépendants. Ramenez ce monstre à vos supérieurs ou tuez-le, ça nous va tant qu’il n’est plus ici.  

Même si sa petite démonstration n’avait pas été du meilleur effet aux yeux du petit nouveau elle avait au moins eu le mérite de mettre les choses au clair avec Melena. Le discours de cette dernière aurait même pu faire sourire Dakota si l’absence de James à ses côtés ne la faisait pas se sentir si vide. Elle ne pouvait lui garantir de récompense ? Et pourtant... la surdouée avait déjà tellement à gagner !

Des informations, tout d’abord. La nécrophobe semblait liée à des entités puissantes et il y avait fort à parier qu’elle serait une riche sources de données concernant les tours auxquelles Dak’ s’intéressait. De même, le voyageur qu’ils pourchassaient devait avoir accumulé une expérience considérable pour causer de tels dégâts et on pouvait supposer sans prendre trop de risque qu’il était aussi une mine d’informations sur ce monde, les voyageurs et le moyens de guérir. Ensuite... et bien elle avait du temps à perdre. Chouette ne reviendrait pas de sitôt ce qui voulait dire qu’il allait falloir tenir jusqu’à son retour. Et manger. Et dormir. Et tout ça coûtait de l’argent. Accompagner un envoyé officiel c’était gagner une pension complète pour quelques jours, économie non négligeable. De plus elle aurait l’occasion de compléter son arsenal en copiant les pouvoirs de Mel’ qui avait gagné en puissance. La période où elle se contentait de tomber raide morte semblait loin derrière elle. Enfin, il y avait tout de même de grandes chances d’avoir une récompense des elipsiens pour un travail d’une telle ampleur, mais même sans ça le deal restait plus qu’acceptable.

- «Je n’ai pas besoin de garantie.»

C’était un point final à la conversation et même si son interlocutrice s’acharna à ajouter quelque chose du genre «si vous n’êtes pas sage je vous lâche» pour Dakota il n’y avait déjà plus rien à dire. Faire quelque chose d’inconsidéré ? Elle ? Pff. C’était bon pour les autres.

Le groupe pu donc suivre l’invitation de Gregory à quitter la décharge. Il était vrai que les odeurs et la pourriture de l’endroit commençait à faire naitre dans son cerveau des idées comme «tu pourrais avoir peur d’attraper une maladie à cause du manque d’hygiène» et qu’il n’était pas bon de les laisser prendre de l’ampleur. Durant le chemin elle passa son temps à fixer l’hématophobe, le visage inexpressif. Que pouvait bien être sa maladie ? L’envie de s’infiltrer sous son crâne pour voir si ses cauchemars ne pouvaient pas lui apporter la réponse à sa question la titillait. Mais ce n’était ni l’endroit ni le moment pour ça.

Devant eux se dressait une sorte de barrage. Des policiers armés jusqu’aux dents gardaient l’entrée d’Elipse, assistés de portails de détection de voyageurs. C’était des gens comme eu, plein de peur et de haine qui avaient failli la tuer. D’ailleurs Pandora et Mathilde avait probablement succombé à leur folie meurtrière à l’époque. Ils étaient pires qu’eux. Dix fois, cent fois... et pourtant ils persistaient à les regarder avec mépris comme si les monstres c’était eux. La phobophobe aurait voulu brandir son miroir en argent pour leur montrer leur vraie nature mais elle se contenta de pincer les lèvres. Ce n’était pas le moment de faire un scandale. Chaque chose en son temps.

Dakota observa attentivement la scène qui se déroulait sous ses yeux, à commencer par la marque de Melena dévoilée. Elle représentait un crâne associé au mot «sloth». La paresse ? Ça semblait logique avec du recul. 7 tours, 7 pêchers capitaux. La nécrophobe devait donc être en rapport avec les gardiens de la tour en rapport à la paresse et qui, vu leur émissaire, étaient fortement liés à la mort. Mais n’était-elle pas le dernier sommeil après tout ? Les dieux de Dreamland ne manquaient pas d’humour.

Alors qu’on les menait à un certain «Mr Azael» Dakota rangea son laisser-passer dans la poche de sa combinaction et entreprit de faire la conversation. A sa manière, hélas.

- «Tu t’es donc laissée marquer comme du bétail. Intéressant. Le marché valait le coup ?» sa voix monocorde ne trahissait aucune émotion aussi était-ce impossible de savoir s’il y avait de la moquerie dans son discours. Elle reprit à l’adresse de Gregory «J’aimerai aussi savoir si tu souffres d’un quelconque problème psychologique. Je sais, ce n’est pas le genre de question qui se pose mais c’est important. Nous nous retrouvons affublés de pouvoirs en rapport à nos tares et certains sont dangereux, voire incontrôlables. Si nous causons même sans le vouloir des problèmes au sein d’Elipse, mandatés ou non nous allons le payer cher.»

Les hommes qui escortaient Dakota, Melena et Gregory les regardaient d’un œil méfiant alors que ces derniers se permettaient de discuter sur la route. Heureusement, ils n’avaient pas plus d’une cinquantaine de mètre à parcourir pour arriver à destination. De telle sorte que les messes basses ne purent durer bien longtemps.

On lui avait déjà annoncé l’arrivé de l’émissaire de Kay et Chayan, de sorte que quand les voyageurs se présentèrent à lui, Eliot Azael avait déjà préparé tout ce qu’il fallait dans le bureau aménagé à la va-vite dans l’ancienne salle de pause des gardes. Il ne s’attendait pas à voir débarquer 3 personnes. C’était un souci, parce que selon une opinion élipsienne qu’il partageait, il y avait une étrange corrélation entre voyageurs et problèmes. Toutefois, il ne dit rien : tant que ce fléau disparaissait, il pourrait y avoir une brigade de 10 personnes comme eux qu’il saurait passer outre.

- Bonsoir, déclara-t-il d’une voix doucereuse, entrez je vous prie, ce ne sera pas long. Je suis Eliot Azael, directeur de la cellule anti-terroriste.

Il avait la mine des mauvais jours : le teint blafard, les cheveux en bataille, de larges cernes sous son unique œil visible. L’autre était masqué par un élégant cache en cuir. Sa barbe de trois jours accentuait l’impression qu’il n’avait pas beaucoup pris soin de lui depuis le début des attentats. L’un des gardes qui accompagnait la petite troupe désigna Melena d’un signe de tête tandis qu’une secrétaire frêle entrait discrètement, un calepin à la main.

- Vous devez savoir une chose, commença-t-il en fixant l’irlandaise, nos intérêts sont différents mais complémentaires. Vous supérieurs veulent que vous leur rameniez le « monstre » qui fait ça, moi je veux simplement débarrasser cette ville de cette menace.

Il avait appuyé sur le mot « monstre » en faisant comprendre d’un regard qu’il signifiait « voyageur ». Il eut un tic au coin des lèvres, celui d’un homme qui réprimait haine et dégout pour s’adresser à ses invités le plus convenablement possible.

- Si je vous dis ça, c’est parce que moi, je suis la personne qui prend les choses en main quand les événements dépassent l’entendement. Je suis là pour reprendre le contrôle, pas pour larguer d’autres loups dans la nature, vous me suivez ? Je sais pertinemment de quoi les gens comme vous sont capables.

Il esquissa une sorte de rictus dédaigneux. Il ramassa une sacoche en cuir posée à ses pieds et en sortit 3 colliers qui ressemblaient fortement à ceux conçus pour les chiens. Une diode rouge clignotait paresseusement sur chacun d’eux.  

- Vous devrez accepter de porter ces traceurs. Une simple mesure de précaution pour nous, on vous les retirera quand votre mission sera finie. N’essayez pas de vous en débarrasser avant, ils sont prévus pour exploser à la moindre tentative de forcer le mécanisme. Pas d’offense envers vos supérieurs, ajouta-t-il en regardant Melena, voyez-y simplement une mesure exceptionnelle.

Un sourire en coin fendit son visage décoloré. Il ne pouvait cacher que ça l’amusait un peu de traiter des voyageurs de la sorte. Pourtant, il n’avait pas le cœur à rire. Dehors, les rues s’étaient faites calmes. Plus d’explosions depuis une vingtaine de minute, une trêve qui serait trop courte, certainement.

- Pour tout vous dire, reprit soudainement Eliot, nous avons peu d’éléments sur la personne qui fait ça. Avant-hier, la ville a été bombardée par des roquettes géantes. Les tirs n’avaient pas l’air organisés. Quelques témoignages rapportent avoir vu quelqu’un « surfer » sur l’un des projectiles. Les bombes étaient… maquillées en tête de requin, et l’une d’elles portait le message : « il est l’heure de payer ».

Il marqua une pause, les lèvres pincées puis tira une enveloppe d’une poche de sa veste.

- Nos systèmes de défense ne se sont pas activés, sans raison. Pour être précis, les engins de tirs ont été neutralisés tous en même temps, jusqu’à quelques secondes avant les impacts. Ensuite… il n’y a eu aucune revendication, aucune déclaration publique, aucun autre acte terroriste, rien. Jusqu’à ceci, déposé au QG de la police, dans la soirée.

Il tendit la lettre. C’était une simple feuille blanche, sans fioriture. Le tracé des mots avait quelque chose de féminin, mais la dureté du message laissait présager le pire.


- Nous avons épluché tous les dossiers de voyageurs ayant transité par nos services de police dont les initiales étaient J.W., mais aucun ne correspond au profil de la personne responsable de ce carnage. J’ai peur de ne pouvoir vous aider là dessus, mais si vous me la ramenez avant 10 jours, je vous promets une récompense à la hauteur de votre travail. Morte ou vive, peu m’importe, même si l’éthique m’oblige à préférer la deuxième option. Ensuite, vous serez libres de la livrer aux gardiens de Freedoom.

Il allait les laisser partir quand il se souvint d’une chose. Il décrocha de sa ceinture un étui en cuir qu’il tendit à Melena.

- Elles sont fraîchement arrivées de Techyo. Ce sont les dernières menottes « anti-voyageur » que notre ville a commandé. Une fois verrouillé, il est impossible pour le prisonnier d’utiliser ses pouvoirs. Vous en aurez peut-être besoin.

Tout en les raccompagnant à la porte où une poignée de gardes était déjà là pour les escorter jusqu’à leur prochaine destination, le directeur de la cellule anti-terroriste précisa sans regarder aucun des trois voyageurs. Visiblement, cette mesure ne lui convenait pas, mais c’était le minimum de la courtoisie :

- Nous vous avons attribué un logement de fonction. C’est un appartement tout équipé, même les courses ont été faites pour une dizaine de jour. Vous n’aurez rien d’autre à faire que faire votre boulot. Il y a un téléphone là-bas, mon numéro est enregistré dessus. Vous pouvez me contacter si vous avez quelque chose d’important à dire ou demander, mais ne me dérangez pas pour rien. Bien entendu, si vous explosez dans un attentat, c’est malheureux mais notre service ne pourra pas être tenu comme responsable. Nous avons déjà suffisamment à faire.

Dès son arrivée dans ce monde, il y avait des choses à faire, et une mission avait été donnée à Melena, nom qu’il apprendrait plus tard. C’était une mission qui semblait dangereuse, et Gregory, sans le vouloir, était entrainé dans toute cette histoire, et il n’avait pas vraiment le choix s’il voulait survivre. C’était soit aller tout seul autre part et mourir, ou avoir peut-être  une chance de  survivre avec les deux autres voyageurs qu’il accompagnait. Il était  plus la personne qui ne servait à rien qu’une troisième paire de bras, mais si ça se trouve  il allait se trouver une utilité d’ici quelques années.

Il n’avait pas trop l’habitude d’être inutile et d’être réduit à un gamin qui ne pouvait rien faire, mais il fallait bien commencer de tout en bas pour arriver au sommet ? Ou bien juste progresser dans ce monde sans  mourir. Dans tous les cas, il allait devoir suivre la brune et l’adolescente, et peu importe si il y avait récompense à la clé ou pas, il resterait dans le fond de l’échelle d’importance dans le groupe, ou les filles trônaient ensemble. Et puis, c’était d’autant plus vrai qu’il avait besoin de Melena pour entrer et sortir de la ville qui était devant eux, et qu’il ne fallait surtout pas qu’il se perde bêtement et voir ses chances de survie diminuer drastiquement. Sur ces paroles, il acquiesça silencieusement, devant se soumettre à ses « supérieures ».

Ils se dirigèrent ensuite aux bords de la ville, pour passer un contrôle d’entrée, pour pouvoir passer tranquillement, avec la mission donnée à Melena. A titre de passeport, cette dernière montra son tatouage, qui apparemment fit son effet, et les trois voyageurs purent passer sans problème. C’était limite s’ils avaient peur de la thanatophobe. Heureusement pour eux, ils passèrent tranquillement dans la ville, escortés comme s’ils étaient importants, ou plutôt comme s’ils étaient très dangereux vu le regard que leur escorte leur portait. Il prit son laisser-passer, le mit en sécurité dans la poche de son jean, et la ferma.

Gregory fut attentif au discours de Dakota, et ne put s’empêcher de se demander comment elle savait tout cela. C’était direct, et il pouvait  voir les conséquences d’actes non voulus, mais il n’avait pas remarqué qu’il avait un quelconque pouvoir en venant ici. Mais ce qui était bon à savoir, c’est qu’il allait sûrement en avoir aussi. Par contre, un problème psychologique ? Qu’entendait-elle par-là ? Un problème au cerveau, un handicap mental ? Ou juste quelque chose  qui les rendait spéciaux ? Et puis elle lui posait cette question sans même dire quel était son problème à elle, et même à Melena.  

Cependant elle avait raison, il avait bien un problème. Il le savait, et assumait sa peur, mais jamais il ne l’avait partagée. Il s’était toujours débrouillé pour que cela ne sorte pas de sa maison, et que personne ne soit au courant de sa … faiblesse. Mais cela semblait tellement important aux yeux de l’adolescente, qu’il ne pouvait pas prétendre être normal. Et puis avait-il le choix ? Pas tellement vu la situation. Il fallait qu’il réussisse cependant  à prononcer les mots correctement, et ne pas trop penser à … à ça.

-Je crois voir de quoi tu veux parler, et si c’est ça, et bien je suis foutu, je n’ai pas envie d’en voir, je n’ai pas envie d’y penser, mais je sens que ça va être inévitable, alors autant le dire. La simple vue du sang m’horrifie, depuis tout petit. Je vais t’épargner l’histoire vu que je pense que tu n’as pas envie de l’entendre. Et en ce qui concernerait des pouvoirs, je ne me sens pas différent, et je ne pense pas avoir quoi que ce soit de plus qu’avant  mon arrivée ici.

Les confessions terminées et Dakota informée, ils arrivèrent devant l’homme qui semblait gérer plus ou moins la situation. Il était assez effrayant, et il était l’incarnation du méchant flic. Rien d’aimable, sinon son « sens » du devoir et de faire qu’il jugeait  bon de faire pour protéger sa ville. Cela se voyait qu’il ne l’aimait pas, et qu’il était bien contraint de faire appel à eux pour régler son problème. Mais il gardait quand même  le contrôle sur les trois voyageurs, et la contrainte était bien présente. Cela ne réjouissait visiblement aucun des trois pseudos anti-terroristes de porter des colliers, mais ils durent bien le faire.

Gregory prit son collier, attendit que les deux filles le mettent pour lui aussi se contraindre à l’exigence, et écouta la suite. Ils n’étaient en aucun cas garantis de survivre, mais ils avaient une chance. Enfin si c’était possible d’avoir une chance d’arrêter le terroriste qui était équipé de missiles sur lesquels il pouvait surfer. C’était effrayant, mais en même temps fascinant. Quel taré pouvait bien faire ça ? Mais ce n’était pas l’idée qui trônait dans la tête de l’hématophobe. Le message de ce terroriste impliquait qu’il y avait certaines choses qui se passaient dans cette ville qui étaient louches, cependant ce n’était pas à eux de s’aventurer dans ce genre de choses, et  ils avaient  une mission.

Il allait devoir suivre Dakota et Melena, et voir s’ils avaient un plan, ou s’ils allaient devoir se débrouiller et avancer  à tâtons tout ça en moins de 10 jours. Cela s’annonçait compliqué, mais qui sait, si les filles étaient encore vivantes avec ce monde de tarés, ça voulait dire qu’ils avaient peut-être une chance de réussir leur mission.

A la question de la phobophobe, son sang parut geler dans ses veines. Ce n’était pas tant son manque de tact qui l’avait touché, ni même son insensibilité, mais plutôt le fait que la demande était légitime. Est-ce que ça avait valu le coup ? Vendre son âme au diable pour quoi ? Un peu de prestige ? Une résidence illimitée dans une tour peuplée de zombies ? Quelques laissez-passer dans des villes où on ne voulait pas d’elle ? Melena ne pouvait pas s’empêcher de se dire qu’elle n’avait rien gagné. Elle avait surtout perdu. Son intégrité, son humanité, sa raison, son cœur. Tout cela avait été réduit en cendre par Kay et Chayan. Désormais, plus grand chose d’autre ne la maintenait en vie que la peur viscérale qui l’avait amenée à rencontre Parkinson.

- Et si tu t’occupais de ce qui te regarde ? siffla-t-elle à mi-voix sans être certaine que la blondinette l’ait entendu.

L’irlandaise songea à Jade un instant. Pour elle aussi, elle ne voulait pas mourir. Son amie ne lui avait jamais autant manqué ; il n’y avait qu’avec elle que les horreurs qu’elle traversait paraissaient plus supportables. Mais était-ce seulement réciproque ? Elle se souvenait de leur discussion chez Ace, quand elle avait avoué avoir tué des policiers sans le vouloir. Sa meilleure amie l’avait accablée, une ligne imaginaire avait eu l’air de se tracer entre elles à ce moment – entre la criminelle et la victime. La coupable et l’innocente.

Pourtant, ses pensées ne pouvaient quitter la psychotique pendant que Dakota et Gregory se parlaient. Jade l’avait-elle jamais abandonnée ? Malgré sa fugue qui les avait plongés dans un cauchemar, malgré le sang qu’elle avait sur les mains, malgré ses pouvoirs morbides, la bonne jumelle ne l’avait pas rejetée. Elle était restée cette amie fidèle et unique, sa seule bouée dans son monde qui s’effondrait. Il y eu comme une lumière dans l’esprit assombri de Melena alors qu’ils pénétraient dans une pièce éclairée par des néons blanchâtres. Elle se sentait bête d’avoir douté un seul instant des liens qui l’unissaient à Jade. Elle ferait son boulot ici, puis elle retrouvait la psychotique. Où qu’elle soit dans ce monde.

Cet Eliot Azael ne lui inspirait rien de bon. Aussi gradé soit-il, il respirait l’elipsien de base, haineux envers les voyageurs ; intolérant et impitoyable. Son cache-œil lui donnait un air de vieux loup intraitable, de ces types œuvrant soi-disant pour une bonne cause capable de perdre les pédales à tout instant. Ceux qui disaient que la fin justifie les moyens.

Melena faillit s’insurger quand il leur imposa de porter des colliers traceurs mais se ravisa en réalisant qu’elle n’avait pas vraiment de contre-argument. Elle jeta un regard noir au directeur de la cellule anti-terroriste qui avait l’air de s’amuser de sa petite fourberie. Après le tatouage, le collier ? Elle commençait douloureusement à se demander si Dakota n’avait pas raison. Malgré sa montée en grade, avait-elle jamais été plus qu’un animal ?

Au final, les autorités n’avaient pas énormément d’informations. Rien qui ne pouvait explicitement les mettre sur une piste en tout cas, mais l’adolescente ne pouvait pas s’empêcher de se dire que c’était cette absence de donnée qui était un début d’aiguillage. Ils pouvaient supposer qu’il s’agissait d’une femme, qu’elle agissait par vengeance et que son absence des registres de police signifiait qu’elle n’avait jamais été arrêtée. Jamais été arrêtée "officiellement", mais pourtant, elle avait souffert 10 jours à Elipse... détenue par quelqu'un ?

Le fil de pensée de Melena s’estompa quand au moment de passer la porte pour sortir, un garde la retint par l’épaule en lui signifiant qu’elle n’avait pas fixé son collier. Un air de défi dans le regard, elle passa le traceur autour de sa nuque gracile jusqu’à ce que le « clic » significatif indique qu’elle venait de sciemment de mettre une bombe autour du cou.

- Heureux ? nargua-t-elle en sortant, jetant l’étui à menotte dans sa hotte.

Dehors, le voile de la nuit paraissait encore plus lourd et silencieux. La lueur laiteuse de la lune éclairait des rues désertes, mortes. Une sorte de gros 4x4 noir attendait les trois voyageurs qui furent invités à s’assoir à l’arrière tandis que deux policiers montaient à l’avant. L’irlandaise s’était assise coté porte droite, laissant Gregory entre elle et Dakota. A peine eurent-ils commencé à rouler qu’elle daigna se pencher légèrement pour apercevoir la benjamine :

- Pour rebondir ce que tu lui disais tout à l’heure, elle désigna l’hémophobe de la tête, je pense qu’il pourrait être bon qu’on commence tous par… évoquer nos atouts une fois arrivés. Non ? Histoire de savoir avec qui on bosse et quelles cartes on a en main. Finalement, à propos de toi, tu as simplement dis que tu savais copier des pouvoirs et les annuler. Mais ce n’est pas tout pas vrai ? Ce que tu m’as fait près de la décharge, ce n’était pas ça.

Un hématophobe alors ? C’était mauvais. Dakota essaya d’imaginer les pouvoirs qu’une telle phobie pouvait engendrer une cascade de catastrophe déferla dans son esprit, faute à son imagination trop fertile, et elle préféra arrêter là l’expérience. Un beau nid à ennuis, si vous voulez son avis. Elle soupira donc et s’abstint de répondre, de toute façon leur groupe pénétrait déjà dans le bureau d’un individu à l’air sévère qui s’avéra être le directeur de la cellule anti-terroriste d’Elipse. Antipathique, raciste et obtus furent les trois mots qui s’imposèrent à son esprit au fil du discours de l’homme, discours qui tenait plus de la menace que du briefing.

Qu’avait-il à leur apprendre ? Rien d’utile. Il passa juste dix minutes à leur rabâcher qu’ils étaient des monstres, sous-entendre qu’il ne les tuait pas juste parce qu’ainsi allait les affaires, qu’il allait les avoir à l’oeil mais surtout qu’il avait vraiment hâte qu’ils s’en aillent. La gamine dû se retenir de bâiller devant un tel ramassis d‘inepties. S’il voulait jouer à qui avait la plus grosse il perdrait, c’est tout ce qu’elle savait. Elle n’avait pas peur de lui, ses menaces n’étaient que du vent. Quant à son opinion sur leur nature... les elipsiens étaient tous les mêmes : ils criaient «au loup !» alors que le loup, c’était eux. Ils se complaisaient dans leur version déformée de la réalité, se nourrissant de leur haine comme les vautours des cadavres. Ils étaient perdus.

Dak’ se saisit en silence d’un des colliers qu’on leur avait imposé et l’enfila sans rechigner alors que Grégory semblait hésiter et Melena l’ignorer. Elle pouvait l’enlever quand elle voulait, autant faire plaisir aux imbéciles en leur laissant croire qu’ils avaient le contrôle de la situation.

Ils finirent toutefois par être tous équipés et sortirent de la pièce en silence. On les mena à un 4x4 sombre censé les mener à leur appartement de fonction et la nécrophobe choisit ce moment pour desserrer les lèvres. Elle voulait en savoir plus sans rien dire elle-même. On pouvait continuer longtemps comme ça si elles s’y mettaient à deux. La phobophobe n’avait aucune envie de lui donner toutes les cartes en main. Garder des secrets était un bon moyen de survie, ici à Dreamland. Elle se contenta donc de hausser les épaules, l’air impassible.

- «Je sais effectivement faire d’autres choses mais je ne vois aucune nécessité à vous en faire part. Ils ne sont pas dangereux pour vous, c’est tout ce que vous avez besoin de savoir.»

D’ailleurs en parlant de ça, elle se demandait où en était Melena. Sa dernière expérience de copie de pouvoir ne s’était pas bien passé mais Hildegarde était extrêmement puissante et ses dons incontrôlables. L’irlandaise, elle, semblait pouvoir se tenir ce qui voulait dire qu’elle ne risquait pas grand-chose à essayer. Dakota ferma les yeux pour se concentrer et une vague de mort déferla en elle. C’était noir, lugubre et empoisonnait l’âme. Malgré tout elle ne regrettait pas, oh non...

- «Toi par contre ça peut être assez intéressant.»

Elle ne laissa pas à Melena le temps de comprendre ou de poser des questions. La voiture s’était stoppée devant un immeuble et Dakota s’était glissée dehors pour suivre leur chauffeur à l’intérieur de la bâtisse. Dakota ignora totalement les remarques éventuelles de ses camarades jusqu’à ce que la porte du logement se soit refermée derrière eux. L’endroit était simple et propre. Ce n’était pas le grand luxe mais au moins ils ne manqueraient de rien. La surdouée posa sa hôte au sol, s’assit sur le canapé et seulement alors réaccorda de l’importance aux autres humains dans la pièce.

- «Si tu insistes Melena je pourrais éventuellement te donner deux ou trois détails, néanmoins je n’aime pas passer en première. Vois ça plus comme de la sécurité que de la mauvaise volonté.»

Cet arrangement s’il était accepté lui permettrait d’occulter des informations tout en s’assurant de la fiabilité de l’adepte. Si elle mentait, Dakota le saurait.

D’un geste tranquille elle extirpa son miroir en argent de sa hotte et commença à le faire tournoyer paresseusement. D’un point de vue extérieur cela pouvait passer pour un toc, un moyen de se détendre mais en réalité la phobophobe cherchait juste le bon moment pour vérifier la vraie nature des deux personnes qui se trouvaient devant elle. Impossible de se lancer dans une aventure aussi dangereuse sans savoir si on pouvait lui planter un couteau dans le dos. Prudence était mère de sûreté.

Après tout le discours sur leur mission et aucun réel renseignement donné, les trois voyageurs purent sortir de la pièce, et surtout ne plus voir Eliot Azael. Ce mec fichait la frousse, et était sûrement une coquille vide, un fruit pourri de l’intérieur qui arrive encore à sembler mûr. Dans leur monde, ils appelaient ça un déchet social, une pourriture, ici ils appelaient ça un homme important. De quoi se foutre de la gueule de tout le monde, mais bon, ce n’était pas la première fois dans le monde que quelqu’un pas forcément intelligent accédait à un bon poste. Mais avaient-ils besoin de l’être ? Pas nécessairement, se fit-il la réflexion. Un tel poste devait demander de la barbarie, un sens horrible de la morale et pas trop d’intelligence. Sûrement beaucoup plus de défauts encore, mais ce qui faisait partie cet être révulsait Gregory.

C’était avec soulagement qu’il put sortir du bâtiment, avec ses compagnonnes de route, qui se prenaient dans un jeu, tout du moins Dakota était dans le jeu de cacher ses atouts et rester « mystérieuse ». Gregory évita de trop réfléchir et d’essayer de comprendre les agissements des deux filles qui l’accompagnaient, et se dit que leur nature se révèlerait avec le temps. Pas besoin de se crever la cervelle pour chercher ce que le temps donne, surtout qu’ils avaient au maximum 10 jours à passer les trois ensemble dans cette ville, et vu qu’ils n’étaient pas prêt de trouver le terroriste, ils allaient devoir se connaître un peu, qu’ils le veuillent ou non. Heureusement pour lui, la discussion tournait plus ou moins autour des pouvoirs et des possibilités de chacun, et Greg se sentit un peu à l’étroit entre ses deux comparses, sur le siège du milieu.

Comme s’il était médiateur de la paix entre deux nations qui étaient sur le point de lancer une guerre d’information, l’hématophobe restait calme et écoutait attentivement ce que Melena et Dakota disaient. Toute information sur ce monde et sur elles comptait, car il n’allait pas être lourd et se voir retourner des refus de réponse à ses questions. Il était à fond sur cette mission, et l’action que cela promettait paraissait grandiose. Il ne voulait cependant pas se cramer trop vite et brûler ses propres ailes, de plus, la réflexion étant primordiale, il devait réfléchir avant d’agir. Mais agir sur quoi ? Pour l’instant ils étaient dans le néant absolu, et ils devaient trouver des infos sur le terroriste. Tout pouvait être bon, mais avec le manque sérieux de début de piste, ils étaient mal barrés. Greg’ ne voyait qu’une seule solution pour l’instant : attendre que quelque chose se passe, qu’un attentat se produise et qu’ils arrivent sur place pour aviser de la situation.

Si la police voulait qu’ils fassent le job à leur place, au moins ils auraient pu être honnêtes et dire tout ce qu’ils savaient, mais ils cachaient sûrement des informations compromettantes, mais cela n’était pas du ressort des voyageurs. Le paysage qui se déroulait devant leurs yeux n’attira pas l’attention de l’hématophobe, et il se surprit à regarder dans le vide, plus dans ses pensées qu’autre chose. Pour se redonner une contenance, il inspecta ses poches. Rien. Toutes ses possessions l’avaient quitté, ses clefs de maison et son portefeuille avaient disparu. Il se retrouvait dépossédé de tout dans ce monde, et c’était vraisemblablement le cas de tout voyageur fraichement arrivé. Il regarda donc les deux filles qu’il accompagnait, et vit qu’elles avaient avec elles des objets divers et variés, dont il ne put voir qu’un court instant. Rien de trop étrange n’était présent, et rien d’inhabituel pour le déconcentrer.

Cela lui fit penser que les voyageurs, ayant des pouvoirs, devaient être des sortes de mercenaires qui accomplissaient des tâches dangereuses, et étaient récompensés. Peut-être allaient-ils l’être si leur mission réussissait ? Cela n’était pas la principale motivation de Gregory, qui était plutôt la survie, mais cela pouvait être encourageant. Enfin ce n’était pas vraiment nécessaire pour le motiver, parce que même si ce monde semblait bizarre jusqu’au bout, le fait d’être hors de son environnement normal et dans un monde qui sortait tout droit d’un livre était juste génial. Gregory sortait un peu de la morne lassitude dans laquelle il s’était installé dans sa vie de tous les jours, et cela faisait vraiment contraste avec ce qu’il s’était récemment passé.

Sa famille lui manquait, mais avec aucun moyen de revenir dans son monde, il était coincé. Mais si les deux mondes étaient reliés, et que la mort dans un monde provoquait la mort dans l’autre, cela impliquait des paradoxes spatio-temporels énormes, et rien que cette idée lui donnait le tournis. Il n’avait pas trop envie de penser à ça, et il faisait bien, car il ne s’imaginait pas à quel point c’était complexe.

Il n’eut même pas besoin de répondre à la question que posait Melena, à savoir de quoi ils étaient capables. Elle voyait bien qu’avec ses mains vides et l’absence de connaissance sur ses potentiels pouvoirs, il était aussi utile qu’un humain comme les autres. Peut-être se démarquait-il par son intelligence dans le monde réel, mais si ces deux avaient survécu ici, cela voulait dire qu’elles n’étaient pas cruches du tout. Elles devaient être au moins aussi intelligentes que lui, si ce n’était plus.

Le trajet n’était toujours pas fini, et le plus tôt serait le mieux, car ils pourraient enfin se lancer dans leur quête, tels des aventuriers à la recherche … d’aventure. Sauf que dans leur cas, ils mettaient leur vie à l’épreuve. Ça allait être intéressant, mais surtout dangereux. Il allait être prudent, et cela était non négociable.

La réponse de Dakota fit froncer légèrement les sourcils à l’irlandaise. Qu’elle n’ait pas envie de se dévoiler était une chose, la façon dont elle le disait était une autre. C’était bien beau de dire que ses pouvoirs n’étaient pas dangereux pour eux, mais ça ne tenait qu’à sa parole ; et vu la tête qu’elle tirait continuellement, Melena avait du mal à croire qu’elle était inoffensive. De plus, ce qu’elle lui avait fait quand ils étaient encore à l’extérieur d’Elipse, ça n’avait rien à voir avec ses facultés à « copier ou annuler » des pouvoirs. Elle avait bien eu l’impression de mourir noyée pendant quelques instants. Pas mal pour quelque chose qui n’était pas censé lui nuire.

Sans rien dire, la gamine ferma les yeux et eut l’air de se concentrer. La nécrophobe ne sentit rien, mais la réplique de la benjamine de leur groupe en disait long. Elle avait vu quelque chose, c’était sûr, mais impossible de savoir quoi. Heureusement, sa combinaison techyoïte dissimulait sa peau, de sorte que Melena fût la seule à cet instant à savoir que Dakota lui avait filé la chair de poule. Bizarre parce que même Elie, qui était l’alliée la plus puissante qu’elle avait rencontré jusqu'à lors, ne lui faisait pas cet effet. Elle n’en laissa rien paraître en sortant de la voiture. Qu’elle frissonne ne voulait pas dire qu’elle avait peur, et si la phobophobe voulait jouer à la plus idiote, la partie risquait de durer longtemps.

Jusqu’à ce qu’ils pénètrent dans l’appartement, elle n’arrêtait pas de cogiter. Comme si ce n’était pas assez compliqué comme ça de devoir traquer une voyageuse capable de détruire une métropole à elle seule, voilà qu’elle était accompagnée par une psychopathe et un type qui venait de débarquer. En fin de compte, elle se serait sentie beaucoup plus à l’aise en faisant le boulot seule. Il n’y aurait pas eu cette impression de pouvoir se faire poignarder dans le dos à tout moment et de trainer un boulet.

Melena posa à son tour sa hotte sur le sol et massa sa nuque gracile. Plus par réflexe que parce qu’elle souffrait réellement en fait. Lorsque Dakota daigna enfin ouvrir la bouche pour lui faire une proposition qu’elle ne put s’empêcher de trouver condescendante, elle ne put retenir une sorte de petit rire moqueur. L’irlandaise était têtue, elle aussi, et ce n’était pas demain la veille qu’elle se laisserait dicter sa conduite par une gamine un peu trop sûre d’elle.  

- Ok euh… Dakota, c'est bien ça ? commença à répondre l’adolescente en venant lui faire face, Tu as utilisé un pouvoir sur moi tout à l’heure, un de ces pouvoirs censé « ne pas être dangereux »pour nous. Donc excuse-moi d’être sceptique, mais évite de me prendre pour une conne.  

Ses yeux d’orage se tournèrent une seconde vers Gregory pour constater qu’il était toujours occupé à les regarder sans rien dire puis revinrent fixer la phobophobe, imperturbables.

- Je comprends ta... prudence. Sauf qu’ici, la seule qui a déjà utilisé ses pouvoirs sur quelqu’un, c’est toi. Ça fait de toi la personne la plus menaçante de nous trois. Donc la moindre des choses pour prouver ta « bonne volonté », serait de passer la première.    

Elle croisa les bras, campant fermement sur ses positions. Dans le pire des cas, s’il venait à la benjamine d’avoir une réaction agressive, Melena se chargerait de la renvoyer dans le monde réel, sans aucune hésitation. Ce n’était que temporaire, mais ça suffirait pour avoir un peu de répits et se préparer à son retour. Son visage ivoirin toujours aussi fermé, elle consentit à ajouter :

- Si jamais ça ne te convient toujours pas, alors on va en rester là. On a autre chose à faire ; si tu es au moins disposée à parler de ce qu’on est censés faire ici.  

De toute façon, elle savait que Dakota avait la capacité de copier ses pouvoirs et elle ne voyait pas vraiment comment l’en empêcher. Si elle se pensait prête à assumer les compétences morbides de l’irlandaise, qu’elle ne fasse. Il en faudrait sans doute un peu plus pour qu’elle puisse les comprendre et les utiliser toutes comme il faut. Après tout, certains des dons de la nécrophobe ne provoquaient aucun effet visuellement flagrant.

La jeune fille décroisa les bras et se laissa tomber dans le fauteuil qui faisait face au canapé.
Son regard se tourna à nouveau vers Gregory, l'incitant de ses yeux pâles à se joindre au meeting forcé annoncé dans le minuscule salon. Que ce soit pour parler des atouts de chacun - ce dont Melena doutait fortement - ou pour brainstormer sur leur mission, ils allaient bien devoir échanger un minimum.

Le miroir en argent tournoyait toujours dans sa main droite alors que son regard glacé fixait Melena. Cette fille était aussi têtue qu’elle. Dakota avait l’impression de voir deux énormes araignées tisser leurs toiles et espérer que l’autre viendrait s’empêtrer dedans. Sauf qu’aucune n’était prête à bouger une patte et les deux perdraient -à commencer par leur temps-, enfin en théorie. Le miroir cessa sa valse une poignée de secondes alors que la surdouée reprenait la parole d’une voix monocorde.

- «Bien sûr que j’ai utilisé mes pouvoirs sur toi, mais je ne vois pas le rapport. Tu es entière, non ? Tu ne souffres de rien. En considérant qu’aucun mal ne t’a été fait je ne vois pas en quoi j’ai mentis sur ma dangerosité vous concernant ou sous-estimé tes capacités cognitives. Tu sais, être autant sur la défensive révèle souvent un malaise. Tu doutes de toi ?»

Elle pencha légèrement la tête de côté, son regard inexpressif scrutant les traits de l’irlandaise avec la même expression qu’un scientifique devant un rat de laboratoire.

- «Je me répète donc : mes pouvoirs ne sont pas dangereux pour vous tant que vous êtes mes alliés.» elle appuya sur la fin de sa phrase pour bien être comprise de ses camarades «J’ai le contrôle de mes pouvoirs. Sans volonté de nuire il n’arrivera rien.»

Au mot «bonne volonté» son œil tiqua. C’était l’hôpital qui se foutait de la charité. La nécrophobe voulait qu’elle s’exprime d’abord pour montrer patte blanche ? Mais ça avait déjà été le cas. A croire qu’elle avait autant la mémoire courte qu’un malade d’Alzheimer. Dak’ comptait bien se faire un plaisir de lui rafraîchir la mémoire à ce sujet.

- «Quant à savoir qui prend l’autre pour une idiote tu te poses là. Je te rappelle que je suis déjà passée en premier. Je t’ai dévoilé deux de mes dons et t’en ai montré un troisième. Et toi ? Rien, le néant. Mets-toi sur un pied d’égalité pour commencer si tu veux qu’on puisse aboutir à quelque chose. Pour l’heure tu veux le beurre et l’argent du beurre. Ça marche peut-être avec les simples d’esprits mais pas avec moi. Et si tu préfères te taire soit, je n’en mourrais pas. J’ai d’autres moyens de découvrir ce que tu caches. Comme... ça.»

Le corps de la phobophobe s’affala sur le canapé comme une poupée de chiffon. Des marques de strangulation étaient apparues sur son cou alors que ses lèvres avaient bleuies comme sous l’effet de l’asphyxie et que ses yeux s’étaient révulsés, injectés de sang. On aurait pu croire qu’elle venait de tomber raide morte sous l’effet d’un sort mais en réalité son esprit était bel et bien en éveil. Elle voyait la surprise et l’effroi sur le visage de Gregory, la contrariété et le dégoût sur celui de Melena. Si ses traits n’avaient pas été figés par la mort elle en aurait presque sourit.

Après de longues secondes -elle aurait été incapable de dire combien- elle reprit son apparence et se remit dans sa position initiale, droite comme un i sur le sofa. L’adolescente récupéra son miroir qui avait glissé sur les coussins et se remit à le faire tournoyer comme si de rien n’était. Elle se fichait bien de l’issue de la conversation. Elle n’avait rien à perdre.

- «Bref. C’est à toi de voir. Mais oui, je veux bien discuter de la suite du programme quel que soit ton choix. Par contre j’aimerais bien qu’on se prête tous les trois à une petite expérience au préalable si vous le voulez bien.»

Elle secoua l’objet d’argent avec désinvolture pour montrer qu’il s’agissait de ça. Mieux valait le faire de manière officielle que cachée vu le climat tendu. Et si ça pouvait permettre de dévoiler à Melena une éventuelle nature mauvaise ça ne serait pas plus mal. Ça lui permettrait peut-être d’arrêter de la prendre de haut comme si le seule monstre à craindre ici, c’était elle.

- «Ceci n’est pas un simple miroir. Il permet de voir la vraie nature des gens. C’est... assez métaphorique. On peut y voir à peu près n’importe quoi tant que ça symbolise l’individu qu’on regarde au travers. Un meuble, un animal, une chimère ou une créature magique. Par contre cette connaissance a un prix. Pour x temps passé à regarder, c’est 2x temps de cécité gagné. Si vous n’êtes pas matheux retenez juste que vous n’allez pas y voir pendant une minute ou deux.»

Dakota haussa les épaules comme si ce prix était de peu d’importance. Il était vrai que quand on s’y attendait ce n’était pas si grave que ça. Elle avait par contre eu une bonne frousse quand ça lui était arrivé sans prévenir. Mais ils n’avaient pas besoin de savoir ça.

- «Nous allons regarder les autres à tour de rôle et ainsi voir qui nous tiens compagnie. Je sais pertinemment que ça n’aidera pas à me faire confiance mais je sais aussi que je ne serais pas la seule personne lésée. Si ça peut permettre de mettre les choses à plat ça ne peut pas faire de mal. Non ?» la surdouée se tourna vers l’hématophobe et ajouta «Gregory, je te charge de dire ce que tu verras dans le miroir. Si ça vient de moi elle ne me croira pas.»

Alors qu’elle reçu l’accord plus ou moins enthousiaste de ses camarades, Dak’ leva le miroir afin de les «voir». Greg se révéla être un berger allemand. Qu’était-ce censé révéler ? Qu’il était fiable ? Courageux ? Fidèle ? Gentil ? Les bêtes étaient censées être des parangons de gentillesse pour les individus lambdas. Elle se tourna d’un quart de tour pour observer Melena et ne put s’empêcher d’afficher un rictus devant le spectacle. Ce qu’elle avait devant les yeux n’était rien d’autre qu’un spectre famélique au regard cave, les yeux vides et injectés de sang. Un être vide et sans substance, lugubre et malsain. Les tâches de sang qui mouchetaient sa peau blême semblait mettre un point final à cette description.

Elle en avait assez vu. La phobophobe tendit le miroir à Gregory alors que le noir fondait sur elle. Elle n’y voyait plus, mais ce n’était pas grave. La gamine préférait ça à ce que les autres verraient en la regardant. Une femme de glace à l’air fier, magnifique et hautaine comme une statue grecque mais avec un trou béant à la place du cœur.

Le trajet en voiture fut silencieux, plus personne ne prenait la parole, et un blanc total de conversation se fit, sans que cela ne gêne aucune des deux filles. Greg’, lui, était un peu dérangé par ce blanc, comme si personne ne se souciait de lui, mais que dire après une guerre de tranchées entre deux filles ? C’était clair que le silence, dans cette situation, était  mieux que toute tentative de  placer un mot, et cela laissait place  à la réflexion. Heureusement pour eux et pour le silence qui s’était installé, leur 4x4 s’arrêta devant leur appartement. Comme si c’était naturel pour elles de changer tout le temps de logement, les deux filles se firent rapidement à la situation, et s’installèrent vite.

Melena avait choisi le fauteuil, Dakota le canapé. Ce n’était pas trop l’envie de Gregory de s’asseoir à côté de l’adolescente, c’est pourquoi il prit un gros coussin, le posa par terre, et s’assit dessus. Il faisait souvent ça chez lui, et ça ne lui posait pas de problème. Il était certes plus bas que les autres, mais cela ne le rendait pas inférieur. Il était posé, et en parfaite position pour discuter, même si ça continuait de parler fille. Il eut un signe de la part de Melena, après que ça se soit un peu calmé entre les deux voyageuses, qui lui donna envie de se mêler à la conversation. Il avait un cerveau, et toute initiative pouvait leur être utile.

Mais la phobophobe ne lui laissa pas le temps de penser à quelque chose à dire pour éventuellement parler, car elle avait pas mal de chose en tête, et surtout pas mal de choses dans sa hotte, dont le miroir qu’elle brandissait devant elle. Selon ce qu’elle disait, c’était un artéfact  puissant, et son effet était assez conséquent. Certes, ce n’était pas vraiment un objet dévastateur, mais savoir la vraie nature des gens, c’était plus qu’utile. Il ne fallait pas avoir peur de découvrir des choses qu’on ne voulait pas savoir, et le fait que Dakota les sonde comme cela sans trop demander la permission, montra que tout le monde devait  y passer, sinon ça n’allait pas marcher entre eux.

Il prit le miroir que Dakota lui tendait, et remarqua que cette dernière n’avait pas menti sur le contrecoup de l’utilisation. Si ses dernières paroles étaient encore une fois provocatrices, le ton était plus mesuré, et la tension semblait un peu s’apaiser, mais qui savait ce que cette expérience allait entraîner ? Il allait devoir y passer aussi, et c’était plus le fait de regarder dans le miroir qui l’angoissait que le fait d’être un peu aveugle après.

-Si tout le monde voit ce que les autres sont, je ne vois pas trop l’intérêt de le dire à voix haute, mais si ça permet de savoir ce que vous voyez pour moi, alors autant le faire.

Il attendit que Dakota recouvre sa vision, ce qui fut assez rapide, et tendit l’artéfact magique devant cette dernière, puis il ouvrit les yeux. Ce qu’il vit ne l’étonna pas tellement, car l’aspect extérieur de cette représentation reflétait ce que la phobophobe montrait d’elle. Mais le trou qui perçait sa poitrine à l’endroit du cœur lui fit un coup. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Qu’elle n’avait  aucune émotion ? Qu’elle n’était pas vraiment humaine au fond ? On ne pouvait pas trop savoir, car le miroir montrait des métaphores, et Gregory n’était pas trop doué pour ça. Mais c’était assez significatif quand-même.

Puis il tourna rapidement le miroir vers Melena, pour ne pas perdre de temps et ne pas rester aveugle trop longtemps. Ce que révéla le miroir surprit l’hématophobe. Il ne réalisa pas tout de suite ce qu’il voyait, et mit du temps à analyser les informations que révélait cette forme. Mais il n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette vision, car il remarqua le sang qui perlait sur les bras de ce spectre. Gregory se figea, ne put s’empêcher de regarder cette vision horrifique qui lui glaçait le sang. Ses souvenirs lui revinrent à la tête, et le miroir lui échappa des mains, atterrissant sur un coussin.

Sa vue  s’estompant, il chercha à tâtons le miroir, pendant qu’il essayait de retrouver une consistance, et de rassembler ses émotions pour se reprendre. La vision qui avait laissé sa place au noir total ne pouvait l’empêcher de penser à cette scène qui le hantait depuis son enfance, mais il n’avait pas le choix s’il voulait se montrer fort face à Mel et à Dak. Il trouva le miroir, et le passa là où il se souvenait avoir vu Melena. Il avait vu juste, car la seconde d’après, il ne l’avait  plus entre les mains. Il rassembla ses émotions et ses visions les plus effrayantes, et dut les envoyer balader pour s’exprimer clairement. L’expérience ne modifiait en aucun point ce qu’elle pensait des deux voyageuses, si ce n’est qu’il avait peut-être un peu plus d’appréhension quand à les connaître personnellement, et il ne voulait pas laisser un miroir décider de ce qu’il faisait et pensait.

-Dakota, une femme de glace sans cœur, Melena, un spectre … arriva-t-il à formuler, sans se soucier de savoir s’il transmettait tout ce qu’il avait vu, et ne finissant pas sa phrase.

Il n’avait pas envie de dire plus, et la cécité temporaire jouant sur ses nerfs ne l’aidait pas. Puis il recouvra la vision, et vit la thanatophobe le regarder à travers l’artéfact magique de Dakota. Que pouvait-elle voir ? Cela l’intriguait, et en même temps cela lui faisait un peu peur. Mais si la phobophobe n’avait rien dit, peut-être que c’était sans grande importance. Enfin il fallait espérer qu’il ne découvre pas quelque chose de nouveau sur lui qu’il ne savait pas, et que ce miroir ne rajoutait pas des choses insensées. Et puis qui était sûr que ça marchait bien ce truc ? Dakota, visiblement, vu qu’elle prenait ça très au sérieux. Au moins Gregory avait pu en placer une, même si ça avait été un peu laborieux. C’était un progrès, et il espérait qu’il puisse à nouveau parler avec les deux filles du groupe sans que celles-ci soient prises dans  un débat inutile montrant à quel point les deux étaient têtues.
Bref, ça promettait d’être intéressant.

Un sourire en coin dédaigneux étira légèrement les lèvres de la nécrophobe quand Dakota reprit enfin la parole. Cette dernière essayait vraiment de jouer à la plus maligne et visiblement, elle n’avait non plus l’intention de laisser la partie lui échapper. Elles étaient donc là, face à face, s’adonnant à ce bras de fer mental de voir qui aurait l’ascendant sur l’autre.

La précision « tant que vous êtes mes alliés » résonnait encore dans la tête de Melena quand son interlocutrice s’attelait maintenant à retourner à son avantage la question de qui devait se dévoiler en premier. Était-ce une menace ? Une mise en garde ? Les deux à la fois ? L’irlandaise ne pouvait rien dire sans jouer l’hypocrite : elle-même songeait que si l’un ou l’autre de ses acolytes devenait une nuisance de quelque façon que ce soit, elle le tuerait sans hésiter.

Voir la phobophobe copier la version évoluée de son pouvoir cadavérique brisa le fil de ses pensées. Même en sachant que c’était un leurre, la vision de la charogne étranglée lui donnait des frissons glacés qui couraient sur sa colonne vertébrale. Plus que le simple corps de la blondinette, les images de Freedoom s’intercalaient en filigrane, fugaces et violentes. Comme chaque fois qu’elle voyait un mort maintenant.

- Copier mes pouvoirs ne veut pas dire que tu les connais, souffla-t-elle d’une voix sans doute trop faible.

Effectivement, Dakota savait-elle que cette métamorphose la rendait virtuellement immortelle par exemple ? Pas encore. Ce qui signifiait qu’elle n’avait pas conscience de tous ses atouts et vu le ton de la conversation, elle ne lui ferait pas le plaisir de lui fournir un mode d’emploi. Pas le temps de s’appesantir sur le sujet toutefois : voilà que la phobophobe mettait sur la table un moyen de mettre les choses à plat. Les propriétés de l’objet magique suscitèrent la curiosité de Melena. Voir la vraie nature des gens, vraiment ?

L’idée d’être mise à nue ne plaisait pas forcément à l’irlandaise. Que verraient ses comparses ? Un monstre, sans aucun doute. Un monstre sans âme, déshumanisé, parce que c’est ce qu’elle était – elle le savait. Néanmoins, elle avait envie de voir à quoi ressemblait Dakota. Ça ne devrait pas prendre plus de quelques secondes, alors elle ne serait pas aveugle plus d’une minute. Le deal était correct.

- Ça me va, accepta l’adolescente sans tenir compte de la dernière remarque de la benjamine.

Le jeu du miroir commença. Une sensation étrange se diffusait dans les membres de la nécrophobe qui se faisait décryptée, et les réactions de ses alliés en découvrant son apparence lui firent l’effet d’un double coup de pieu dans la poitrine. Gregory avait été tellement perturbé que le miroir lui avait échappé des mains. Elle aurait pu l’aider alors qu’il tâtonnait fébrilement pour remettre la main sur l’objet magique mais elle restait figée, le cœur lourd et douloureux, l’impression d’être dans une bulle la coupant du monde.

« Un spectre »…preuve était faite qu’elle était déjà morte à l’intérieur. Bien sûr, ce démon qui hantait sa famille depuis des années, elle l’incarnait déjà. Comment pouvait-elle seulement s’en sortir ?

Elle attrapa le miroir d’un geste machinal et regarda au travers, inexpressive. Un berger allemand et une femme de glace élégante et sans cœur. Dakota avait vu juste… aucune des deux n’avait une personnalité qui appelait à la confiance, mais aucune des deux n’avait l’air d’une traitresse. L’absence de cœur appelait à l’absence de compassion, de sentiments… c’était une calculatrice, rien d’autre. Quant au berger allemand et bien… fidèle et dévoué ? Soumis ?

L’irlandaise rendit le miroir à sa détentrice alors que son monde sombrait dans les ténèbres. Le climat n’était toujours pas à l’ensoleillement dans la pièce mais au moins, ce geste mutuel avait permis de poser les bases d’une entente cordiale.

- Ok, dit simplement Melena, encore sous le choc d’avoir vu les expressions de ses camarades devant son apparence.

Sa gorge mit un instant à se dénouer. Elle se dit qu’elle pouvait bien faire un effort, la blondinette n’avait pas eu tort en signalant qu’elle avait évoqué deux de ses pouvoirs et fait la démonstration d’un troisième.

- Apparemment tu as déjà copié mes pouvoirs, donc tu connais celui qui me permet de passer pour morte. La mort que je veux. Je peux aussi manipuler des cadavres, copier leurs facultés quand je les touche… tout ce que je sais faire tourne autour des morts de toute façon.

La jeune fille se tut là, parce qu’elle estima qu’elles étaient revenue à un pied d’égalité. Si on mettait de coté que Dakota devait aussi avoir dupliqué sa capacité à se régénérer désormais, mais il fallait encore qu’elle le découvre ; elle lui laissait la surprise.

Le voile gris qui recouvrait ses yeux d’orage se dissipa, lui rendant la vue. Elle dévisagea un instant ses acolytes, s’attendant presque d’un instant à l’autre à se changer en chien et en statue de glace, mais il n’en était rien. Melena reprit alors contenance en se redressant dans son fauteuil.

- Bon… les flics ne savent rien, ou ne veulent pas tout nous dire, sur la personne qu’on doit arrêter. On n’a pas vraiment d’indice puisqu’il parait qu’ils ne l’ont jamais arrêtée. En fait, on sait juste que la police ne l’a jamais attrapée, mais il a bien du lui arriver quelque chose de grave pour qu’elle revienne se venger.

Pour l’instant, l’irlandaise n’osait pas avancer ses suppositions concernant l’histoire de la terroriste. Ce n’était que de la spéculation, voire de l’imagination, tant qu’ils n’avaient pas fait un pas de plus dans l’enquête. Coller aux faits restait sans doute la meilleure des choses à faire à ce stade. Pourtant, était-ce seulement possible de réfléchir de façon cartésienne aux faits quand on traquait un voyageur ?

- Azael nous a dit qu’il n’y avait pas de logique dans les attentats, mais vous pensez que ça peut valoir la peine qu’on demande une carte d’Elipse et de nous indiquer dessus les zones déjà attaquées ? Il y a peut-être une logique qui a échappé à son service.

Si les yeux de Dakota n’avaient pas été d’un blanc laiteux, Gregory aurait pu les voir se lever au ciel devant sa remarque naïve. Il ne voyait pas l’intérêt ? Mais l’intérêt se trouvait dans le fait qu’on ne pouvait se voir soi-même et que cela permettait à la fois de révéler sa nature à Melena, à la fois de lui prouver que l’image ne s’adaptait pas au spectateur étant donné que Greg et elle voyait la surdouée de la même manière. Il n’avait probablement pas l’esprit assez cartésien et calculateur pour en arriver à ce genre de conclusion. Heureusement il se plia à sa volonté, qu’il comprenne ou non son caprice, et la gamine recouvra la vue juste à temps pour voir l’expression douloureuse de Melena. La vérité faisait souvent mal et celle que la nécrophobe venait de découvrir semblait lui avoir fait l’effet d’une gifle.

De quoi la remettre à sa place, elle et sa suffisance. Copier ne voulait pas dire connaitre ? Et alors ? Ce travail suffirait amplement à forcer l’irlandaise à lui faire une jolie démonstration. Tout venait à point à qui savait attendre. D’ailleurs à ce propos la sienne avait payé car son interlocutrice lui déballait enfin ses pouvoirs. Trois du moins, chiffre qui n’avait pas été choisi au hasard de toute évidence. Mais soit, ça suffirait. C’était de bonne guerre.

- Quoi de plus normal pour une nécrophobe cela dit.

Dakota était bien heureuse que sa maladie ne soit pas aussi évidente. La peur d’avoir peur d’avoir honte l’aurait probablement étouffé sinon. Que tout le monde puisse la considérer comme une déviante mentale était une pensée insoutenable. Elle était Dakota Earnshow. Être fou, c’était bon pour les autres.

D’ailleurs en parlant «d’autres», le pauvre hématophobe faisait grise mine. Dakota mit une poignée de secondes avant de réaliser ce qui n’allait pas, poussa un profond soupir et glissa à son attention avec dépit :

- Un chien. Tu es un chien. Un berger allemand.

Sans attendre de réponse et récupéra le miroir dans les mains de la nécrophobe et écouta attentivement la proposition de celle-ci. C’était censé, elles étaient toutes deux arrivées à peu de choses près aux mêmes conclusions. Il existait en effet une réelle différence entre «il n’y a pas de logique dans les attentats» et «ces incapables d’elipsiens n’en ont pas trouvé». Les attaques semblaient planifiées de manière méticuleuse. la personne qui faisait ça ne frappait pas au hasard, c’était quelqu’un de réfléchi et sûrement bien plus intelligent que ceux qui lui courraient après. Il n’y avait plus qu’à espérer que leur groupe suffirait à renverser la vapeur.

- Soit quelque chose leur a effectivement échappé, soit Azael refuse de nous le dire. Dans tous les cas il y a forcément quelque chose à trouver. D’après ce qu’il a dit ce ne sont pas des attaques aveugles. Elle visait quelque chose, il n’y a plus qu’à trouver quoi. Si on triangule les points d’impacts on pourra probablement définir une zone de recherche. Si on trouve sa cible nous n’aurons pas à la chercher. Elle viendra à nous.

Les gens qui se laissaient aveugler par la vengeance finissaient toujours par y perdre des plumes. Ils devenaient prévisibles et ne savaient pas quand abandonner. Des machines aveugles et destructrices qu’un simple croche-patte pouvait faire chuter.

- Je propose qu’on se repose et qu’on retourne les voir demain. A cette heure nous n’obtiendrons pas grand-chose d’eux.

Sur ces mots et sans attendre de réponse elle se leva pour se diriger vers le frigo dont elle sortit une bouteille de lait. Elle versa soigneusement un peu du liquide dans une coupelle et déposa James devant, l’air profondément inexpressif. Son regard paraissait intimer **mange !** mais le chat se contentait de la fixer, l’air hébété. Bon sang, elle n’était vraiment pas douée avec les animaux. Elle dénicha une tranche de jambon qui excita bien plus l’appétit du chaton et elle resta un moment à l’observer pendant qu’il engloutissait son repas.

James, le vrai James... comment s’en sortait-il ? Il était tellement gentil que les choses allaient forcément mal finir pour lui. Il était trop crédule, trop naïf, trop confiant. Il n’était pas fait pour les conflits et encore moins pour les combats. Il n’y avait plus qu’à espérer que Chouette trouverait autre chose qu’un cadavre au bout de la route.

L’image du cadavre de son ami s’imposa à son esprit, et avec elle la peur que cela arrive. Son coeur se crispa violemment mais son visage n’en montra rien.

Dans cet appartement, entouré par les deux voyageuses, Gregory se sentait bizarrement plus à l’aise que dehors, avec des gens nés ici qui trainaient. C’était sans doute parce qu’il faisait aussi partie de ce groupe de gens qui avaient passé la frontière entre les deux mondes, et qu’être avec des gens qui lui étaient semblables au moins en un point lui donnait le sentiment d’être à sa place. Il ne remettait pas ce sentiment en cause, même après avoir vu à travers le miroir, car il le sentait juste comme ça, et pas besoin d’être confus à cause d’un artéfact magique.

Tout était à peu près calme, et à part le bruit que généraient les trois voyageurs, il n’y avait rien que l’on puisse entendre de l’extérieur, comme si ils étaient séparés du monde et du temps par les murs de la pièce. Le reste s’était évaporé au profit de leur discussion, qui se révélait plus qu’intéressante, même si elle avait mené Gregory à la rencontre de sa phobie, malgré le fait qu’il n’y ait rien eu de réel. Il s’en était remis, et le miroir étant désormais dans les mains de son propriétaire, il n’avait plus à craindre que du sang revienne polluer sa vision et déchainer le mal être en lui.

Mais si cet artéfact avait révélé des choses plutôt terribles sur Melena et Dakota, Greg’ se retrouvait affublé de l’image d’un berger allemand. Il fut un peu surpris de la banalité de la chose, mais évidemment il fallait chercher le sens derrière l’image. Une symbolisation canine, était-ce synonyme de gentillesse, de bienveillance et de loyauté, ou au contraire de stupidité, d’agressivité bestiale et de soumission face aux plus forts ? Cela il n’en savait rien, mais au moins les deux filles ne devaient pas trop avoir peur de lui maintenant, enfin elles ne semblaient pas trop s’en soucier.

Melena, occupant le centre de la conversation, dévoilait ses pouvoirs, tous en relation avec la mort et sa maladie. Une phobique en plus, une nécrophobe selon Dakota. Il ne savait pas qu’ils étaient trois phobiques dans la pièce, avec Dakota qui en était la reine, mais comme elle n’avait rien dit, et ne comptait rien dire, il n’était pas prêt de le savoir. Les pouvoirs de la reine des cadavres étaient impressionnants et cela  donnait  à Gregory un petit aperçu de l’ampleur de ce que pourraient  être ses pouvoirs ici, s’ils se manifestaient jour, évidemment. Mais il allait devoir d’autant plus faire face à sa phobie, et il ne le savait pas encore.

Plus important que la découverte de ses pouvoirs, même si l’idée était en même temps cool et effrayante, leur quête se plaçait en haut de la liste des priorités. Les théories des deux dream girls se tenait, et il y avait effectivement pas mal de recherches à faire, et surtout avec aucun point de départ. Il leur fallait attendre le lendemain pour commencer leur recherches, et une bonne nuit de repos ferait peut-être venir des pistes.

-Ça me parait être  un bon plan vu le peu d’information qu’on a. Après si on trouve vraiment rien, faut espérer qu’on soit au « bon » endroit au « bon » moment, ce qui risque d’arriver si ce voyageur sait qu’Azael nous a lancé à sa poursuite.

La discussion tournant à sa fin, avec Dakota qui se levait pour aller donner du lait à son chat, l’estomac de l’hématophobe criait famine et ses jambes se levèrent toutes seules pour aller faire quelque chose à manger. Voyant que les filles n’étaient pas contre, il regarda dans  le frigo, et vit qu’il y avait pas mal de choses à manger pour leur séjour, et les options étaient diverses. Il trouva de la viande qui semblait comestible dans le frigo, et des pâtes dans une étagère, et vit que  ça ferait l’affaire pour l’instant. Il lança la cuisson de la viande, mit l’eau à bouillir, et mit la table.

Il aurait besoin d’une douche, après tout ce qui s’était passé, pour se détendre et se faire propre. Tout ce  monde était encore nouveau pour lui, mais la ressemblance avec leur époque l’aidait quand même un peu. Il avait eu de la chance de tomber dans un endroit à peu près identique au San Francisco qu’il connaissait, même si c’était un endroit hostile aux voyageurs comme eux. C’était bizarre que les agents d’Azael leur fassent confiance, et qu’ils ne veulent pas leur tendre de piège pour les capturer, mais le cadavre animé semblait incarner des dirigeants très menaçants et très important, donc  ils allaient  sûrement ressortir indemnes de cette ville.

Il devait encore s’habituer au collier qu’il avait autour du coup, et ça serait un peu terrible pour dormir, mais il allait devoir s’y faire. La présence de ce collier pour les rappeler à l’ordre était assez pesante, vu que c’était potentiellement une bombe qui mettrait fin à leur existence, mais ils n’avaient pas trop le choix. Heureusement, tout cela serait bientôt fini, et ils pourraient sortir d’ici rapidement, si tout se passait bien évidemment.

S’adressant au deux filles, Gregory prit la parole.

-Si j’ai bien compris, on est dans un autre monde où tout est différent, la magie existe et les dangers rôdent partout. En plus on a des pouvoirs  liés à nos problèmes mentaux, et les gens ici ne nous aiment pas. C’est ça ?

Il ne voulait pas trop les embêter, mais il fallait qu’il soit sûr de ce qu’il savait, et confirmer un peu tout ce qu’il pensait. Peut-être avait-on déjà répondu à ces questions, mais avec les derniers événements, il ne savait plus trop ce qui était réel, et ce qu’il avait imaginé.

-Vous êtes là depuis plus longtemps que moi, du coup vous avez dû vivre pas mal de choses ici non ? Et aussi, comment vous avez découvert vos pouvoirs ?

Des questions et encore des questions, mais au moins  il parlait. Vu que le débat sur leur quête était clos pour la soirée, autant apprendre à connaître les gens avec qui il allait travailler. Ça ne pouvait pas faire de mal, et puis même si le miroir disait le contraire, les deux voyageuses avaient l’air pas trop méchantes quand on était de leur côté.

Melena accueillit d’un hochement de tête la proposition de Dakota. C’était vraiment la meilleure des choses à faire. Gregory voulut y mettre de sien ensuite, comme pour faire remarquer qu’il était là et que sa voix comptait dans le vote. L’irlandaise faillit lui répliquer qu’attendre d’être « au bon endroit au bon moment » ne faisait pas partie de ses plans, surtout quand on considérait la taille d’Elipse, mais choisit finalement de se taire. Il avait mis le doigt sur quelque chose d’important : que se passerait-il si la terroriste venait à apprendre qu’un commando de voyageurs était en ville pour l’arrêter ? Et si une bombe n’était pas déjà cachée dans leur appartement ?

Un frisson glaça le corps mince de l’adolescente alors que la phobophobe se levait pour nourrir son chaton et que leur aîné passait aux fourneaux. Elle resta figée dans son siège, le regard dans le vide, jusqu’à ce que l’hématophobe n’adresse la parole à ses alliées. Melena leva alors vers lui ses yeux pâles, grimaçant en entendant le terme « problèmes mentaux », mais se décida à répondre :

- On peut dire ça… on peut pas généraliser. Certaines régions sont moins hostiles que d’autres, certaines sont magiques d’autres carrément archaïques… pour l’instant, on est dans une ville un peu extrême. Ici, on est aussi bien venus que ne l'étaient les juifs en plein Berlin Nazi.

Sa comparaison était un peu forte, mais malheureusement, c’était l’idée. Dans cette ville, les gens comme eux n’avaient aucun droit ; encore moins maintenant. Ils ne pouvaient qu’espérer passer sous les radars et s’en sortir vivant. A la salve suivante de question, sa gorge se noua et son visage se ferma. Ivoirin et illisible. Un douloureux masque d’impassibilité.

- J’ai vécu pas mal de chose, ouai, répondit-elle un peu plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu. Les pouvoirs… tu les découvres quand ils viennent. Y’a pas de règle. Tu en auras plusieurs mais ils n’apparaissent pas tous en même temps. Certains ont besoin de conditions strictes… et ils se renforcent avec le temps.

Elle décida soudain de se lever, passant une main dans sa longue chevelure noire. Il restait encore des effluves des produits utilisés par le coiffeur dans les Terres gelées. Un instant fragile, elle repensant à Alexander, puis le chassa d’un battement de cil. Elle se demandait juste qu’elle fille il baratinait en ce moment.

- Toi t’as une peur phobique du sang, c’est ça ? demanda-t-elle en s’approchant pour jeter un œil à ce que cuisinait Gregory, je suppose que quelque chose peut se passer quand tu en vois. Dans ce genre là.

L’irlandaise poussa un soupir et récupéra sa hotte. C’était la triste logique de Dreamland. Elle se retint de dire que ses émotions risquaient d’être mises à rude épreuve, parce que ce monde avait un sens de l’humour assez particulier envers les voyageurs qui souffraient de phobie. Il s’en rendrait compte bien assez vite. Désignant d’un signe de tête les plaques de cuisson où la viande commençait à crépiter alors que l’eau ne frémissait pas encore, Melena dit :

- C’est sympa de ta part de faire à manger. Pas la peine de forcer les doses, j’ai pas très faim. Je vais me doucher vite-fait le temps que ça cuise.

Avec un regard attendri au chaton qui finissait sa tranche de jambon, la nécrophobe s’éclipsa vers les pièces au fond de l’appartement, encore plongées dans le noir. N’ayant pas nécessairement prévu que l’adepte serait accompagnée, les personnes du service anti-terroriste chargés de son logement n’avaient prévu que deux chambres minuscules. Heureusement, l’une d’elle avait des petits lits superposés, de sorte que personne ne serait forcé de dormir avec un colocataire commis d’office.

Par contre, s’ils avaient bien pensé à placer quelques fringues dans les armoires, au cas où l’irlandaise débarque dans une tenue trop voyante, il n’y avait pratiquement rien d’adapté à la taille frêle de Dakota. La nécrophobe s’empara donc d’une sorte de pantalon militaire et d’un tee-shirt noir en prévision du lendemain, puis s’isola dans la salle de bain. C’est sûr qu’une fois en ville, ça marquerait moins les esprits que sa tenue moulante achetée à Formatek. Si les autorités de la ville étaient en entente cordiales avec leur groupe de voyageur, elles ne pouvaient pas garantir que ce serait le cas de toute le monde, alors le moins ils ne feront remarquer, le mieux ça ira.

La pièce d’eau était très petite, plus fonctionnelle qu’autre chose. Un cabinet de toilette, un lavabo, un miroir usé, une cabine de douche vieillotte. Pas de décoration, pas d’extravagance ; c’était d’un terne presque déprimant. Le combo toilette – douche fût donc expédié en moins de quinze minutes et Melena enfila une de ces culottes propres ayant mystérieusement apparu dans son barda et son ancienne tenue miquitzlienne en guise de pyjama. Au moment de sortir, elle se rendit compte, horrifiée, que son haut en toile ample ne masquait pas les cicatrices de ses bras. Elle se mordit la lèvre inférieure et sortit retourner fouiller dans l’armoire jusqu’à dénicher une espèce de pull en vieille laine détendue. Ses bras étaient bien masqués jusqu’aux poignets, mais le col était tellement étiré que si elle se penchait de trop, elle offrirait une vue imprenable sur sa petite poitrine. Elle haussa les épaules ; elle allait dormir, pas participer à Miss Dreamland. Ses affaires posées sur le lit du haut dans la chambre qu’elle supposa être partagée avec Dakota, l’irlandaise retourna vers la salle commune à pas de félin. Elle fit irruption dans la pièce au moment où Gregory finissait de servir les assiettes.

+++++ HRP ++++++

A moins qu'on ne se lance dans une passionnante discussion sur nos vies respectives, l'un de veux peut nous faire aller dormir hein. Je suis désolé, mais je ne suis pas sûr que Melena ait la tête à discuter chiffon avec vous (a)

Les sourcils de Dakota se haussèrent après la remarque de Gregory mais elle ne quitta pas pour autant James des yeux. Ça ne valait même pas la peine d’y prêter de l’attention. La possibilité qu’ils ne trouvent rien et attendent bêtement d’avoir de la chance n’existait pas, pas tant qu’elle ferait partie du groupe. Si le jeune homme voulait faire partie du camp des perdants il faudrait d’abord qu’il la sème en route. Heureusement il n’insista pas dans son défaitisme et la conversation se mit à tourner autour de Dreamland et des pouvoirs.

L’hématophobe était curieux. Même si ça se comprenait ce n’était pas pour autant que la phobophobe se plierait à sa lubie de tout savoir de leur vie. Melena semblait d’ailleurs partager cette opinion, ne se contentant que de vagues réponses qui n’apprenaient rien sur elle. Était-ce de la prudence ? Une façon d’empêcher des mauvais souvenirs de remonter ? Elle ne leur dirait probablement jamais et pour tout avouer... Dakota s’en fichait bien. Ils avaient tous vécu des choses difficiles, parfois parce qu’ils l’avaient bien cherché. La blondinette aurait parié sans sourcillé sur le second cas concernant la nécrophobe. Le prix a payer pour avoir cette marque de paresse qu’elle arborait avait dû être bien trop grand, et elle doutait franchement qu’on ait forcé la main à l’irlandaise. La vie était faite de choix et il n’était pas dit que le bon ait été fait cette fois. Les gens étaient stupides et se trompaient. Les autres étaient tous les mêmes, pantins stupides incapables de voir plus loin que le bout de leur nez et d’évaluer correctement une situation. Et si Mel’ ne faisait pas partir des pires -preuve en était : elle était encore vivante-  elle avait malgré tout encore beaucoup de progrès à faire.

- On ne nous hait pas partout, non. Le village du père noël est plutôt accueillant et je suppose que Sextus l’est aussi quand on n’est pas esclaves. Gloutoniskaïa est aussi pacifique. Non vraiment, la généralisation à l’échelle mondiale de la haine des elipsiens à notre encontre serait une grossière erreur. Dakota marqua une pause durant laquelle elle grattouilla la tête de son chaton. L’attitude des gens d’ici peut d’ailleurs assez bien s’expliquer. Certains voyageurs ont causé des torts aux habitants par le passé. Des torts immenses. Comme c’est l’endroit où tout le monde arrive la première fois ils ont subit bien plus de choses que tous les autres peuples de Dreamland. Ils ont associé «monstre» et «voyageur», et maintenant ils tirent à vue comme des imbéciles, aveuglés par leur colère. Ça ne diffère pas vraiment de l’attitude des gens dans le monde réel.

C’était vrai. Combien de conflits perduraient ainsi ? Les peuples finissaient pour oublier la cause même de la guerre. Tout ce qu’ils savaient c’est qu’on leur avait appris la haine de l’autre et qu’ils se devaient de l’entretenir. Pourquoi ? C’était le cadet de leurs soucis et là était le problème.

- A mon dernier passage ici j’ai failli mourir. Je venais à peine d’arriver qu’ils se sont lancés dans une chasse aux voyageurs. Beaucoup sont morts, dont deux de mes camarades. Ne tourne jamais le dos à un Elipsien Gregory. Même mandaté par des hautes autorités tu feras une cible de choix pour un citoyen hargneux.

Cela risquait de ne faire qu’angoisser le phobique mais elle s’en fichait bien. C’était un fait qui se devait d’être énoncé. Si ça pouvait lui permettre d’éviter de se faire abattre une fois dans les rues il ne pourrait que l’en remercier par la suite.

- Quant au reste... j’ai aussi vécu beaucoup de choses. Par contre je n’ai aucune envie de jouer les conteuses, tu m’excuseras. Et je confirme aussi les dires de Melena concernant la découverte des pouvoirs : le sujet est trop vaste pour qu’on en fasse le tour.

Dak’ profita de l’occasion donnée par Melena pour s'éclipser à son tour dans une petite pièce miteuse qui avait été aménagé en bureau. Elle n’avait pas faim et l’odeur de la nourriture qui cuisait ne faisait que lui retourner l’estomac. Tout ce qui occupait son esprit c’était James, James et les bombes qui pleuvaient. Elle avait confiance en elle et en ses pouvoirs, mais... et si l’ennemi était trop fort ? Et si elle se retrouvait paralysée de peur comme une idiote ? Blême, elle pinça les lèvres en prenant appuis sur la fenêtre. Elle se sentait mal, trop de peurs refoulées qui menaçaient de la submerger. Les chasser devenait une nécessité mais ça lui semblait impossible. Ses jambes lâchèrent sous elle et la gamine glissa jusqu’au sol pour y sangloter en silence.

«Et si James était mort ?», «et si les elipsiens tentaient de nous tirer dans le dos ?», «et si la terroriste nous réduisait en charpie ?», «et si j’échouais ?»... et si, et si, et si... la plus grand question restant «et si j’en avais peur ?». Pour la première fois depuis de longues semaines, Dakota se gifla violemment pour tenter de reprendre de la contenance. Il était hors de question de se laisser aller, de laisser les autres la voir comme ça. Mais de cette réflexion naissait la peur qu’ils la découvrent. Cercle vicieux duquel elle craignait d’avoir peur de ne jamais en sortir.

Pathétique. Elle se sentait pathétique.

Dans l’obscurité, elle plongea sa tête lourde dans ses mains et attendit. Attendit que son cerveau cesse de lui susurrer toutes ces choses qui lui faisaient perdre ses moyens. Jamais la tentation de gober le cachet donné par Selene n’avait été aussi fort.

Gregory n’attendait pas beaucoup de choses de la part des deux voyageuses, et rien qu’une phrase ou deux suffisait pour calmer son appétit de connaissances. Il avait juste besoin de savoir un peu à quoi s’attendre, et il valait mieux être informé sur ce qui leur était arrivé pour prévoir un peu ce qu’il devait et ne devait pas faire, et agir en fonction de ça. Après c’était sûr qu’il avait  un peu tapé dans des parties un peu plus personnelles avec ces questions, mais c’était pour faire un peu plus connaissance, et c’était aussi à titre informatif. Tout avait une justification, et dans sa tête, l’hématophobe ne voyait pas quel mal il pouvait causer pour l’instant. En tout cas on ne le fusillait pas encore, et c’était un bon signe.

Il restait encore nerveux et excité en vue du lendemain qui prévoyait d’être intéressant et peut-être plein de choses intenses, que ce soit de la réflexion ou de l’enquête sur le terrain. Il arrivait à contenir ces sentiments, mais la peur de l’inconnu et du danger demeuraient au fond de lui, comme tout être différent de Melena et de Dakota pourraient ressentir. Evidemment, elles avaient  beaucoup d’expérience, et cela devait être quelque chose de facile comparé aux épreuves qu’elles avaient dû subir. Il valait mieux ne pas trop creuser sur ce sujet-là, car lui n’aurait pas répondu si on lui avait demandé.

Enfin, il avait posé des questions simples et pas trop trop personnelles, c’est pourquoi il eut les réponses qu’il voulait tant. Ce que Melena lui dit lui redonna de l’espoir, car il détestait devoir être la cible potentielle de gens qui ne le connaissaient même pas, mais les mises en gardes de Dakota sonnaient pourtant bien fort. Il allait devoir faire gaffe à tout ce qu’il faisait, et une erreur serait vite punie. S’il la bouclait quand  il ne pensait pas pouvoir faire face à une situation, ça devrait passer, mais il allait devoir vite copier un comportement ellipsien, et essayer de passer inaperçu avec les deux filles.

-Je vois, il faut être prudent et toujours faire attention à ce qu’on fait. Merci du conseil.

Il était sincère, et les deux filles voyaient peut-être plus en lui qu’au début, vu qu’il était à peu près dans la discussion, et qu’il obtenait des réponses à ses questions. En même temps, comme l’avait dit Melena, ils allaient devoir communiquer s’ils voulaient réussir cette mission, donc peut-être que la pitié avait inspiré Dakota à parler, mais c’était fort peu probable. Heureusement, il eut encore des informations, et cette fois-ci sur ses pouvoirs, ce qui le mit de bonne humeur, car il avait hâte de découvrir de quoi il était capable. Cependant, les filles le soulignaient, la découverte était aléatoire, et ça allait avoir un gros rapport avec sa phobie. Mais il aurait plusieurs pouvoirs qui grandiront en puissance, enfin s’il était toujours vivant pour voir ça…

-C’est noté, fit-il, remerciant les voyageuses d’un signe de tête.

Il sourit à Melena qui le remerciait, et assista au départ des deux filles. Le bruit de la douche qui se faisait entendre dans ce petit appartement laissa comprendre à Gregory qu’il avait un peu de temps pour lui tout seul, même si l’idée lui faisait un peu peur. Il essaya de s’occuper avec le diner, mais comme il n’y avait rien à faire en particulier, il était remis à ses pensées, et son cerveau tournait à plein régime. Ce n’était pas une réflexion intense, mais plutôt son imagination qui marchait à fond, et il dut même s’assoir à un moment, se pinçant pour savoir si tout ça était bien réel. Il ne se réveillait pas d’un rêve, et considéra que son estomac lui criait assez famine pour que ce soit bien vrai.

Il attendit que Melena revienne pour servir les assiettes, et ne voyant toujours pas Dakota, il commença à manger. Ils échangèrent quelques regards vides, trop crevés pour dire quoi que ce soit, et le dîner fut plié. Il  mit l’assiette de Dakota au frigo, débarrassa la table, alla se brosser les dents, fit sa toilette, et rejoignit Melena dans sa chambre, car Dakota, qui occupait la chambre individuelle, avait fermé la porte, et il ne comptait pas la déranger. N’adressant pas trop de regard à sa comparse féminine, pour ne pas faire croire qu’il était obsédé et qu’il avait des arrière-pensées, car c’était loin d’être le cas. Il se mit en caleçon, et se coucha dans son lit, disant rapidement bonne nuit à la thanatophobe.

Il s’endormit rapidement, et un sommeil sans songes occupa sa nuit, si bien qu’il se réveilla assez tôt, percevant un bruit de douche dans une pièce à côté. Il se rappela vite fait des faits de la veille, et réalisa qu’il allait devoir rester ici un bon moment. Il prit son temps, resta un peu dans  son lit à penser, se leva, et alla dans la salle de bain lorsque cinq minutes étaient passées après qu’elle soit libre. Il ne croisa pas Dakota, et Melena était toujours endormie, même s’il était sûr que ça ne durerait pas longtemps.

Il prit sa douche, se coiffa rapidement, et s’habilla avec les mêmes vêtements que la veille, n’ayant pas trop le choix. Il entra dans la cuisine, et vit Dakota dans le salon, qui était perdue dans ses pensées. Il ne voulait pas trop la déranger, mais lui glissa quand même un bonjour discret, question de politesse.

Son ventre lui quémandant encore de la nourriture, il mit de l’eau à chauffer dans la bouilloire pour un thé, voire un café si quelqu’un en voulait, et trouva de quoi calmer sa faim pour accompagner son thé qui était en train de se préparer. La thanotophobe entra à son tour dans la pièce, et il la salua comme il l'avait fait pour Dakota.

-Vous voulez quelque chose ? un thé, un café? proposa-t-il gentiment aux deux phobiques.

Dakota avait visiblement décidé de s’éclipser. Ils n’étaient pas une famille rongée par le complexe du « on attend tout le monde pour manger », ils n’étaient même pas amis, de sorte que Melena n’eut aucun remord à entamer le plat qui avait été préparé par Gregory. C’était simple, mais elle n’avait vraiment pas très faim et Dreamland lui avait appris à ne pas être difficile. Dans son pull trop large pour elle, avec ses cheveux noirs encore humide et sa peau blême, elle retrouvait son apparence d’adolescente fragile qu’un rien risquait de briser. A cet instant, personne n’aurait supposé qui elle était ; ce qu’elle incarnait.

Le repas s’était déroulé en silence. Il n’y avait rien à dire et de toute façon, la jeune fille n’avait pas envie de parler. Quand Gregory fut parti profiter à son tour de la salle de bain, elle but un grand verre d’eau et s’occupa rapidement de la vaisselle avant d’aller se percher dans son lit superposé. La phobophobe ne réapparaissait pas et semblait s’être enfermée dans la chambre individuelle. L’irlandaise faillit protester mais en fin de compte, elle n’en avait pas la force. Qu’importe : si le mâle du groupe tentait quoique ce soit, il serait mort avant d’avoir pu dégainer ses parties génitales.

Confortée par cette idée, elle était déjà pratiquement endormie quand son colocataire lui lança un « bonne nuit » auquel son corps refusa de répondre. Comme d’habitude lorsqu’elle était entre veille et sommeil, les images se succédaient sur l’écran noir de ses paupières closes. Des hallucinations douloureuses qui lui minaient l’esprit à chaque fois, qui lui donnaient l’impression que son corps se désagrégeait. Elle n’était plus humaine c’est vrai, elle n’était plus qu’un spectre. Une chimère.

Ses yeux gris s’ouvrirent brusquement. Le matin, déjà. Une lumière blanchâtre peinait à s’introduire dans la pièce au travers des rideaux élimés qui avaient du appartenir à une vieille femme à chat. Melena se redressa, s’étira paresseusement et descendit de son lit. Profitant d’être seule, elle s’habilla de suite, enfila pantalon militaire et tee-shirt noir. Pour masquer ses cicatrices, elle dût mettre son manteau redingote cette fois. Ça n’était pas le must question style, mais elle s’en fichait royalement. Elle s’offrit un passage éclair dans la salle de bain pour se débarbouiller et se brosser les dents, puis rejoint enfin la compagnie dans la cuisine.

- Salut…

Une horloge digitale fatiguée indiquait 7 : 08 dans un coin. L’irlandaise s’assit en se grattant l’arrière du crâne, une jambe négligemment repliée sous l’autre. Ses idées se remettaient en place pour se préparer à la longue journée qui les attendait. A la demande de son ainé, elle haussa les épaules.

- Un thé… merci.

Gregory avait apparemment décidé de se rendre utile en faisait l’hôte de maison et ça lui allait très bien. Il serait certainement moins utile sur le terrain, alors autant qu’il participe à la mission à sa manière. Avisant le téléphone qui trônait dans un coin, Melena prit l’initiative d’aller le décrocher pour enclencher le répertoire automatique afin de trouver le numéro d’Eliot Azael. Après deux sonneries, le concerné répondit avec la voix de l’homme en manque de sommeil qui venait à peine de reprendre un café :

- Quoi ?

C’est vrai, pourquoi s’embarrasser d’un « bonjour » ?

- On a besoin d’un peu plus d’éléments, répondit l’irlandaise sur le même ton peu aimable, une carte de la ville avec indiqués dessus les zones d’impacts des premiers obus et tous les attentats avec le jour, l’heure et le nombre de victime. Si votre terroriste a été vue quelque part, indiquez le aussi.
- Que… je vous ai dis hier que ces crimes étaient complètements aléatoires, vous pensez vraiment que ça vaille la peine que…
- Oui, coupa sèchement Melena, vous avez besoin de nous pour l’attraper non ? Alors donnez-nous de quoi commencer à enquêter. S'il y a eu d'autres événements particuliers... quoique ce soit, dites-les nous aussi. Et tant qu’à faire, mettez aussi une copie de tous les dossiers des voyageurs en J.W.

Quitte à vérifier le travail de la police, autant le faire jusqu’au bout. S’ils étaient passés à coté d’une logique dans les attentats, peut-être étaient-ils passés à coté de quelque chose dans leur paperasse.

- … Bon, accepta Eliot après quelques secondes de bougonnement, je vous trouve quelqu’un pour vous faire parvenir tout ça. Il devrait arriver dans une petite demi-heure.



++++++HRP++++++

En toute logique (si ça ne se passe pas comme ça, pas grave ahah) après ton prochain poste Dakota, je devrais faire intervenir le MJ. Donc tu peux aller comme tu veux jusqu'au moment où un officier arrive pour nous donner ce qu'on veut mais... faut que ce soit le MJ qui prenne la relève ensuite^^

Les heures s’égrainaient dans un silence de mort. Dakota n’avait pas bougée d’un millimètre, prostrée sur le sol dans l’attente que les choses se résolvent d’elle-même ce qui bien sûr n’arriva pas. La seul chose qui lui apporta la paix fut le sommeil qui l’emporta sur les coups de 2h alors que ses camarades dormaient depuis bien longtemps déjà. Une courte nuit sans rêve qui parvint à faire redescendre la tension, du moins autant que faire se pouvait. Lorsque la gamine ouvrit les yeux à 5h30, ses tremblements avaient cessé et elle avait retrouvé son sang froid reptilien.

La maison dormait encore alors qu’elle se dirigea vers la salle de bain où elle se débarbouilla longuement. La sensation de l’eau sur son corps frêle acheva de chasser ses démons à défaut de faire fuir la fatigue qui plombait encore ses membres.Se savonner, coiffer ses cheveux, brosser ses dents, aller aux toilettes... tous ces petits riens pourtant tellement nécessaire à son équilibre mental... elle s’y pliait rigoureusement jusqu’à être impeccable. Enfin, autant que possible. Il fallait dire que ses habits d’origine -une jupe léopard et un vieux t-shirt gris avec un logo de recyclage- n’étaient pas ce qu’il y avait de plus présentables, sans parler de ses mèches roses fanées. Mais ça suffirait pour leurs besoins, c’est-à-dire se mêler dans la foule pour leur enquête.

Une fois prête la phobophobe rejoignit le salon où elle se laisser tomber dans le canapé avant que son regard ne se perde dans la contemplation du ciel à travers la fenêtre crasseuse. Pas de Chouette en vue...

Dak’ avait totalement perdu la notion du temps, son esprit vagabondant depuis un moment lorsque Gregory pénétra dans la pièce. Si son coeur bondit sous l’effet de la surprise son corps ne broncha pas. Elle se contenta de cracher un «Bonjour.» froid comme la glace. Melena eut le droit à la même chose alors qu’elle débarquait à son tour. La surdouée n’était pas du matin ce qui la rendait encore plus laconique. Elle daigna malgré tout de nouveau desserrer les lèvres pour répondre à la nouvelle question du jeune homme.

- Un café si tu le veux bien.

Ça ne lui ferait pas de mal. Les cernes profondes qui creusaient son visage semblaient encore plus profonde que d’habitude. Elle n’aurait pas dit non non plus à une boisson énergétique mais rien de semblable dans les placards, hélas. Il faudrait se contenter d’une bonne dose de caféine pour tenir le coup jusqu’au soir.

Le coup de fil de Melena laissa le temps à Greg’ de finir sa popotte et ils se retrouvèrent bientôt tous attablés devant leurs tasses fumantes. Ils n’avaient rien à dire et ce silence désespérait jusque Dakota. Et c’était avec cette équipe qu’ils devaient travailler ? Elle n’avait aucune envie de nouer des liens mais il fallait avouer que s’ils se contentaient de rester des inconnus ils ne pourraient jamais se faire confiance ou se coordonner correctement en cas de problème. Elle n’avait aucune idée de leurs expériences, de leurs talents -autres que leurs pouvoirs- et de leur caractère réel. Si la synergie ne se faisait pas, rester ensemble pourrait se révéler plus nocif qu’utile. Ce qui voulait dire qu’elle allait devoir desserrer les lèvres. Ah... misère...

- A l’occasion il faudrait qu’on fasse un peu connaissance. Non pas que cela m’importe mais... faire équipe avec des inconnus c’est prendre des risques inutiles. Il faudrait qu’on sache où nous mettons les pieds. Je ne sais même pas si je peux me reposer sur vous physiquement ou intellectuellement, quels sont vos points forts, vos points faibles... si vos phobies peuvent devenir un handicap par exemple. Des morts et du sang, il risque de n’y avoir que ça.

Devant les têtes qu’ils tiraient elle leva les mains en signe d’apaisement malgré son air blasé.

- Inquiétude légitime. On va risquer nos vies ensemble. J’aimerai juste savoir avec qui je le fais.

L’adolescente savait déjà le genre de réaction qu’allait avoir Melena et se décida à anticiper. «Toi d’abord» était typiquement le genre de chose qu’elle serait capable de rétorquer alors autant lui couper l’herbe sous le pied. Elle était trop fatiguée pour se lancer dans une nouvelle joute verbale et surprendre cette pimbêche pourrait potentiellement égayer sa journée.

- Moi par exemple, comme ça se voit probablement je ne serais d’aucune aide en combat au corps à corps, mais je possède plusieurs objets pour palier à ça. Je ne suis pas non plus très douée en relations sociales même si à l’occasion je peux me montrer très douée en négociation. Par contre pour ce qui est de la réflexion, de l’élaboration de plan ou de créativité vous pourrez compter sur moi.

Alors qu’elle invitait les autres à s’exprimer d’un geste de la main, quelqu’un sonna à la porte. Elle soupira en se mettant debout pour aller ouvrir à celui qui devait probablement être l’envoyé d’Azael.

- Nous poursuivrons ensuite.

Il avait sonné d’un doigt fébrile, sans savoir qu’il interrompait une conversation qui pouvait être intéressante pour les trois voyageurs. Trente ans mais encore la tête du jeune premier de la classe. Blond, yeux bleus, svelte, l’air bienveillant. Un type bien, c’était imprimé sur son visage.

Quand on vint lui ouvrir, il s’aventura timidement dans l’appartement. Son uniforme était impeccablement repassé, on pouvait presque visualiser sa compagne douce et attentionnée en train de passer un coup de fer dessus. Il avait l’air intimidé, une sorte d’admiration triste dans ses yeux affreusement banals. D’une poignée de main, il salua chacune des personnes présentes avant de se présenter :

- Je m’appelle Emile Fitzgerald. Je… je suis venu vous apporter ce que vous vouliez !

Maladroitement, il déposa tout son paquetage sur la table du salon. Un classeur regroupant tous les dossiers de voyageurs jamais arrêtés dont les initiales correspondaient à J.W. et une grande carte qu’il déplia. Ses bords débordaient de chaque coté du meuble, mais on pouvait voir ce qui avait été noté dessus au feutre rouge. Les 7 points d’impacts des roquettes venues de l’extérieur, dispersées dans le sud-ouest, impacts à 14 :22. Un carré bleu indiquait le commissariat général, dans le cœur de la métropole, avec l’heure à laquelle la mise en garde avait été trouvée dans la boite aux lettres : 20 :28. Le lendemain, pas moins de 10 bombes avaient explosé, par combo de deux, sur tout un arc de cercle qui s’étirait de l’est au nord, entre 9 :00 et 17 :30. Le lendemain encore – c’est-à-dire la journée de l’arrivée de Melena, Dakota et Gregory, 14 bombes avaient éclaté, dessinant un nuage de cercle rouge au centre ouest, entre 8:00 et 19:03.

Effectivement, à première vue, ça n’indiquait rien. Emile laissa les voyageurs observer la carte un moment, les lèvres timidement pincées, puis il se permit brusquement :

- Vous savez, j’ai rien contre euh… les gens comme vous, moi ! Je euh… merci de nous aider, conclut-il finalement, son élan brisé notamment par l’expression de ses interlocutrices.

Ses yeux ternes s’étaient baissés. Oui, il était de ces enfants aux parents éclairés qui avaient préféré lui enseigner la vérité plutôt que la haine aveugle, la paix plutôt que la guerre. Pourquoi avait-il intégré la police alors ? Peut-être parce qu’au fond, il espérait pouvoir faire changer le visage d’Elipse. Il aimait sa ville, mais ce qui la rongeait lui faisait mal.

- En fait…

Il avait l’air gêné. Nerveux, il s’assura que la porte d’entrée était bien fermée puis revint vers ses interlocuteurs, la mine trouble.

- Je peux vous parler de quelque chose, mais… ne dites pas à Mr Azael que je vous l’ai dis. Je pense que ça peut vous aider, mais rien n’est sûr, je ne voudrais pas m’attirer d’ennui…

Il avait manifestement retenu l’attention générale. Tremblant, il s’assit sur le fauteuil occupé la veille par Melena, essuya son front où perlaient quelques gouttes de sueur, et se mit à parler.

- Il y a longtemps… Mike Peterheson, un type des quartiers que fréquentait un ami de classe à moi, nous a raconté une histoire assez… horrible. Ça fait vraiment longtemps, une dizaine d’année, mais je m’en souviens parce que ça m’a marqué. Il m’a dit, poursuivit-il après avoir pris son inspiration, que son oncle, qui était policier, avait ramené une fille chez lui un jour. Une voyageuse. Il aurait dût l’amener au poste tout de suite, mais il était suspendu pour faute à ce moment, c’était un type assez caractériel. Un peu bizarre. Cette fille, d’après ce qu’il m’a raconté, ils l’ont… ils l’ont séquestrée pendant plusieurs jours dans une cave. Il…

Sa gorge ce noua. Ces souvenirs qui remontaient à la surface le bouleversait réellement ; tellement qu’il n’osait plus regarder ni Melena, ni Dakota. Il cherchait vainement un soutien dans la présence masculine de Gregory, mais se décida finalement à fixer ses chaussures.

- Mike nous racontait en riant les horreurs qu’ils lui faisaient tous les jours. Qu’ils étaient une douzaine et qu’ils la…, il n’osa pas finir sa phrase. Je crois que ça a duré 10 jours, et ils l’ont tuée. Enfin, c’est ce qu’ils ont dit. Ils ne pouvaient la ramener à la police, ni exhiber ce qu’ils avaient fait. Alors ils l’ont abandonnée dans les égouts.

Emile leva la tête. Il eut soudainement peur que les trois voyageurs le foudroient sur place. Après tout, ne parlait-il pas de quelqu’un qu’il avait fréquenté ? Quelqu’un qu’il n’avait jamais osé dénoncer ? Son silence était aussi coupable que les bourreaux. Finalement, c’est peut-être aussi pour ça qu’il aimait les voyageurs : la culpabilité de porter le fardeau criminel de ses compatriotes.

- Il m’a assuré qu’elle était morte mais… cette fille, ils avaient appris son nom : elle s’appelait Janice White. Et je me dis que si quelqu’un peut avoir envie de se venger d’Elipse maintenant… c’est elle.

Le flic sortit un calepin et griffonna rapidement dessus. Il y avait 4 noms : Mike Peterheson, Robert Peterheson, Damien Heatfield, Dick Malls.

- Ce sont 4 des personnes qui y étaient, informa Emile en reprenant un peu d’assurance, les trois derniers sont policiers, les deux derniers sont des hommes gradés et décorés maintenant. C’est pour ça qu’il ne faut rien dire à Mr Azael… sans preuve, ce serait étouffé et ça me retomberait dessus. Lui, désigna-t-il en rayant le nom de Mike, il est mort dans un des attentats d’avant-hier. Et lui, cette fois il marquait Dick Malls, son immeuble a explosé hier matin, mais un imprévu l’avait obligé à ne pas rentrer de la nuit. Hier soir, après l’explosion de la dernière bombe, il y a eu une fusillade là où il faisait de l’essence et il est mort par balle. C’est le seul endroit où la terroriste a été aperçue, mais personne n’a pu la rattraper. Je vous ai indiqué la station sur la carte.    

Emile compléta ce qu’il avait écrit sur son papier, le tendit à Melena et se leva. C’était l’adresse des types encore vivants.

- C’est tout ce que je sais. Je ne sais pas si ça a un rapport, je divague peut-être, mais au cas où…

Il reste un moment immobile, comme s’il reprenait ses esprits, avant de se lever. Tellement longtemps qu’il trainait cette histoire sans pouvoir rien dire. Peut-être qu’il faisait fausse route et que le corps de cette femme s’était décomposé dans les égouts, comme celui d’un vulgaire animal. Il ne le saurait peut-être jamais. Après un vague « au revoir » d’une voix faible, il quitta les lieux sans oser se retourner.

S’affairant autour du petit-déjeuner, enfin surtout du café et des deux thés, Gregory se réveillait assez vite, surtout après sa douche, et commençait à repenser à ce monde, et parvenait de plus en plus à saisir sa nouvelle appartenance au monde des rêves. Perdu dans ses pensées, ne faisant guerre attention au silence qui s’était installé, il fut tiré de sa torpeur par Dakota. Bien sûr ce n’était pas comme s’il snobait les deux filles, mais il lui arrivait souvent de faire abstraction de ce qui l’entourait quand tout était à peu près calme, et que rien ne le dérangeait. Enfin, il n’était pas coincé niveau social, c’était jute que cette situation était assez inhabituelle, et que ça changeait radicalement les choses. Ce n’était plus socialiser pour avec de nouvelles connaissances et de nouveaux amis, mais socialiser pour survivre et faire face à des dangers. La menace était réelle, et en l’espace qui avait séparé la prise de drogue et son apparition dans ce monde, tout avait changé.

Et puis Dakota avait bien raison, il allait devoir se confronter à sa phobie, et pareil pour Melena. Ils n’étaient pas sortis de l’auberge, et Gregory allait devoir faire preuve de courage et de force mentale pour surmonter les épreuves à venir. Enfin, c’était plus facile à dire qu’à faire, et seule la mise en situation pourrait dire ce qu’il se passerait. Il avait tout de même conscience des enjeux et des risques que représentait cette mission, et la moindre erreur pourrait être fatale. Il prit note de ce que disait Dakota sur elle-même, et se prépara à répondre, mais la sonnette interrompit la discussion.

C’était un homme plus vieux que lui qui était derrière la porte, et contrairement à tous ses autres collègues qu’il avait vu auparavant, il semblait gentil, et il rayonnait comme si une aura de bonté l’entourait. Gregory fut attentif à son discours, et même si tout le monde resta discret et laissa Emile parler, ils étaient tous en train de le remercier dans leur tête. Il était brave, et tout ce qu’il disait était important, et plus encore au niveau de sa révélation. Qu’un homme brave ses supérieurs et sacrifie sa discrétion pour protéger sa ville était juste héroïque, et c’était ce genre de personnes qui pouvaient changer le cours des choses, même s’ils n’étaient pas forcément bien placés pour le faire.

On pouvait sentir toutes les émotions de son discours, et on voyait qu’il était sincère. Et puis il révélait aussi pourquoi cet Azael leur cachait des choses, et c’était assez compréhensif, même si c’était juste protéger des violeurs et des assassins qui étaient des « potes ». C’était immoral que la police se permette de traquer les voyageurs alors qu’ils faisaient des atrocités à côté. Toute cette malhonnêteté et cette ignominie révulsait Gregory, et il ne pouvait que comprendre la furie de cette Janice White. Mais cela ne pardonnait pas ses attentats, et la volonté de se venger ne s’apaiserait peut-être jamais chez elle, même après avoir tué tous ceux qui lui avaient fait du mal. En plus elle donnait encore une pire image des voyageurs aux Ellipsiens, donc ça ne le faisait pas. Autant qu’il avait de compassion pour cette voyageuse, il ne pouvait pas rester de marbre devant ce qu’elle avait prévu.

Mais ils avaient pas mal d’indices, et même s’il ne trouvait rien en se penchant sur ce qu’il leur avait dit, il savait qu’il y avait une pister à trouver quelque part dans les informations qu’ils avaient reçus d’Emile. Ce dernier s’en allait, et il semblait perturbé, peut-être doutait-il de lui-même ou peut-être regrettait-il ce qu’il avait fait ? Dans tous les cas il avait besoin de savoir que ce qu’il avait fait était la preuve d’un grand courage et d’une volonté de bien faire les choses, et surtout d’aider. Gregory le rattrapa sur le palier avant qu’il ne s’en aille.

-Merci beaucoup pour ce que tu as fait pour nous, apparemment peu de gens ici nous voient d’un bon œil, et on peut voir que t’as fait des sacrifices pour nous informer. Fais attention à toi, et sois prudent. On se reverra sûrement une autre fois, Emile.

Il espérait de tout son cœur que rien ne lui arrive, mais Gregory lui-même ne savait pas s’il allait survivre plus longtemps que cet Emile. Leurs vies allaient être en danger dans cette quête, et rien ne leur garantissait qu’ils n’aillent pas mettre les vies d’autres en jeu.

Il retourna dans la pièce principale en fermant la porte derrière lui, et se remis devant les indices laissés par le gentil Ellipsien. Il réfléchit encore, au cas-où quelque chose lui avait échappé, mais ne trouva rien. Vu que Dakota les avait invités à mieux se présenter, il prit la parole.

-Bon, moi je suis bon niveau scolaire, mais ça ne veut pas dire que je suis tacticien ou bon pour résoudre tout ça. Je pense n’être pas bête, et c’est déjà ça. Niveau social j’ai l’habitude dans le monde réel, mais à voire ici. Niveau combat, bah pas grand-chose à signaler, à part que je défends un minimum, mais je ne suis pas trop dans le genre bourrin. Je préfère réfléchir avant d’agir, sauf si je suis contraint à faire l’inverse. Après j’sais pas trop comment je réagirai face à ma phobie, mais on verra bien, et puis foutez moi une baffe si je décoince pas.

Il reprit sa respiration, retourna sur les indices qui s’étalaient devant leurs yeux, et ne remarqua rien de plus. Frustré, il admit son manque de vision sur le sujet.

-Sinon avec ce qu’il nous a donné, j’vois pas grand-chose. Le nombre de bombes augmente chaque jour, les tranches horaires augmentent, et au moins une victime des attentats est un des responsables des choses que Janice a subies. Aussi elle tient à ce qu’ils meurent, donc son plan doit être exécuté, donc il y a une certaine logique qui m’échappe pour l’instant. Enfin ça veut dire que probablement elle a déjà mis en place et prévu ses prochains attentats, et que la ville est parsemée de bombes.

C’était assez terrifiant de savoir que n’importe quoi autour d’eux pouvait être piégé et exploser à n’importe quel moment, mais ils ne pouvaient rien y faire. Il fallait bien commencer par quelque chose, et si ni Melena ni Dakota n’avaient d’idées, au moins il pouvait dire quelque chose.

-Si vous voyez des choses que je n’ai pas remarquées, dites-les mais pour l’instant à part aller à la station d’essence, j’vois rien qui puisse plus nous avancer. Après je me trompe sûrement.

Il fallait croire qu’il n’était pas trop utile pour l’instant, mais si ça se trouve elles n’allaient rien trouver non plus. Enfin si Dakota était aussi intelligente qu’elle le disait, peut-être allait-elle les éblouir avec ses talents ? Mais en attendant, chaque minute comptait, et le chrono qui s’était lancé l’avant-veille de leur arrivée était bien présent, et menaçait un tas de vies. La course à la montre avait commencé, et elle promettait d’être impitoyable.