It's party time !

Désormais, le contact de leurs mains se rencontrant ne provoquait plus de frissons dans le dos de l’irlandaise. L’esquisse d’un sourire s’afficha brièvement sur son visage fatigué, puis elle grimpa les marches de l’escalier jusqu’à l’étage où se trouvait leurs chambres. Quiconque les aurait vu à cet instant aurait pu se demander ce qui leur était arrivé pour être dans des états pareils, mais heureusement, personne ne saura rien de cette nuit affreuse qui les avait sans doute changée toutes les deux.

Melena rendit son souhait à la mauvaise jumelle mais resta un instant le front appuyé contre la porte de la chambre, pensive. De l’autre coté l’attendait la pièce où flottant encore certainement les parfums dissonants de la rancune et de la volupté. L’idée de recouvrir les draps où Elie lui avait offert à contrecœur sa première fois lui retournait l’estomac, tant ils promettait un sommeil baigné dans la honte et la douleur. L’adolescente ferma les yeux un instant, manquant pratiquement de s’endormir debout tant son corps était épuisée. Avec une grimace d’appréhension, elle pénétra lentement dans sa chambre en retenant sa respiration.

Rien n’avait bougé, tout était resté tel qu’elle l’avait vu en partant. Pour chasser les ressentiments qui s’imposaient déjà, la nécrophobe remit en place la chaise qu’Elie avait déplacé, ouvrit très légèrement sa fenêtre pour aérer et se laissa tomber sur son lit, usant de ses dernières forces pour se glisser sous sa couverture. Heureusement, elle était bien trop crevée pour pouvoir résister cette fois et s’endormit avant d’avoir eu le temps de verser une larme supplémentaire.

Au petit matin, l’adolescente ouvrit les yeux avec un mal de tête qui était comme la résultante logique de sa nuit agitée. Un coup d'oeil à l’horloge murale lui apprit qu’il était à peine 9:00, mais il lui était impossible de se rendormir. Elle se redressa donc lentement, s’étira jusqu’à sentir faiblement craquer ses coudes, ses poignets et son dos, puis maintint un moment sa position assise, son regard fiévreux perdu dans le vide. Peu à peu, son cerveau reconstituait sa journée de la veille et elle se souvint de la raison pour laquelle elle ne se réveillait ni chez sa famille adoptive, ni à Formatek. Melena se mit sur pied en se grattant l’arrière du crâne et se dirigea vers la salle de bain, espérant qu’une bonne douche la remettrait d’aplomb.

L’eau qui ruisselait sur son corps fin l’aidait à s’éveiller, mais sa migraine s’effaçait à peine. Chaque fois que sa main effleurait son intimité, elle se souvenait des caresses d’Elie, et les images qui s’affichaient comme une série de post-it résumant sa nuit lui faisaient ressentir un étrange malaise. La discussion qu’elle avait eu avec la mauvaise jumelle avait changé sa manière de la voir et… l’irlandaise était presque surprise de constater que malgré les faits humiliants qui les liaient, elle avait autant hâte de retrouver Jade que son double. En fait, elle ne savait tout bonnement plus vraiment ce qu’elle ressentait à leur égard. Elle évacua ce doute en peignant des doigts sa longue chevelure noire, puis sortit enfin pour se sécher et remettre ses vêtements de la veille.

Dans l’une des poches de son jean elle récupéra son portable, mais elle n’avait pas encore reçu d’appel de ses tuteurs. Une fois son chemisier blanc attaché, Melena se surprit une nouvelle fois à se contempler dans la glace, cherchant à son visage blême un charme qu’elle ne décelait pas. Elle finit par lever les yeux en ciel en se reprochant mentalement de s’en faire pour des trucs de minette, ce qui ne lui ressemblait pas.

Tout en pianotant sur son téléphone pour informer les jumelles par message de son absence, l’irlandaise quittait l’hôtel par le hall où circulaient déjà plusieurs autres hôtes. Le vent sur son crâne humide la rafraichit en apaisant légèrement son mal de tête et le soleil qui s’était déjà levé plongeait Union Square dans un halo de lumière dorée revigorant. L’adolescente marchait instinctivement, le long des rues, regardant juste régulièrement derrière elle pour être certaine de se souvenir de l’itinéraire retour. Certains commerçants ouvraient leurs volets, renflouaient leurs étalages ou balayaient leur entrée. Les personnes qui se rendaient au travail, mallette en main, progressaient avec hâte en jetant régulièrement des regards nerveux à leur montre.

Cela faisait un bien fou de pouvoir sortir se promener sans risquer, logiquement, de se faire tuer, capturer ou dépouiller. Même si l’urbanisme n’était – de loin – pas le décor préféré de l’irlandaise, elle l’aimait encore mille fois plus que les cages du Slavedog Millionnaire ou le désert criminel qu’était la mécanoplaine. Profitant alors d’une matinée aux États-Unis qui avait une étrange saveur d’inédit et de liberté, la nécrophobe était loin de se douter que son amie s’était déjà involontairement embarquée dans un problème qui la toucherait très bientôt.

A son réveil Elie mit une bonne minute à comprendre où elle se trouvait et à remettre en ordre les évènements de la nuit. Jade dormait toujours contre son flanc d'un sommeil profond, à croire qu'elle essayait de faire une cure de sommeil pour récupérer de leurs aventures chimériques. La mauvaise jumelle s'extirpa des draps en douceur, décollant les deux corps semblables avec lenteur pour ne pas troubler un sommeil si parfait.

Ses pas la menèrent à la douche où elle s'aspergea copieusement d'eau glacée. Le contact glacial la réveilla mieux que n'importe quelle méthode et eut le mérite de faire partir partiellement, à défaut de pouvoir le faire complètement, le souvenir de ses ébats nocturnes sur sa peau moite. L'eau ruisselant sur son corps la rassérénait et lui permettait de réfléchir plus posément à leur futur. Parce qu'il fallait bien y penser un jour, n'est-ce pas ? Elles n'avaient désormais presque plus d'argent, un détour par la maison semblait donc une étape indispensable pour ne pas finir par errer dans les rues le ventre vide. Ses parents risquaient de mal vivre le retour de leurs désormais deux filles prodigues là où il n'y en avait auparavant qu'une seule. Et comment leur expliquer ? « La thérapie de Parkinson était particulière papa... et voilà le résultat » ne semblait pas une chose à dire même si ce n'était rien d'autre que la vérité toute nue.

L'adolescente sortit de la douche et s'enroula dans un peignoir propre, examinant un instant son reflet dans le miroir. Elles étaient tellement semblables... peut-être qu'il suffirait de se présenter à la maison à tour de rôle ? L'une ferait pénétrer l'autre en douce par la fenêtre de la chambre pour qu'elle ne dorme pas dehors... ni vu ni connu j't'embrouille. Ça restait tout de même tout sauf satisfaisant pour celle qui désirait plus que tout voir reconnaître son existence.

Ses réflexions furent troublé par les vibrations de son portable dans la pièce adjacente. Elle se précipita hors de la salle d'eau pour faire disparaître le bruit dans les plus brefs délais et constata que ce n'était rien d'autre qu'un sms de Melena les informant qu'elle s'accordait une petite balade en solitaire. Qu'elle veuille prendre l'air n'avait rien de surprenant après ce qui s'était passé, elle répondit donc par un bref « ok mais reviens avant midi, c'est l'heure où on doit quitter les chambres » avant de ranger son téléphone dans son sac. Elle s'habilla ensuite en vitesse et sortit de la chambre pour s'offrir un petit déjeuner à la cafétéria de l'hôtel située au rez-de-chaussée.

L'heure suivante fut mise à profit pour faire un sort exemplaire à des oeufs brouillés, du bacon et des toasts tartinés de confiture de fraise. Ce n'était rien en comparaison aux pizzas de la veille mais ça n'en restait pas moins un repas de roi après des mois à manger de la merde. Elle resta un moment assise à table une fois son repas terminé, juste pour le plaisir d'observer ce qu'on appellait communément « la normalité ». Des familles discutant devant un petit déjeuner copieux, des hommes d'affaire pressés, un vieillard lisant le Times en plissant les yeux car trop fier pour porter ses lunettes...

Elie s'accorda ensuite une brève balade dans les rues du quartier, examinant les vitrines des magasins où elle ne s'était rendu jusqu'alors que dans la tête de Jade, humant les effluves agréables en provenance de la foule de restaurants qui pullulaient dans le coin, s'accordant même un moment de répit dans un parc bien entretenu où jouaient des enfants encore ignorants des dangers de ce monde et de l'autre. C'est sur les coups de 11h30 qu'elle se décida enfin à revenir, s'attendant à retrouver son double frais et pimpant. Sauf que ce fut pas le cas.

- Bon Jay ça suffit, réveille toi maintenant, il est bientôt midi.

La mauvaise jumelle agita son double complètement inerte encore enroulé dans les draps. Elle commença doucement puis avec plus de vigueur jusqu'à la secouer littéralement comme un prunier sans obtenir aucun résultat. L'inquiétude pointa alors dans son cœur comme un aiguillon mortel. Elie colla aussitôt son oreille sur le torse de Jade et se releva lorsqu'elle eut constaté que celle-ci respirait et que son cœur battait toujours. Bon, elle était en vie mais alors quoi ? Pourquoi est-ce qu'elle ne se réveillait pas ?

- Ne me dis pas que tu... commença-t-elle pâle comme un linge.

Melena regarda son portable pour se tenir au courant de l’heure et ce n’est qu’alors qu’elle vit la réponse d’Elie. Soit, il était encore exactement 10:26, elle avait le temps de flâner avant de rentrer retrouver ses acolytes pour peaufiner leur plan de la journée. Il faisait beau, alors elle choisi la terrasse d’un petit café où les prix n’étaient pas exorbitants, compte tenu de son porte-monnaie qui avait déjà bien souffert. L’adolescente commanda simplement un jus de fruits frais, encore trop bouleversée de sa nuit pour ressentir la faim. On lui apporta rapidement et elle le but lentement, appuyée contre le dossier de sa chaise, jambes croisées, en regardant s’éveiller l’agitation du quartier touristique. Sa migraine était insensible au charme rafraichissant de la boisson, ce qui exaspérait la nécrophobe qui se massait régulièrement l’arête du nez.

Elle s’était toujours sentit différente, mise à part, mais jamais comme à cet instant. Sa qualité de voyageuse échappée de Dreamland lui faisait l’effet d’être derrière une vitre infranchissable au travers laquelle elle observait le monde se dérouler lentement. Était-elle toujours Melena Autumn ? Cette question pouvait se poser après tout. La jeune londonienne qui était arrivée aux États-Unis pour de longues vacances et qui avait consulté un psychiatre pour une phobie, n’était pas vraiment celle qui avait été jetée hors des Terres Gelées. Intuitivement, elle savait qu’elle avait changé, et pas simplement parce qu’elle collectionnait les facultés morbides.

Avec un soupir, elle finit son jus de fruits et scruta le fond de son verre avec dépit, comme si elle espérait y trouver quelques gouttes supplémentaires. Elle se consola en faisant glisser les glaçons à moitié fondu dans sa bouche et les croquer doucement. Son regard gris se promenant toujours nonchalamment, elle prit conscience du type qui lui jetait régulièrement des coups d’œil intéressés par-dessus le livre qu’il faisait sans doute semblant de lire. Refusant de partir mais pas du tout d’humeur à se faire aborder, l’irlandaise fut presque soulagée lorsque son téléphone vibra dans sa poche, affichant un appel de Mme Clothild. Presque, car elle se raidit subitement et décrocha, la gorge serrée par l’angoisse :

- Oui ?
- Ah ! Melena, je commençais à me dire que c’était fichtrement long. Ta séance est terminée alors ? Le docteur nous avait dit qu’il nous appellerait quand il te réveillerait mais comme on avait pas de nouvelles depuis hier, j’ai tenté le coup…
- Ah…

L’adolescente ne savait réellement pas quoi dire. La vérité était tout bonnement inadmissible, mais un mensonge serait trop complexe à élaborer de but en blanc.

- Oui, oui, on a terminé ce matin en fait. C’est moi qui lui ait demandé de ne pas vous appelez, je… j’ai eu envie de me balader un peu à Union Square avant de rentrer.
- Ah bon… tu es certaine que ça va ?

La nécrophobe se mordit la lèvre. Mis à part qu’elle avait vécu des choses horribles et qu’elle se retrouvait dans le monde réel avec des pouvoirs défiant l’entendement, tout allait par-fai-te-ment bien. Son esprit s’échappait déjà de la conversation, trop pressé d’y mettre fin ; ses lèvres battirent dans le vide plusieurs fois avant qu’elle ne réponde :

- Oui, ne t’inquiète pas. Je rentrerai… je vous appellerai quand je rentrerai.
- Comment ça ?! Tu sais bien qu’on ne peut pas te laisser indéfiniment seule dans la nature à San Francisco Melena.

La femme poussa un soupir conciliant.

- Profite d’Union Square si tu veux, mais reviens dans l’après-midi. D'accord ?

Un long moment de silence s’installa entre les deux interlocutrices. La jeune fille ne savait pas si elle retournerait chez la sœur de sa tutrice, mais elle ne pouvait pas non plus fuir son foyer temporaire. Aucune idée ne lui venait, aucune solution acceptable… finalement, la nuit ne lui avait apporté ni conseils, ni réconfort. Elle ne lui avait laissé qu’une migraine atroce.

- Ok, murmura-t-elle enfin, à plus tard Cécilia.

Sans attendre de réponse, la nécrophobe raccrocha et se levait pour se remettre en marche. Elle cherchait à oublier ses questionnements intérieurs dans la contemplation des vitrines diverses et variées, mais rien ne parvenait à la tirer de la dure réalité. Il était midi moins dix lorsqu’elle regagnait enfin l’hôtel où elle avait loué une chambre avec les jumelles, l’estomac plus noué que jamais, et c’est à ce moment que son portable vibra à nouveau, lui apportant un sms catastrophe d’Elie.

- Comment t'as fait ? Comment t'as fait ça ? S'égosillait Elie depuis maintenant 5 minutes sans se soucier le moins du monde de ses voisins.

Le corps de la bonne jumelle était toujours inerte entre ses bras et on aurait pu la croire morte si sa poitrine ne bougeait pas faiblement sous l'effet de sa respiration. Pour confirmer ses soupçons elle l'avait pincé, trempée d'eau glacée, lui avait hurlé dans les oreilles mais rien n'avait eu d'effet. Maintenant que son âme était partie seule Jade pourrait se réveiller et rien du monde réel ne pourrait influer sur son voyage. Quelle plaie !

L'adolescente finit par abandonner son double pour se jeter sur son sac et le vider par terre. Ses possessions éparpillées sur la moquette épaisse de la chambre elle cherchait fébrilement son téléphone alors que ses mains tremblaient de colère et d'impuissance. Il fallait faire quelque chose mais quoi ? Elle se sentait désemparée et ce sentiment inconnu lui faisait plus mal que n'importe quelle blessure. Il fallait que Melena revienne, et qu'elle le fasse tout de suite. Elle finit par mettre la main sur l'objet de sa recherche et manqua de le faire tomber sous l'effet de l'émotion. Dans une ultime tentative pour se contrôler elle put raffermir sa prise et taper un message confus qui ne reflétait que trop l'urgence de la situation.

« Jade ne se réveille pas, il faut que tu reviennes tout de suite ! »

Le message envoyé elle se mit à tourner en rond comme une bête en cage, attendant avec impatience des bruits de pas dans le couloir et quelqu'un frappant à sa porte. Il était presque midi et bientôt il faudrait partir, mais ça risquait de lui être difficile avec un corps sur les bras sans aucune aide. Alors qu'elle pensait avoir perdu espoir et que l'irlandaise s'était définitivement tirée sans elle des coups résonnèrent sur le bois du battant et la firent sursauter. L'adolescente bondit vers la porte comme un fauve et l'ouvrit à la volée. La brunette l'attendait de l'autre côté, l'air inquiète, mais probablement loin de se douter de ce qui se passait vraiment.

Elie attrapa de poignet de son ancienne ennemie et l'attira dans la chambre, parodie involontaire de leur aventure de la veille. Elle referma la porte derrière elle avec force et désigna le corps de Jade étendu sur le lit, amorphe.

- Elle dort ! Vociféra-t-elle soudain en tapant contre le mur ce qui eut pour seul effet de rouvrir ses blessures.

L'américaine se rapprocha du lit pour s'y laisser tomber à côté de son double, prenant sa tête entre ses mains d'un air dépassé. Toute cette tension lui filait mal au crâne sans résoudre en rien ses problèmes, mais la première chose à faire était d'expliquer, ensuite de déplacer le corps et enfin... de trouver comment l'arracher aux bras de Morphée.

- Je croyais qu'elle était fatiguée mais... mais c'est pas naturel ! Je l'ai frappé, arrosé, je lui ai percé les tympans à force de crier et regarde là... regarde là bon sang ! Pour illustrer ses propos elle assena une claque magistrale à sa copie conforme qui ne bougea pas d'un iota, Tu vois ! Je crois qu'elle y est retourné... mais comment elle a fait bordel ?!

La marque des cinq doigts d'Elie commençaient à rougir sur la joue pâle de la belle aux bois dormant. Il ne restait maintenant plus que deux minutes avant qu'elles ne soient priées de quitter les lieux, mais sans voiture il leur faudrait la porter, et la porter pour aller où ?

- Je sais plus du tout quoi faire. Je peux pas rentrer chez moi, j'ai pas de quoi payer une nouvelle chambre, je ne sais pas comment la ramener... alors je suis sensée faire quoi ? Lâcha-t-elle à contrecœur, un regard presque implorant levé vers celle qu'elle avait trahis il y avait à peine quelques heures.

Melena pâlit instantanément en lisant le message de la mauvaise jumelle. Comment ça « Jade ne se réveille pas » ? Qu’est-ce que c’était sensé vouloir dire ? Elle courut dans les escaliers, manquant au passage de renverser une famille accompagnée d'un bébé et sauta sur le palier du troisième étage en jetant une excuse par-dessus son épaule. Lorsqu’elle eut frappé à la porte, Elie lui ouvrit vivement et l’entraina par la main avant même qu’elle n’ait pu poser la moindre question. Le sang battait à ses tempes douloureuses, la contraignant à plisser les yeux en posant une main sur son front fiévreux pour tenter d’oublier sa migraine. D’ailleurs, sans cette dernière qui ralentissait les fonctions mentales de l’irlandaise, elle aurait rétorqué à la mauvaise de garder ses blagues pour elle. Depuis quand on faisait paniquer les gens parce que quelqu’un "dormait" ?

Ce fut la claque cinglante qui résonna dans la chambre d’hôtel qui fit comprendre à Melena la gravité de la situation. Si elle n’avait pas déjà été blanche comme un linge, elle aurait blêmit d’avantage : Jade était retournée à Dreamland ? Comme ça ? Sans aucune de ses deux comparses ? Son regard était figé sur la marque rougissante colorant la joue de son amie. Comment faire ? C’était une très bonne question. La nécrophobe répondit à l’expression impuissante de son ancienne rivale par une mimique semblable et cet échange improductif d’éclats de pupilles ne fut rompu que par la femme de chambre qui frappait à la porte.

L’irlandaise de dévoua pour aller entrouvrir la porte et l’accueillir avec un sourire gêné impossible à réprimer.

- Euh… deux minutes s’il vous plait, on sort tout de suite.

Sans attendre de réponse, elle referma la porte et revint auprès des deux jumelles. Ses mains tremblaient et tout son corps était secoué de frissons désagréables.

- Il faut qu’on parte ! On a qu’à la porter et… et on verra dehors.

Elle s’approcha pour passer un bras de son amie par-dessus ses épaules. D’un regard, elle incita Elie à faire la même chose :

- Pour l’instant, si on demande… elle a trop bu, ok ? C’est le seul moyen d’éviter qu’on l’emmène à l’hôpital.

En effet, ce serait certainement la pire des solutions. Les deux adolescentes soulevèrent le corps de Jade et la conduisirent à l’extérieur au moment où la femme de chambre s’apprêtait à frapper une seconde fois. Si le ridicule tuait, le trio de brunette serait certainement mort sur le coup devant l’expression plus qu’intriguée de la ménagère, mais aucune d'elle n’avait le temps de se permettre ce luxe. Ce qui était d’ailleurs plutôt rassurant pour Melena.

Descendre les escaliers fut une épreuve tant la psychotique pesait lourd pour les bras minces de l’irlandaise. Plus d’une fois, elle trébucha, manquant de s’écrouler dans les marches en entrainant avec elle Jade et sa copie, mais elle réussissait toujours à se maintenir avec une habilité qu’elle ne se connaissait pas. Une fois dans le hall, la transpiration faisait luire sa peau blafarde, son dos était déjà courbaturé et sa nuque douloureuse. Face à toutes les paires d’yeux surpris qui se tournaient vers elles, la nécrophobe lâcha avec un rire forcé :

- Les lendemains de soirées hein, c’est difficile pour certaines…

Immédiatement, elle poursuivit à voix basse de manière à n’être entendue que par Elie :

- On arrivera jamais à l’entrainer loin d’ici à pied. A la rigueur, je peux appeler ma tutrice mais… elle m’a téléphoné y’a à peine 1h, je lui ai dis que j’étais seule à Union Square. En plus, je me vois mal lui expliquer que Jade ne bronche pas parce qu’elle est ivre… c'est pas crédible !

La panique se lisait sur ses traits ivoirins. A la fois, elle craignait que, larguée seule à Dreamland, son amie ne soit pas capable de tenir plus d’une journée sans qu’il ne lui arrive un pépin grave ; enfin, de plus grave que de se retrouver là-bas. Mais des problématiques bien réelles restaient encore insolubles… où amener Jade ? Comment cacher la véritable origine de son sommeil ? Comment la faire se réveiller ? Ou bien… comment la rejoindre et la retrouver ?
Cette dernière pensée n’annonçait rien de bon et pourtant, elle se dessinait, une fois le coté pratique réglé, comme l’unique moyen de faire revenir leur compagne.

- C’était bien le moment, murmura-t-elle pour elle-même.

Melena avait l'air aussi désemparée qu'elle, et le regard que les adolescentes échangèrent n'avait rien de rassurant quant à leur avenir. Comme pour confirmer ce mauvais présage une femme de chambre toqua à la porte pour les prier de rendre la chambre dans les délais les plus brefs, mais l'irlandaise referma la porte sur elle aussi sec le temps de s'organiser un minimum. Bon... la porter ok, ça elle pouvait faire. Sa forme lupine aurait été bien plus adaptée à ce genre de travail mais il fallait avouer qu'elle n'avait ni la possibilité ni l'envie de se changer dans cet hôtel en plein milieu de San Francisco. Elie se saisit donc d'un des bras de son double qu'elle cala derrière sa nuque alors que sa comparse se chargeait de l'autre. Jamais elle n'aurait pu croire que Jade puisse peser aussi lourd, mais c'était probablement dû à la décontraction complète des muscles qui la transformait en poids mort.

- Trop bu ? Ouais... c'est pas comme si on avait une excuse plus crédible.

Le duo entreprit alors la tâche laborieuse consistant à faire descendre au corps endormi les 3 étages de l'hôtel. Elles manquèrent de tomber une bonne dizaine de fois dans les escaliers, leurs mains moites maintenant avec difficulté leur prise sur la bonne jumelle. Elie était totalement en nage une fois arrivée au rez-de-chaussée et sa nuque douloureuse hurlait à la seule idée de supporter cette pression encore longtemps. Elles n'arriveraient jamais à rien sans voiture et prendre le bus serait difficile... La mauvaise jumelle fut tirée de ses réflexions par les regards inquisiteurs des clients qui traversaient le hall, fixant leur groupe étrange comme des monstres de cirque. Un regard qui lui rappelait Elipse.

Une chance qu'El' ne connaisse pas la peur car celle qui se dessinait sur les traits de Melena était contagieuse. Son ancienne ennemie avait visiblement tiré les mêmes conclusions qu'elle, et qui pouvait se résumer à une phrase. « On est dans la merde ».

- On a qu'à... euh... je sais pas moi... piquer une voiture ?

Devant le regard que lui jeta la nécrophobe la mauvaise jumelle soupira et proposa à la place :

- Ou reprendre un bus. Y'en a un pas loin qui va jusqu'à la maison, mais ça va être galère. Faudra la cacher dans un buisson le temps de pouvoir la faire passer discrètement par la fenêtre.

Son air pensif et parfaitement calme jurait horriblement avec la teneur de ses propos. On aurait presque pu l'imaginer projeter un meurtre de la même manière. Plus son plan se structurait plus elle recouvrait son sang froid, et bientôt elle fut aussi calme qu'au moment de son réveil. Oui, elles pouvaient le faire. Il suffisait qu'elles soient discrètes, le plus dur serait de faire rentrer Jade en douce mais une fois à l'intérieur la penderie ferait une cachette de choix.

- Et on la foutra dans le placard, conclut Elie en hochant la tête, satisfaite.

Sans prêter attention à une éventuelle réaction de Mel' elle se mit en tête de l'entrainer elle et Jay vers l'arrêt de bus évoqué plus tôt. Une fois les portes vitrées de l'hôtel passées les regards se firent plus nombreux, plus suspicieux. La mauvaise jumelle cru même voir plusieurs personnes sortir leurs portables pour appeler je ne sais qui mais sa tendance parano n'eut pas le temps de s'exprimer : le bus arrivait déjà.

- C'est lui ! Grimpe ! Ordonna-t-elle avant de jeter un regard courroucé à une grand-mère qui ne les quittait pas des yeux, Bah quoi mamie ? T'as jamais fait la fête avant que tes seins te tombent à la ceinture ?

Lorsqu’Elie proposa de piquer une voiture, Melena ne sut pas quoi lui rétorquer, mais le regard qu’elle lui jeta en disait assez long sur son opinion. Elles n’étaient déjà pas dans une situation facile, il ne manquait plus qu’on les arrête pour acte de délinquance. L’idée de prendre le bus n’était pas la plus séduisante, mais elles n’avaient pas trop le choix dans l’instant présent. Au fur et à mesure que la mauvaise jumelle exposait son plan, la nécrophobe la regardait avec des yeux ronds. Cacher Jade dans un buisson ? La faire entrer par la fenêtre ? La foutre dans le placard…

- Pourquoi pas, maugréa l’adolescente. Ça lui apprendra à nous faire un coup pareil juste maintenant.

Malgré tout, elle n’était pas tranquille. Ce plan ne pouvait pas fonctionner indéfiniment : combien de temps la supercherie pourrait-elle durer ? Combien de temps la psychotique allait-elle rester endormie ? Il n’y avait pas des tonnes de solutions ; il fallait qu’elles la réveillent ou bien qu’elles aillent la chercher. Elie interrompit ses réflexions en lui indiquant vivement que leur moyen de transport arrivait. Grimper à l’intérieur avec le poids mort de leur comparse fut une autre épreuve, foudroyée par le regard perçant d’une grand-mère à laquelle la mauvaise jumelle jeta une remarque bien sentie. Melena se contenta de lui lancer un regard froid, riant intérieurement, ignorant la pluie de remontrances séniles qui pleuvaient déjà sur leur trio.

Elles purent se dégoter un groupe de quatre places, installant l’endormie en position assise, la tête reposée contre la fenêtre, puis se faisant face l’une et l’autre. L’irlandaise se massa longuement la nuque en grimaçant, agita le devant de son chemisier pour faire de l’air à son corps suant, puis s’évada par la fenêtre, évitant de croiser les regards interrogateurs des autres usagers. Et si les gens dans le hall de l’hôtel avaient appelé la police ? Après tout, elles étaient mineures, et donc pas vraiment censée s’afficher en public en état d'ivresse après avoir loué une chambre – même si la réalité était en fait bien différente.

De temps en temps, la brunette jetait des coups d’œil à son amie, espérant la voir ouvrir les yeux, mais il n’en était rien. Melena s’était rendue compte que pour le temps qu’elle avait passé à Dreamland, il ne s’était pas écoulé plus de quelques heures de le monde réel. Alors combien de jours la psychotique avait-elle déjà vécu au pays des rêves ? Était-elle déjà en danger ? Errait-elle dans la nature ou a-t-elle put retrouver un confort semblable à celui de Formatek ? L’irlandaise essayait d’imaginer ce que ressentait leur compère à cet instant. La dernière fois, celle-ci avait été accompagnée de sa jumelle et de la nécrophobe ; mais là, elle était seule et dans l’incapacité de les joindre.

L’adolescente se mordillait nerveusement la lèvre inférieure, battant le sol du bout des pieds, incapable de se contenir. Comment étaient-elles revenues de Dreamland la première fois ? C’était une très bonne question. Si elles le savaient, elles ne seraient pas là en train de planifier un plan bancal pour cacher le corps de la bonne jumelle. Melena se sentait presque coupable de meurtre et dans le monde réel, les conséquences n’étaient pas les mêmes. Elle se pencha finalement vers Elie pour lui murmurer rapidement :

- On ne trouvera jamais un moyen de la réveiller de l’extérieur… cette fois-ci, elle n’a pas été hypnotisée, personne ne peux intervenir. Je sais pas comment mais…

Elle marqua une pause, regardant brièvement les traits sereins et assoupis de Jade. Que vivait-elle en ce moment ?

- Le temps s’écoule beaucoup plus vite là-bas qu’ici… ça veut dire qu’on aura beaucoup plus de chance de la sauver de l’intérieur qu’en cherchant ici comment la tirer du sommeil. Ça fait peut-être une semaine qu’elle y est, voire plus…

Cette pensée fit grimacer la jeune fille. Elle s’était légèrement entaillé l’intérieur des lèvres à force de les mordiller et le goût ferreux du sang satura ses papilles gustatives.

- En plus, ça veut dire qu’on aurait plus de temps pour trouver une sortie de l’intérieur que de l’extérieur… il suffirait juste d’appliquer ton plan et cette nuit, tu l’as mets dans son lit et tu sors par la fenêtre. On se rejoindra et… on ira à Dreamland nous aussi… le temps d’une nuit dans le monde réel, ça nous suffira… j’espère.

Le seul point noir de cette idée selon Melena, était qu’elles ne savaient toujours pas comment retourner au pays des rêves. Mais ça, elles avaient encore tout le restant de la journée pour le découvrir, quitte à trouver la maison de Parkinson et le forcer à les hypnotiser une fois de plus.

Il ne fallut à la vieille que le temps de digérer l'insulte pour qu'une pluie de remarques acerbes tombe sur Elie et ses acolytes. Comme quoi les jeunes ne respectaient plus rien, qu'il aurait été impensable à son époque de parler ainsi aux bonnes gens, qu'être ivre n'était pas une conduite de dame tout comme jurer comme un charretier... ce genre de choses qui passèrent très loin au dessus de la mauvaise jumelle. Elle était bien trop occupée à caler Jade sur un siège vide pour s'occuper de la mégère offusquée qui finit par les laisser à force d'ignorance. Melena et elle s'étaient postées devant le corps inanimé de Jade pour la masquer aux regards indiscrets, l'irlandaise lui soufflant au passage ses craintes et projets.

La mauvaise se massait sa nuque douloureuse tout en prêtant l'oreille aux propos qu'on lui tenait. Plus le temps passait et plus ses sourcils se fronçaient. Elle n'était pas entièrement d'accord avec ce que Mel' lui disait. C'était plus facile de la faire sortir de l'intérieur ? Mais elles ne savaient même pas comment sortir de Dreamland, que ce soit de dehors ou de dedans ! C'était déjà un miracle qu'elles s'en soient échappé une fois et le moyen employé tenait toujours du mystère. Et dire que le temps filait à une vitesse folle là-bas ne les aiderait pas à monter un plan en béton armé.

- Désolé de briser tes illusions mais... y retourner sans savoir comment en sortir c'est parfaitement stupide. On y va et ? On sait même pas où elle est ! Et quand on aura mit la main dessus on sera juste coincée toutes les trois sans savoir comment repartir !

Elle secoua la tête de dépit avant d'envoyer sa longue chevelure brune en arrière d'un geste désinvolte.

- Non, ce qu'il faut c'est déjà trouver un moyen d'entrer et de sortir. On avisera après sur la marche à suivre, ça sert à rien de se foutre dans la merde sans réfléchir.

La brunette jeta un coup d'œil par la fenêtre pour s'assurer qu'elle ne se trompait pas de station et appuya sur le bouton de demande d'arrêt. D'un signe de la tête elle intima à Mel' de l'aider à relever Jade et elles descendirent du bus tant bien que mal sous les murmures des passagers qui suivaient du regard leur étrange cortège. L'abri bus se trouvait à une cinquantaine de mètres de la maison des Martins, distances qu'elles parcoururent en se cachant régulièrement dans les buissons pour ne pas être vues des voisins.

Lors d'une de ces nombreuses haltes qui s'effectuait pour l'heure derrière une haie mal taillée, la mauvaise jumelle se mit en tête de poursuivre leur conversation interrompue par leur descente de bus. Elle n'avait pas chômé en réflexions et avait désormais un avis bien tranché sur la question. Les voyageurs existaient depuis longtemps non ? Trop longtemps pour que ce soit le fait unique de Parkinson, d'ailleurs le voyage involontaire de Jay était le signe que d'autres méthodes existaient. Et il y avait probablement des gens pour en parler.

- Putain elle est lourde... faut qu'elle se mette au régime... enfin pour en revenir à ce dont on parlait plus tôt : on est pas les premiers non ? Il y avait eu une vague 10 ans avant nous, et probablement d'autres plus anciennes. Des gens ont déjà dû rentrer et en parler dans les journaux, à la télé ou sur le net. Même si c'est dans la presse bas de gamme sur les ovnis ou autres conneries ! Si on arrive à mettre la même sur l'un des anciens voyageurs ou sur des infos diffusées on saura peut-être comment s'organiser...

Elles avaient repris leur marche alors qu'elle parlait et se trouvaient désormais à deux pas de chez elle. Elie entraina Melena à l'arrière de sa maison qui se résumait à un jardin bien entretenu fraichement arrosé. La voiture se trouvait dans le garage ce qui signifiait qu'au moins l'un de ses parents était là. Fenêtre nous voilà !

Le trio bancal finit par atteindre la fenêtre de la chambre des jumelles qui malheureusement était fermée. La mauvaise jumelle désigna un coin sombre d'un geste de la tête tout en haletant sous le poids de leur fardeau qu'elles n'avaient que trop trainé.

- On va la mettre là pour l'instant. On rentre, je te présente comme une amie et on la récupèrera en sortant et rentrant par la fenêtre. Ma mère vient de s'occuper du gazon donc je pense pas qu'elle sortira pour tomber dessus...

Manifestement, Elie n’était pas d’accord avec elle. C’est vrai qu’elles ne savaient ni où étaient Jade, ni comment la faire sortir de Dreamland, mais pour l’instant elle était seule et la connaissant… ce n’était pas spécialement une bonne chose. Malgré tout, Melena reconnut que son plan n’était pas assez bien ficelé. Parodie involontaire de son ancienne rivale, elle rejeta sa longue chevelure noire en arrière, rangeant du même coup son idée dans un coin de sa tête. Son regard gris croisa l’expression bougonne de la grand-mère que la mauvaise jumelle avait rembarrée ; si elles n’avaient pas été dans une situation aussi critique, les crispations de son visage ridé l’auraient très certainement fait éclater de rire.

Le bus s’arrêta à la demande d’Elie et il fallut reprendre le transport du corps inerte de la psychotique. Leurs manœuvres étaient suivies par murmures et coups d’œil trop peu discrets, comme si elles transportaient avec elle un cadavre ou toute autre chose illicite. Le dos de la nécrophobe criait à l’aide, et chacune des pauses, au lieu de la soulager, lançait des pics de douleur qui descendaient depuis sa nuque jusqu’à son bassin. Elle n’était pas au courant qu’il y avait déjà eu une vague de voyageurs avant eux, mais… dix ans auparavant à Dreamland, ça devait correspondre à beaucoup moins de leur coté, non ? Néanmoins, elle hocha la tête pour appuyer les instructions de la mauvaise jumelle :

- Ok, ok.

Il n’y eu pas de pauses cette fois entre la maison leur cachette improvisée et la maison des Martins. Cela faisait tout drôle à l’irlandaise de découvrir l’endroit où vivait son amie. Après tout, elles s’étaient connues sur un bateau de pirate en tant que marchandises bonnes à vendre et s’était liées plus intimement dans le Colisée de Sextus, en nettoyant les écuries. A ce moment, elles avaient été loin – très loin – de leurs foyers respectifs ; et dire qu’elle allait bientôt rencontrer ses parents…

Melena en avait presque oublié la raison de leur venue. Elle aida Elie à cacher Jade tout en écoutant ses recommandations, puis se recoiffa d’une main nerveuse, massant sa nuque de l’autre. Il y avait mieux comme premier effet de débarquer échevelée et transpirante, mais elle n’avait pas réellement le choix. Suivant la mauvaise jumelle jusqu’à la porte d’entrée, elle se félicita au moins de ne pas avoir un pouvoir voyant ou intempestif.

Involontairement, la jeune fille essaya de se remémorer combien de fois elle avait pu se rendre au domicile de ses connaissances. Mises à part celles imposées par sa mère ou ses tuteurs, elles se comptaient sur les doigts de la main et certaines – notamment celle où elle était allée chez l’unique petit ami qu’elle avait eu – ne s’étaient pas spécialement bien passées. La porte n’était pas encore ouverte qu’elle ressentait l’aura de nid familial qu’elle n’avait pas ressenti personnellement depuis longtemps. Un flash lui apporta le souvenir de sa mère, frêle, maladive, et pourtant incroyablement tenace. Un sourire mélancolique étira ses lèvres pâles. Anney lui manquait, c’était sûr.

A l’intérieur, ce fut la mère de Jade qui s’aperçut la première de l’arrivée des deux adolescentes. Melena était nerveuse à l’idée que la bonne jumelle était en ce moment même allongée dans le jardin, mais elle s’efforça de sourire de façon poli en saluant timidement Mme Martins. Elie joua son rôle à la perfection… trop parfaitement même, car cela raviva la douloureuse image de leur nuit passée, mais heureusement, elles s’étaient éclipsées avant que l’ombre qui passait sur le visage de la nécrophobe ne soit visible.

Découvrir la chambre de Jade était un comble. C’était ici qu’elle dormait régulièrement, qu’elle avait sans doute connu peines, joies et colères, à mille lieux de se douter qu’un jour, elle verrait les rives du monde des rêves. Melena aurait tellement aimé y venir en la compagnie de son amie, sans ce sentiment d’inachevé et d’urgence, ce malaise incurable. Faire passer le corps lourd de la psychotique par la fenêtre fut leur dernière épreuve, la plus éprouvante peut-être, et la plus risquée. L’irlandaise ne cessait de jeter des regards à l’extérieur, puis sur la porte close de la chambre, de peur de se voir surprise en flagrant délit. Une fois la bonne jumelle installée le plus stablement possible dans sa penderie, l’adolescente s’étira lentement pour tenter de dissiper son mal de dos et regarda sa complice. Son cœur battait encore à tout rompre et ses membres engourdis fourmillaient désagréablement.

- Bon… et maintenant ?

Rentrer à la maison était peut-être l'épreuve la plus dure qu'elle avait eut à surmonter jusqu'à ce jour. Rentrer en étant elle et non cachée dans un coin de la cervelle de Jade, rentrer avec le poids de lourds secrets qui pourraient la trahir d'un moment à l'autre en causant son rejet, rentrer en sachant qu'elle devrait repartir bientôt. Une odeur de pain chaud régnait dans la cuisine alors qu'elle poussait le battant de la porte de derrière qui donnait sur le jardin. Sa mère se tenait devant les fourneaux et s'activait comme si sa vie en dépendait, ce qu'elle pensait peut-être à vrai dire. Pour elle s'occuper de sa famille tenait de la véritable mission divine et faillir à la réussite de ne serait-ce qu'un petit déjeuner aurait été une tâche sur le tablier immaculé de son succès. Elle se retourna au bruit de la porte qui se refermait pour jeter à Elie un regard réprobateur mais débordant d'amour avant d'agiter sa cuillère en bois en direction des pieds chaussés et boueux de sa fille et de sa comparse.

- Fais moi le plaisir de retirer ces chaussures avant de réduire à néant mon ménage ma puce, et ensuite tu me diras en quel honneur ton père et moi nous sommes fait un sang d'encre en ne voyant pas notre fille rentrer hier soir.

- Désolé m'man, je dormais chez Melena et j'ai complètement oublié de vous prévenir. C'est pas une excuse je sais mais... on pourra en reparler quand elle ne sera plus là s'il-te-plait ? Demanda la mauvaise jumelle en arborant un air effronté particulièrement charmant auquel sa mère ne résista pas.

- D'accord, d'accord... file dans ta chambre on verra ça plus tard. Elle ajouta alors avec un sourire à l'égard de l'irlandaise, Bonjour, j'espère que ma fille n'a pas été trop insupportable...

- Maman ! S'offusqua Elie avant de disparaître de la cuisine, Mel' derrière elle.

L'adolescente dirigea leur duo jusqu'à sa chambre qui, comme le reste de la maison, respirait une atmosphère de chaleur et de convivialité comme on ne trouvait que chez ceux qui avaient plus d'argent. Une fois à destination elle ferma la porte à clé derrière elle et ouvrit la fenêtre pour finir de cacher Jade convenablement, et si sortir fut simple, rentrer le corps endormi ne fut pas une partie de plaisir. Elles cognèrent même plusieurs fois la tête de Jay qui se réveillerait probablement avec quelques bosses douloureuses mais c'était bien le moindre de leurs soucis.

Une fois la bonne jumelle cachée tant bien que mal dans la penderie, la mauvaise se laissa tomber sur le lit dans un soupir de soulagement. Le première étape remplie elles pouvaient désormais se concentrer sur la suite du plan, le sauvetage. Mais malgré ses bonnes résolutions elle ne pouvait s'empêcher de laisser courir son regard sur le mobilier, le papier peint fané et les posters qui couvraient les murs comme si elle ne les avait pas vu depuis des années. Ça faisait tellement de bien de rentrer chez soit !

- Et maintenant ? Bah... je suppose que c'est le moment ou on cherche un moyen de retourner à Dreamland. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire.

Tout en parlant Elie alluma le vieux poste de télé qui trônait dans un coin de la pièce, à côté de la fameuse penderie. C'était l'heure du journal télévisé et un homme aux cheveux gominés était en train de lister les gros titres. Rien concernant les voyageurs pour l'instant, et c'était toujours ça... enfin... rien au début. Une image fugitive d'un corps croulant sous les appareils médicaux et présenté comme un miraculé se réveillant d'un coma qu'on pensait irréversible lui tira un sursaut. Elle se redressa précipitamment pour se rapprocher de la télé mais le JT se penchait déjà sur le premier sujet, les élections imminentes.

- T'as vu ce que j'ai vu ? Interrogea-t-elle, sceptique.

En lui répondant, Elie avait allumé le poste de télévision. C’était le JT du midi qui commençait. L’adolescente ressentit un pincement étrange de faire une chose aussi banale alors que son amie était enfermée dans la penderie juste à coté. En écoutant les gros titres d’une oreille, elle se posta à la fenêtre et se perdit dans une contemplation vague du jardin. Comment allait-elle pouvoir assurer leurs voyageurs vers Dreamland ? Ça, c’était une très bonne question. Melena chercha dans ses souvenirs si elle n’avait pas un jour reçu un indice à ce sujet, mais non, rien. Lorsque sa complice l’interpela, elle fit vivement volte face et souleva un sourcil devant son air sceptique.

- Euh… non.

Puis ses yeux gris coururent rapidement de la télé à la mauvaise jumelle avant de se rattraper :

- Le miraculé ? On le connaissait ?

Il fallut attendre que toutes les nouvelles soient présentées pour arriver à ce qui devait être leur gros titre. La nécrophobe restait bouche bée devant l’apparence de Georges Mikles, affaibli et enseveli par les installations médicales. Ce même capitaine pirate, ce même esclavagiste qui les avait vendus sans aucun scrupule alors qu’ils avaient sauvé son navire de l’Asmodée, ce même homme qui les avait traités comme de la marchandise rare, il se trouvait dans un état pitoyable… presque écœurant. Où étaient son charisme, son calme irréel et la classe avec laquelle il dirigeait son équipage ? Il n’était plus qu’une carcasse amorphe qui ne survivait que par des perfusions et des appareils électroniques.

- Alors c’était un voyageur lui aussi… et il s’est réveillé…

La jeune fille n’en revenait pas. Soit, que les patients de Parkinson reprennent tous conscience en même temps, on peut tabler sur un problème dans l’hypnose, une perturbation locale qui aurait interrompu prématurément leur thérapie. Mais dans le cas du capitaine du Slavedog Millionnaire, il était déjà à Dreamland avant l’ouverture du cabinet de psychiatre de Parkinson, il y était depuis très, très longtemps. Alors qu’est-ce qui aurait pu causer la sortie soudaine d’un homme du coma, alors qu’il était si bien ancré dans le pays des rêves ?

- Quelque chose ne va pas là-bas, souffla l’irlandaise. J'ai un mauvais pressentiment...

Et Jade… Jade qui y était retournée seule et sans prévenir. Comment allaient-elles bien pouvoir lui venir en aide ?

- Il faut qu’on cherche sur internet, proposa Melena, si nous ne sommes pas les seuls à être revenus, il y aura forcément quelqu’un pour raconter son expérience sur la toile, appeler à l’aide, ou même s’être fait arrêté par les flics…

L’adolescente se souvint soudainement des recommandations de sa tutrice et ajouta avec une grimace désolée et mécontente :

- On m’a demandé de rentrer dans l’après-midi au fait… j’pense que je ne devrai pas trop trainer si je ne veux pas que mes parents me restent sur le dos. Peut-être que je devrais y aller, on se tient au courant par téléphone et… on se retrouve vite ?

Si Melena n'avait pas été capable de confirmer ses doutes, une attente patiente y parvint sans mal. Voir le capitaine du Slavedog Millionnaire dans un état si pitoyable, à milles lieux de ce qu'il était à Dreamland était un vrai choc pour la mauvaise jumelle. Comment pouvait-on atteindre un tel niveau de déchéance ? A le regarder ainsi on aurait pu le croire déjà mort tant son corps était pâle et décharné. Un vrai cadavre ambulant. Ce ne pouvait pas être celui qui l'avait vendu, qu'elle avait embrassé... et pourtant plus aucun doute n'était possible.

Une fois le premier choc passé l'adolescente pu se pencher sur un aspect plus poussé du problème : non seulement Georges n'était pas venu là par l'hypnose mais de plus il s'était réveillé tout comme eux. L'hypothèse de différents modes d'introduction était confirmée, ce qui était une bonne nouvelle en soi. Mais le réveil commun levait un voile d'ombre sur le cœur de la mauvaise jumelle qui ne pu s'empêcher de se mordre la lèvre, les traits tirés. Ils s'étaient réveillés, tous, tous les voyageurs peu importe la manière dont ils avaient atterrit dans le monde des rêves. La sortie avait été douloureuse et si violente qu'elle tirait même les comateux de leur long sommeil. Ce n'était pas naturel. Quelqu'un ou quelque chose n'avait pas voulu d'eux et les avait foutu dehors.

Que se passerait-il s'il venait à croiser de nouveau la route de cette chose ?

- Bizarrement j'suis plus trop pressée d'y retourner tu vois, grommela Elie.

Elle jeta un regard vaguement embarrassé en direction de la penderie avant de soupirer. Envie ou pas envie avait-elle le choix ? Elle n'allait pas garder éternellement son double enfermé dans un placard. Et pendant qu'elle fixait la porte du placard la nécrophobe dressait un portrait bien noir de leur situation en abordant le sujet d'internet et d'éventuelles fuites. Si les voyageurs de retour se faisaient vraiment arrêter par les flics elles n'étaient plus en sécurité nulle part. San Francisco, Elipse... même combat. Rien  de motivant dans cette pensée.

Mais voilà que déjà Mel' voulait filer en la plantant là. Même si le fait qu'elle doivent retourner voir sa tutrice était plus que compréhensible l'américaine vécu ça presque comme une trahison. Son visage troublé se renfrogna aussitôt pour arborer des traits durs et hostiles. Si elle voulait partir qu'elle parte. On ne pouvait compter sur personne de toutes façons.

- Ouais t'as raison, rentre chez toi ta mère va te gronder.

Elle jeta un regard biaiseux et noir en direction de celle qu'elle voyait maintenant comme une lâcheuse, avant de tourner la tête pour se lancer dans la contemplation d'un poster de Jude Law. Comme une enfant qui boude elle s'était faite muette comme une carpe, bras croisés et visage renfrogné que l'irlandaise ne pouvait pas apercevoir de l'endroit où elle se trouvait. L'oreille tendue elle guettait les bruits d'un départ mais apparemment ses paroles n'avaient pas dû plaire à Melena qui n'en fit rien.

- Bah quoi ? Finit-elle par aboyer, T'es plus si pressée de te tirer ?

Elie daigna enfin refaire face à son ancienne ennemie qui avait l'air au moins aussi énervée qu'elle. Ressentant le besoin de justifier sa colère, elle pointa du doigt le poste qui diffusait actuellement une pub pour une boisson quelconque. Un doigt qui tremblait déjà de rage mal contenue et de frustration.

- On est dans la merde, peut-être en danger et toi tu nous laisses comme ça ? Ok ! Ok ! Mais t'attends pas à ce que je sois tout sucre tout miel ! J'aime pas les lâcheuses, persifla-t-elle avec un rictus mauvais.

La réplique d’Elie lui fit l’effet d’une claque en pleine figure. Abasourdie, elle restait à la regarder fixement, comme si elle s’attendait à ce qu’elle lui déclare que c’était une plaisanterie malvenue. Le plus blessant n’était pas la supposition vaseuse qu’elle soit une fille à maman, mais plutôt l’évocation de sa mère, de sa mère naturelle, qui était morte depuis deux ans. Les lèvres de Melena tremblaient d’une colère intérieure qui n’arrivait pas à s’exprimer et ses yeux s’embuèrent légèrement, sans qu’elle ne puisse s’en empêcher. Lorsque sa complice en remit une couche en lui aboyant dessus, puis en justifiant sa réaction par le fait qu’elles étaient dans la merde, la nécrophobe secoua légèrement la tête, une expression écœurée tirant ses traits fins.

- Vas t’faire foutre, cingla-t-elle avant de prendre la direction de la porte.

La main sur la poignée, elle songea à Jade dans le placard et les sentiments qu’elle éprouvait pour elle retint sa subite envie de plaquer la mauvaise jumelle pour faire bande à part. Sans sa regarder, elle lâcha du bout des lèvres :

- Je n’abandonne pas Jade. Je rentre, et je ferai des recherches de mon coté… j’te tiendrai au courant, au cas où ça t’intéresse.

Et sans un mot de plus, elle ouvrit la porte et sortit. En clignant des paupières, une larmes se détacha et roula sur l’une de ses joues pâles. La brunette l’essuya d’une main en arrivant dans l’entrée baignée par les effluves délicieux de la cuisine de Mme Martins. L’air gênée, elle s’excusa auprès de cette dernière, lui dit rapidement au revoir, et s’éclipsa en s’efforçant de ne pas claquer la porte d’entrée. Les rayons du soleil sur sa peau ivoirine glacée par la colère lui donnaient presque l’impression que son visage était sauvagement brulé à l’acide. Baissant la tête, elle retourna à l’arrêt de bus où elle était descendue quelques minutes plus tôt avec Elie. Elle ne savait pas comment rentrer chez la sœur de sa tutrice, il fallut qu’elle décortique au hasard toutes les tables d’horaires avant de trouver une ligne qui l’amenait jusqu’à Hayes street. Un coup d’œil à son portable lui apprit qu’elle devrait encore attendre vingt minutes, et une estimation approximative du trajet au vue du nombre de station indiqua qu’elle ne serait pas à destination avant trois bon quarts d’heure.

Encore trop enragée pour savoir et se calmer, Melena marchait en faisant des similis de cent pas, incapable de rester plus de quelques secondes au même endroit. Elle espérait que la mauvaise jumelle ne vienne pas la rattraper parce que cette fois-ci, elle ne lui ferait pas l’honneur de l’écoute dont elle avait fait preuve la nuit précédente. Il fallait déjà être une belle salope pour faire ce qu’elle lui avait fait, même dans sa situation, et la réaction qu’elle venait d’avoir était tout bonnement puérile et stupide. Dire qu’elle était une partie de Jade…

- Quelle conne, siffla l’irlandaise entre ses dents avant de pianoter un sms sur son téléphone pour informer Cécilia qu’elle rentrerait dans environ 1h.

Finalement, la mémoire involontaire jouant son rôle, les images de son accident revenaient se glisser derrière les paupières de la jeune fille à chaque fois qu’elle clignait des yeux. Le visage crispé de sa mère était devenue une toile de fond qui parasitait sa vision, répandant dans son corps une série de frissons glacés qui la faisaient frémir. Fébrile, elle s’accrocha à une barre de l’arrêt de bus et posa son front contre le métal froid. Allait-elle un jour cesser d’être hantée par cet évènement ? Elle était là la source de sa phobie, et peut-être qu’en l’éliminant, elle éliminerait ses cicatrices. Mais comment faire ? Anney ne reviendrait pas, ni Eliot d’ailleurs. Que lui avait apporté l’hypnose de Parkinson d’ailleurs ? Rien d’autres que de la crainte, encore plus de craintes et de doutes.

Melena leva devant ses yeux ses mains blanches. Ces mêmes mains qui avaient tué, qui avait arraché la chair d’un cadavre pour qu’elle se nourrisse et se régénère. A chacun de ses contacts avec la mort, elle se sentait un peu plus souillée, ensorcelée par sa force létale qui l’emporterait tôt ou tard dans son néant glacé… mais à la fois, elle s’était montrée le seul moyen de lui permettre de survivre à Dreamland. C’était absurde et contradictoire. Plus particulièrement dans ce monde qui l’avait vu naitre et grandir, elle n’était plus vraiment humaine désormais… elle était un monstre.

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