It's party time !

La main de Melena était moite, probablement un reste de son malaise de mijaurée mais Elie tint bon et ne se départit pas de son sourire engageant, rendant une poignée de main ferme. L’envie de broyer les fines phalanges de la nécrophobe la titillait sérieusement mais il fallait être patiente, après tout la vengeance est un plat que se mange froid non ? Sur cette fausse preuve de remise à zéro le trio se mit en tête de partir après des adieux brefs et tout sauf intenses avec Dakota et James. Une fois dehors elles attendirent pour prendre le bus en direction de l’union square au milieu d’une foule qui ne faisait pas attention à elles pas. C’était si bon après presque deux mois à courir, persécutées par une bande de dreamlandiens paranoïaques !

Melena proposa une pizza pour fêter ça, et si l’idée donna le sourire à Jade, Elie dû quant à elle se retenir de grimacer. Manger ensemble ? Elle aurait voulu régler ça plus vite, bien plus vite mais bon, ce n’était pas un mal. Ca ne lui offrirait qu’une occasion de plus de prouver sa bonne fois. La mauvaise jumelle s’adossa à l’un des murs vitrés de l’arrêt et répondit dans un hochement de tête :

- Pourquoi pas, j’ai la dalle.

- Et ça fait une éternité qu’on a pas mangé quelque chose de valable, renchérit son double avec un sourire candide.

Le bus arriva enfin et elles grimpèrent à bord, anonymes au milieu d’anonymes. Elles s’assirent sur une banquette au fond, Melena encadrée par les deux jumelles telle une escorte choc et choc. Plus le véhicule traversait de rues animées, plus elle voyait de gens et d’édifices connus plus Jade se sentait revivre. Ce calvaire était finit et elle comptait bien en profiter un maximum. Elle commença d’ailleurs par inspirer une bonne goulée d’air pollué, réconfortant par la douce réalité qu’il évoquait. Aussitôt l’adolescente se sentit mieux et profita de cet élan de bien être pour appuyer sur le bouton de demande d’arrêt.

Le trio quitta le bus en plein milieu du quartier marchand où les restaurants pullulaient aussi sûrement que des moisissures sur un vieux bout de munster. Elles n’avaient que l’embarras du choix en ce qui concernait les pizzerias et les copies conformes jetèrent leur dévolu à l’unisson sur l’une d’elle du nom de « chez Giovanni ».

- On va là ! S’exclamèrent-elles en cœur.

Pour y avoir manger une bonne centaine de fois elles savaient avec certitude que les pizzas ici étaient tout bonnement divines. Rien que d’y penser elles en salivaient d’avance au point d’en faire oublier temporairement à Elie ses projets vicieux. Il y avait un temps pour tout et celui là serait mit à profit pour s’en mettre plein la panse.

Elles pénétrèrent dans le restaurant au cadre désuet, nappes à carreaux et musique italienne en prime. Un serveur les accueillit avec chaleur et leur désigna une table vers le fond de la pièce juste à côté d’un miroir qui ne faisait que renvoyer l’incroyable similitude physique de Jade et Elie. Une fois assise le duo plongea la tête dans le menu pour commander, devinez quoi, la même chose. Une quatre fromage taille familiale, parce qu’on ne lésinait pas sur le plaisir. La mauvaise jumelle se pencha alors vers Melena qui lui faisait face et lui souffla avec un sérieux désarmant :

- Tu devrais prendre la même chose. Ce serait criminel de mourir avant d’avoir goutté cette pizza.

Elie fut la première à manifester oralement son accord quand à la soirée pizzeria. Melena fronça légèrement les sourcils, mais il n’y avait toujours rien de spécial à déceler dans l’expression de la mauvaise jumelle. Jade renchérit, et alors les trois comparses furent mises d’accord. Un grand sourire illumina le visage pâle de la nécrophobe. Elle ne se souvenait pas avoir jamais sourit de la sorte à Dreamland.

Le cœur plus léger, elle monta dans le bus et s’assit au fond, entre les deux copies conformes. Il y avait d’autres passagers, de tous les âges, qui levèrent vers elles un regard curieux et désintéressé. C’était si bon de ne plus se sentir être une attraction, une bête de foire ou une marchandise de valeur à monnayer. Les rues qui défilaient n’étaient pas spécialement communes à l’irlandaise, mais elle sentait comme ce monde était le sien, et ce réconfort indicible lui ferait presque oublier que ses pouvoirs n’avaient pas disparu et que leur périple n’était pas totalement fini.

Jade demanda l’arrêt et bientôt, les trois brunettes descendirent à Union Square, la grande zone commerciale de San Francisco. La foule encombrait encore les rues et ruelles, diffusant un brouhaha inaudible d’où jaillissaient parfois quelques bribes audibles de conversation. Totalement novice quant au choix du restaurant à désigner, Melena laissa les deux jumelles s’en charger en pointant du point un « Chez Giovanni » dont les effluves délicieux qui s’en échappaient en disaient déjà long sur la valeur gustative du repas servi.

- Je vous suis, acquiesça-t-elle en emboitant le pas à ses acolytes.

En pénétrant dans la pizzeria, la jeune fille eut l’impression de rejoindre un autre monde. Depuis combien de temps n’avait-elle pas connu de pareil cadre déjà ? Elle n’arrivait pas à s’en souvenir en réalité. La voix chaleureuse du serveur la fit sursauter, comme si elle avait oublié que les gens pouvaient se montrer aimables à son égard. Une fois assise, la nécrophobe détailla la gémellité des manières de Jade et Elie avec amusement et une pointe de jalousie. Elle se remémora brièvement leur périple au pays des rêves, unies comme deux sœurs inséparables. Voir Elie récupérer sa place était assez difficile, mais elle préférait ça que de se voir totalement mise de coté. Un coup d’œil dans le miroir renvoya à l’irlandaise son visage ivoirin et son expression rêveuse. Ses yeux pâles brillaient en reflétant la lumière d’un petit lustre et ses lèvres fines se pincèrent doucement. Pour la première fois de sa vie, elle aurait aimé être plus jolie, plaire un peu plus… peut-être qu’ainsi, elle ne se sentirait pas aussi terne aux cotés de son amie.

Elie se pencha vers elle en la tirant de son absence. Sa suggestion suscita le petit rire cristallin de l’adolescente, qui accepta de tenter l’aventure. Lorsque le serveur s’approcha pour prendre leur commande, glissant dans sa tirade professionnelle un compliment taquin quant aux charmes des demoiselles, Melena demanda à se faire servir une bière. Ce désir lui rappelait leur séjour au Colisée, lorsqu’elle et Jade s’étaient soulées afin d’oublier leurs soucis… c’était un peu le même cas ce soir. La bière seule ne la ferait pas grimper aux rideaux mais… au moins, quelques millilitres d’alcool dans le sang pourraient lui permettre de se sentir plus à l’aise.

Elle commanda également sa pizza, laissa la parole à ses comparses, puis le jeune homme les laissant en prévenant qu’il reviendrait avec leurs boissons. La nécrophobe attendit qu’il soit hors de portée de sa voix pour lâcher dans un soupir :

- Ça fait bizarre d’être revenue… on sort de Dreamland et pourtant, j’ai l’impression que c’est maintenant que je rêve…

Elle eut un petit sourire, lissant machinalement sa serviette en papier du bout de ses doigts fins, puis regarda tour à tour les deux jumelles avant d’engager la conversation :

- Ça fait longtemps que vous venez manger ici ? Je ne connais pas du tout le coin moi… théoriquement, je suis là pour environ deux mois seulement.

Cette idée piqua d’ailleurs brusquement le cœur de l’adolescente. Elle n’avait pas envie de partir et de laisser derrière elle la seule amie qu’elle ait jamais réussi à se faire… l’heure n’y était pas encore, mais rien que d’y penser, elle sentit son estomac se tordre légèrement.

Voir rire Melena à sa remarque fit rire Elie en retour, non pas pour le plaisir du fou rire partagé mais parce que la donzelle n'avait pas remarqué le double sens de la phrase. Elle se gaussait naïvement, qu'elle en profite pendant qu'elle le pouvait encore. Jade était pour sa part ravie de la tournure de la situation et arborait désormais un immense sourire qui allait d'une oreille à l'autre. Les choses allaient vraiment mieux. De retour, ensemble et avec une atmosphère bonne enfant. Mieux que ce qu'elle aurait pu imaginer dans ses rêves les plus fous.

- Ouais... j'ai du mal à réaliser moi aussi...

- Si ça vous fait bizarre imaginez pour moi ! Jusqu'à peu je vous rappelle que je pouvais sortir que quand Jade avait des ennuis, niveau loisir on repassera. Enfin bref, on vient ici depuis toute petite, en famille tu vois ?

- Nos parents nous emmenaient là quand ils voulaient la paix. Ils savaient que le seul moyen de nous faire taire Amber et moi c'était de nous remplir la bouche de pizza.

L'évocation de ces souvenirs emplit les doubles de nostalgie. Ça ne leur donnait que plus envie de retourner voir leurs parents et leur grand frère mais elles savaient bien que l'accueil risquerait de ne pas être celui espéré. Elle soupirèrent en cœur et le serveur choisit ce moment pour leur apporter leurs boissons. Si Melena avait opté pour de l'alcool en espérant que personne ne chercherait à vérifier si elle était bien majeure, Jade et Elie avaient quant à elles fait un choix plus sage. Elles tenaient désormais chacune dans leur main un verre de coca cola qui était l'une des choses banalement affligeante qui leur avait le plus manqué. C'était toujours ces détails insignifiants qui se faisaient le plus sentir quand on manquait de tout.

L'intervention du serveur avait changé les idées des adolescentes qui embrayèrent aussitôt sur une conversation plus gaie. Elles levèrent leurs verres avec une synchronisation parfaite pour porter un toast. Quitte à fêter leur retour autant le faire comme il se devait.

- A notre bon vieux monde réel... commença Jade.

- Aux pizzas et tout autre nourriture plus évoluée que de la bouffe déshydratée et des barres de céréales vieilles de deux semaines... poursuivit Elie.

- A nos lits confortables...

- A la télévision...

- Et surtout au gouvernement qui ne veut pas notre peau.

Elles se jetèrent un regard circonspect avant d'ajouter en cœur :

- Enfin... normalement.

A peine une gorgée bue qu'on leur apportait déjà leurs pizzas dont les douces effluves avaient de quoi donner les larmes aux yeux au trio. Depuis combien de temps n'avaient-elles pas mangé un repas aussi appétissant ? Ça leur semblait si loin !

La réponse d’Elie, close sur un « tu vois » légèrement appuyé, volontairement ou non, eut l’effet d’une lance plantée dans le cœur de l’adolescente. Ses yeux s’étaient embués presque instantanément, mais elle n’en laissa rien paraître et fit mine de remettre sa frange en place pour pouvoir essuyer discrètement les larmes qui menaçaient de rouler sur ses joues pâles. Indélébile, le souvenir de sa mère restait toujours présent, beaucoup trop présent, et parler de la famille des deux jumelles mettait en exergue le chaos que ce terme représentait pour elle. Sa famille, du moins, toute celle qu’elle aurait pu connaitre, occupait désormais les tombes un cimetière irlandais sur lesquelles elle n’était encore jamais allé se recueillir. Melena en avait peur, car si l’absence qu’elle représentait lui faisait l’effet d’un vide froid, l’idée que la mort puisse en profiter pour l’attirer à elle était encore trop forte.

Elle n’entendit finalement pas la réponse de Jade, perdue trop loin dans ses souvenirs douloureux. La dernière image qu’Anney lui avait léguée restait imprimée dans son cerveau, marquée au fer rouge ; comme le signe inaltérable qui nourrirait à jamais sa phobie illogique. Le serveur revint armé des boissons commandées par les trois acolytes et l’irlandaise s’empara de sa bière rien que pour la sensation du verre glacée au creux de ses paumes. Les jumelles levèrent leur coca cola à l’unisson, avec une expression complice qui renvoya Melena à son habituelle impression de solitude. La succession de toasts portés en l’honneur du monde réel finit par dérider la brunette, qui sourit en levant son verre à son tour :

- A tout ça oui, acquiesça-t-elle avec une pointe de tristesse qu’elle noya dans une première gorgée alcoolisée.

Si elle n’avait été qu’en présence de Jade, elle aurait ajouté un « à nous » afin de célébrer leur amitié toute nouvelle, et leurs longues journées d’entraides dans la galère. Néanmoins, la présence d’Elie, bien que visiblement inoffensive pour l’instant, suffisait malgré tout à tuer ses désirs de manifester à la psychotique comme elle tenait à elle. Avec un peu de recul, l’idée de l’affrontement entre elle et la mauvaise jumelle était plus séduisante… elle avait au moins une chance d’emporter la place d’honneur auprès de la belle de cette façon. Désormais, la nécrophobe resterait l’éternelle deuxième.

L’arrivée des pizzas fit oublier à l’irlandaise ses soucis envahissants et malvenus. Et puis quoi ?! Après tout, elles venaient de se réveiller d’un cauchemar de plusieurs semaines, il n’y avait pas lieu de déprimer pour une histoire de cœur. Melena remercia le serveur d’un sourire soutenu par ses yeux clairs, puis se mit un coup de fouet définitif en buvant de longues gorgées de sa bière. L’alcool et les effluves enivrants du plat chaud suffisaient à la rendre assez euphorique pour recouvrir une expression beaucoup plus gaie et affirmer aux jumelles en attrapant ses couverts :

- Faut dire que vous aviez raison, ça a l’air vraiment délicieux !

La brunette se découpa habilement une part assez large dans laquelle elle mordit avec appétit. Si elle n’avait pas été dans un restaurant avec la fille pour laquelle elle en pinçait, elle se serait sûrement levée sur sa chaise pour hurler un bon coup. Jamais, jamais au grand jamais, la nourriture du monde réel ne lui avait paru aussi bonne. Ce qu’elle avait ingurgité à Dreamland, et notamment les repas infects du Slavedog Millionnaire, apparaissait comme encore plus ignoble que ce que voulaient bien lui confier ses souvenirs.

- Mon Dieu, je veux épouser le cuisto…, souffla-t-elle le rouge aux joues, jetant à Jade un regard amusé.

Si Jade n'avait pas remarqué la larme qui coulait sur la joue de Melena, Elie n'avait pas loupé une miette du spectacle. Elle ne savait pas ce qu'elle avait bien pu dire pour faire chialer cette glue ambulante mais ça devait forcément être bien trouvé. Dommage qu'elle ne sache pas pour quoi cependant, ça gâchait un peu son plaisir... C'est légèrement frustrée qu'elle commença donc à manger sa pizza mais le plaisir gustatif éclipsa rapidement ces menus détails.

Elles profitèrent de leur repas dans un silence presque religieux, uniquement ponctué de quelques remarques sur le bonheur qu'elles étaient en train de vivre. Les pizzas avaient beau être énormes elles n'en firent toutes trois qu'une bouchée et, une fois repues, virent la note arriver. Voir le total en dollars au bas de la feuille fit une drôle d'impression aux copies conformes maintenant plus habituées aux rubz et aux bourses bien pleines qu'aux portes-feuilles et billets verts. Elles retrouvèrent malgré tout vite leurs marques et payèrent sans faire de chichi, réintégrant la rue dont l'activité ne s'était pas tassée avec l'arrivée de la nuit. Si elles devaient trouver un hôtel il fallait s'y mettre rapidement avant qu'il ne reste plus de chambres disponibles, où alors seulement dans les motel craignos.

- Bon, faut trouver où crécher maintenant. Il se fait tard.

Elie balaya la rue pour s'arrêter, le regard mauvais, sur une bande de loubards qui squattait l'entrée d'une ruelle. Chienne de garde un jour, chienne de garde toujours. Pour avoir vécu toute leur vie à San Francisco elles savaient qu'il ne faisait pas bon pour des jeunes filles de trainer trop tard dehors, et elles avaient même eut une démonstration qu'elles n'oublieraient jamais. Jade appuya la proposition avec des mouvements de tête frénétiques qui montraient qu'elle aussi avait repéré la bande.

- Oui, et vite s'il-vous-plait. Je suis pas très rassurée le soir en ville comme ça. Ce... c'est pas sûr... en plus y'a des mecs louches...

- Ils ne te toucheront pas. Je te le promets.

Jamais la mauvaise jumelle n'avait eu l'air aussi sérieuse. Elle attrapa la main de Jade d'un côté et celle de Melena de l'autre, les attirant loin du danger et plus proche de l'endroit où les hôtels avaient poussés comme des champignons. Le contact avec son ennemie la dérangeait autant qu'une piqure de moustique mais elle se força à le maintenir jusqu'à leur arrivée devant la baie vitrée d'un établissement aux tarifs abordables. Les doubles jaugèrent la façade et lâchèrent de concert, l'air à moitié convaincues :

- Ça à l'air pas mal...

Elles pénétrèrent dans le hall, formant toujours leur étrange chaine humaine sous le regard curieux du responsable de l'accueil et des clients se trouvant dans le hall. La bonne jumelle examina les tarifs les sourcils fronçés tout en jetant de temps en temps un regard au contenu de son porte-feuille. Elle avait juste de quoi payer une chambre simple, et si elle pouvait la partager avec Elie ça n'en restait pas moins trop juste pour trois personnes.

Après une longue réflexion l'adolescente finit par se tourner vers son amie, vaguement gênée. Tout en se triturant les doigts elle lâcha à contre cœur sans quitter des yeux le bout de ses baskets flambant neuves :

- On est un peu juste, je vais dormir avec Elie ça te dérange pas ? Elle ajouta plus bas pour ne pas être entendue de son double, Ça a beau aller mieux j'ai peur qu'elle le prenne mal si je propose qu'on mette nos économies en commun pour une chambre plus grande...

Le repas s’avéra si bon que Melena en oublia qu’elle possédait l’usage de la parole. Sa large pizza fut engloutie en un temps presque record, à croire qu’elle n’avait pas mangé depuis plusieurs semaines. Vu d’un certain angle, c’est l’impression que son esprit avait, encore sous le coup de son retour de Dreamland. Pour la première fois de sa vie, elle paya son repas en dollars. Elle songea brièvement qu’avec tout ça, elle ne saura plus compter les livres une fois de retour à Londres. Cette pensée lui tira un pâle sourire amusé, puis elle sortit à la suite des deux jumelles.

Les rues d’Union Square n’étaient pas désertées par l’arrivée de la nuit, c’était peut-être même le contraire. Les bars se remplissaient, les restaurants s’engorgeaient, et les cinémas se trouvaient avoir de longues files d'attente. Elie suggéra qu’il était temps de trouver un lit où dormir, et la nécrophobe ne pouvait qu’être tout à fait du même avis. Son regard tomba sur la bande de loubards qui obstruait nonchalant une ruelle, jetant de temps à autres quelques sifflets qui se perdaient dans ses éclats de rire ou des marques d’indifférence. Elle hocha la tête en signe affirmatif lorsque Jade souligna qu’il y avait des mecs louches ; mais avant qu’elle n’ait pu dire quoique ce soit, la mauvaise jumelle sautait sur son rôle de gardienne avec une assurance presque arrogante. Cette dernière se permit même de saisir la main de Melena, qui se laissa faire malgré le frisson qui lui remonta jusqu’à la colonne vertébrale.

Une fois l’établissement choisi pour ses prix abordables, l’irlandaise profita qu’elles se soient arrêtées au milieu du hall pour récupérer ses cinq doigts et entreprendre de trouver son portefeuille dans son sac. Lorsqu’elle relevait ses yeux gris, son amie se penchait vers elle, l’air visiblement gênée, pour lui confier grosso modo qu’elle allait devoir dormir toute seule de son coté. Malgré l’explication de la psychotique, la nécrophobe se sentait blessée par cet abandon nocturne. L’ombre qui passa sur son visage s’effaça cependant très rapidement, remplacée par un sourire compréhensif :

- Je comprends, ne t’en fais pas. Et puis… faut dire qu’avec tout ce qui nous est arrivé, vous n’avez pas encore eut le temps de vous retrouver.

L’amertume rendit les paroles de l’adolescente plus sèches qu’elle ne l’aurait voulu, alors elle se rattrapa avec un sourire plus grand encore, avant de se rendre à l’accueil et de demander une chambre simple. Elle eut de la chance car au troisième étage, il restait des pièces cotes à cotés ; de sortes que Melena hérita de la 307 et les jumelles de la 309. Dans les escaliers couverts d’une moquette noire qui étouffait leurs pas, l’irlandaise songeait déjà à sa nuit de solitude. Pourquoi n’arrivait-elle pas à voir le bon coté des choses ? Elle avait une amie… certes un peu spéciale, mais elle avait une amie. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de trouver qu’Elie, même crocs et griffes rentrés, restait un obstacle à leur entente…

Sur le palier de sa chambre, la jeune fille se tourna vers les jumelles et leur adressa un sourire en leur souhaitant de passer une bonne nuit. Elle reconnut Jade à celle qui lui rendit son geste avec le plus d’entrain, et se précipita dans ses bras, trop rapidement pour que son double ne rouspète ou ne s’interpose. Là encore, les mots venaient à la nécrophobe, mais elle n’arrivait pas à les faire sortir. Elle se contenta de resserrer brièvement son étreinte, puis s’éloigna à reculons, ouvrit la porte de sa tanière temporaire, et s’y enferma.

Sachant que son dernier hôtel était celui de Formatek, il y avait une nette différence de technologie qui fit sourire l’adolescente jusqu’à ce que le souvenir d’Alex et Lysander, abandonnés dans les décombres de Blaines, lui donnent mal au cœur. Chez Parkinson, elle ne les avait pas vus se réveiller. Ils étaient restés inertes, plus immobiles encore que s’ils étaient assoupis. Malgré cela, elle avait du mal à se dire qu’ils ne se lèveraient plus jamais.

Melena chassa ces parasites d’un mouvement de tête, passa aux toilettes, et s’offrit une douche chaude qui la détendit énormément. Ne pouvant pas se changer ou faire nettoyer ses vêtements en express, elle se vêtit simplement du peignoir mis à disposition par l’établissement. Ayant pris l’habitude de voyager avec son attirail acheté à Sextus, la jeune fille n’avait jusque là pas été perturbée par le fait de ne pas avoir de brosse à dents. Elle s’attela donc à un rinçage intense de sa cavité buccale et lorsqu’elle sentit que sa satisfaction ne grimperait plus, elle mit fin à sa tâche en buvant de longues rasade d’eau.

L’irlandaise pénétra alors la chambre et se laissa tomber sur le lit fait. La serviette qui retenait ses cheveux humides se dénoua théâtralement, libérant l’auréole sombre qui englobait son visage blême. Qu’est-ce qui les attendait demain ? C’était une très bonne question… elle n’avait pas la moindre idée de quoi faire. Mais ne disait-on pas que la nuit portait conseil ?

L'air gêné de Jade et ses messes basses furent un nouveau coup de poignard dans le cœur d'Elie qui s'efforça de masquer sa rancœur en s'intéressant de plus près à la liste des services proposés par l'hôtel. Alors son double partagerait sa chambre pour « ne pas qu'elle le prenne mal » ? Ces insinuations serait bientôt de l'histoire ancienne, El' se le promettait. C'était blessant et elle avait déjà assez casqué comme ça en voyant l'autre perverse faire ventouse contre son propre corps un nombre incalculable de fois ! La remarque pseudo compréhensive de Melena ne fit que mettre de l'huile sur le feu intérieur qui brûlait en la mauvaise jumelle qui serra les poings, enfonçant ses ongles dans sa chair.

Elie était vraiment à deux doigts de craquer mais on leur donna les clefs de leurs chambres respectives, mettant un terme à cette scène qui lui sortait par les yeux. Une fois seule avec Jade elles se douchèrent rapidement et filèrent au lit où elles s'endormirent dans les bras l'une de l'autre... enfin, la bonne jumelle s'endormit. Son double attendait sagement dans le noir que l'horloge analogique située sur le mur d'en face indique minuit en chiffre rouge sang. Pour s'assurer que Jay dormait à point fermé, on était jamais trop prudent.

Les secondes défilaient avec une lenteur presque surnaturelle mais Elie gardait son sang froid, peaufinant mentalement les attitudes à adopter, les textes à déclamer. Jouer un rôle de composition n'était pas chose aisée et elle ne pouvait se permettre d'échouer. Une fois l'heure fatidique arrivée elle se glissa en douceur hors des draps et caressa avec tendresse les cheveux de sa copie conforme.

- Je fais ça pour toi, murmura-t-elle avant de sortir de la chambre en fermant la porte derrière elle.

Le couloir était désert et elle n'était vêtue que du peignoir qu'elle avait trouvé dans la salle de bain. Ses pieds nus s'enfonçaient dans la moquette sombre alors qu'elle se dirigeait vers la chambre de la nécrophobe, alors qu'elle levait la main pour frapper à la porte, alors qu'elle entendait les pas se rapprocher de l'autre côté pour enfin ouvrir...

- Euh... je te dérange pas ? Tenta Elie, l'air gêné.

Après l'acquiescement de son ennemie elle pénétra dans la pièce similaire à celle qu'elle occupait avec Jade. Elle s'arrêta au bout de deux mètres pour faire volte face, le col de son peignoir chutant d'une dizaine de centimètres en dévoilant son épaule d'une pâleur surnaturelle à la lueur de la lune. Elle se mordilla consciencieusement la lèvre inférieure en se donnant l'air de chercher ses mots puis finit par se lancer non sans se tordre les doigts.

- J'arrivais pas à dormir. Je pensais... je pensais à toi, à ce qu'on a vécu, à Elie... un peu à tout et rien tu vois ? Et... et plus j'y pense plus j'ai l'impression que... que je tiens à toi plus qu'à une amie. Je crois que je... oh non laisse tomber.

Elle détourna le visage pour masquer une gêne qu'elle ne ressentait pas. Le plus gros effort restait à faire mais la machine était lancée. Il n'était plus question de faire marche arrière.

Cette nuit là, Melena n’arrivait pas à dormir. Elle avait laissé les rideaux écartés, observant la lumière laiteuse de la lune passer timidement entre deux immeubles. Ce qui l’avait d’abord maintenu éveillée, cela avait été les souvenirs de sa mère, le vide laissé par sa disparition mis involontairement en exergue par les deux jumelles lors du repas au restaurant. Pourtant, sa famille d’accueil avait toujours été adorable avec elle, la nécrophobe n’avait pas à s’en plaindre, mais ça n’était pas pareil.

Peu à peu, les images de Jade s’étaient imposée, douloureusement délicate à se remémorer. Leur nuit à l’hôtel ensemble avait vraiment été… superbe. Dans ses bras, l’irlandaise avait ressenti quelque chose qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant et désormais, elle était forcée d’admettre que tout ce tourbillon d’émotions était voué à l’échec. En vérité, Melena ne savait pas qu’elle pourrait tomber amoureuse d’une fille. Certes, il y avait plusieurs années qu’elle devenait de plus en plus sensible au charme féminin mais… elle ne s’imaginait tout simplement pas réduite à cette situation pathétique. A ses yeux, les problèmes de cœur, c’était bon pour les autres.

Les coups frappés à sa porte la firent sursauter. Un coup d’œil à son horloge lui apprit qu’il était déjà minuit. Un frisson d’appréhension courut sur sa peau, mais elle se leva malgré tout pour aller ouvrir. Ses pieds foulaient la moquette douce avec souplesse, le temps avait l’air suspendu, presque surnaturel. Quelle ne fut pas la surprise de la brunette de découvrir, dans le couloir désert, la mauvaise jumelle qui lui demanda timidement si elle la dérangeait. Surprise, la nécrophobe lui assura confusément qu’elle n’arrivait pas à dormir, et laissa entrer celle qu’elle pensait être son amie.

Revenue dans la petite pièce qu’était sa chambre, la silhouette d’Elie était épousée par la lueur de la lune qui filtrait par la fenêtre. Sa beauté était sublimée, plus que jamais, et Melena ne put que détourner les yeux timidement en sentant sa peau frémir d’émotions et de gêne. Lorsque la copie se lança dans sa tirade factice, l’irlandaise resta sans voix plusieurs secondes. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle entendait… en fait c’était tout bonnement impossible et irréel. Un instant, elle se demandait si elle ne rêvait pas, si elle n’était pas retournée à Dreamland dans son sommeil et qu’elle n’était pas la proie d’une créature facétieuse.

L’adolescente franchit la distance qui la séparait de sa pseudo-amie, cherchant tout d’abord à croiser son regard bleu, mais elle n’en eu finalement pas le courage. Ses yeux gris se perdirent distraitement au-delà de la fenêtre alors que dans sa tête, elle avait l’impression que son sang entrait en ébullition et cherchait à percer la peau fines de ses tempes.

- Tu es… enfin…, commença-t-elle timidement.

Sa gorge se noua, l’obligeant à marquer une pause, mais elle reprit après une longue inspiration qui lui donna un sembla d’assurance :

- Je pensais aussi beaucoup à toi mais… enfin je pensais pas que tu pourrais ressentir ce genre de chose pour moi… t’avais pas l’air… enfin…

La jeune fille ne savait pas comment se déclarer, encore trop inquiète qu’il ne s’agisse que d’une incompréhension ou pire, d’une blague mal avisée souffler par la mauvaise jumelle. Elle se contentait d’éviter de regarder sa belle, afin que ses joues ivoirines ne virent pas en un rouge qui trahirait ses sentiments.

*Bingo*

Elie exultait intérieurement, le visage toujours détourné vers le mur. Les bredouillements de Melena et son rapprochement inexorable était la preuve que son manège avait fait mouche. On sentait encore de l'hésitation mais ce serait simple d'en venir à bout. Il ne suffisait que d'un geste qui, s'il répugnait la mauvaise jumelle, restait indispensable. Elle leva donc le bras pour glisser ses doigts fins derrière la nuque de la nécrophobe pour l'attirer à elle, si proche que leurs souffles se mêlaient... puis l'embrassa. D'abord du bout des lèvres puis plus intensément, enroulant la taille de son ennemi avec sa main libre.

Ce contact étroit était un vrai supplice et le fait de ne pas être repoussée qu'elle avait eu raison depuis le début. Cette sangsue était donc bien amoureuse de Jade, elle voulait la lui voler. Cette pensée la poussa à mettre fin au baiser mais elle rattrapa le coup par quelques paroles bien choisies et toujours prononcées à la manière douce et hésitante de son double perturbé.

- Je sais pas ce qui m'a prit mais je devais le faire... c'est complètement fou. Excuse moi... oublie ça. Je... je...

Mais contrairement à ce qu'elle disait elle embrassa de nouveau Melena, se forçant à penser à une chose agréable. Par exemple à la nécrophobe éventrée dans un caniveau. Oui c'était tout de suite mieux comme ça. Tout en prolongeant le baiser elle repoussa la brunette vers le mur jusqu'à ce que celle ci s'y trouve adossée sans espoir de fuite. Son cœur battait la chamade, non pas de désir mais de dégoût et de tension. Elle se poussa à caresser avec douceur la nuque de son ennemie, descendant légèrement vers son épaule pour en faire glisser le peignoir. L'éclair de chair blanche dévoilé la fit déglutir à la pensée de ce qu'elle s'apprêtait à faire et, pour se donner du courage, tira le rideau après avoir lâché la taille de sa victime d'un soir.

L'obscurité lui donna un regain de motivation. Elle n'avait plus à subir la présence du visage maladif de l'adolescente à quelques centimètres de sa rétine, pouvant même s'imaginer quelqu'un d'autre à la place pour rendre l'épreuve supportable. Mais qui ? A vrai dire étant purement hétérosexuelle toute remplaçante semblait insatisfaisante, mais ce serait toujours mieux que sa partenaire réelle. Elle finit, choix profondément tordu, par jeter son dévolu sur sa propre réplique. C'était après tout la fille qui avait la plus grande place dans son cœur.

- Ça va un peu vite mais... mais j'en ai vraiment envie... pas toi ? Murmura-t-elle avec une pointe de naïveté dans la voix.

Sans attendre de réponse elle plongea son visage dans la masse de cheveux bruns de la nécrophobe et déposa un baiser fugace dans le creux de son cou. Elle pouvait sentir contre son corps la respiration pressente et le rythme cardiaque rapide de Melena. S'il lui restait un peu de résistance elle ne durerait probablement pas très longtemps, avec une parole et un ou deux gestes bien placés.

Mais comme il fallait un coup de grâce pour faire tomber les derniers remparts de méfiance, Elie colla ses lèvres contre l'oreille de son ennemi et susurra vilement :

- Je t'aime...

En réponse à ses balbutiements incertains, Elie passa doucement une main derrière sa nuque et l’embrassa timidement, puis bien plus intensément. D’abord incapable de bouger autrement qu’en répondant à ce baiser, Melena se souvint en un flash du premier baiser qu’elle avait échangé avec Jade… c’était dans le Colisée de Sextus, pour lui permettre de se dérober aux avances d’un gladiateur un peu envahissant. A ce moment là, aurait-elle pu deviner que leurs aventures les mèneraient si loin ? Aurait-elle imaginé qu’à la faveur d’une nuit claire de San Fancisco, elles en viendraient à se donner l’une à l’autre ?

La nécrophobe se laissa enlacer et posa avec hésitation ses mains sur les hanches de sa partenaire. Lorsque leur baiser prit fin une première fois, sa rivale fit mine de balbutier une excuse fragile à laquelle l’irlandaise ne put répondre. Tout paraissait si beau qu’elle aurait dû savoir que quelque chose clochait, mais son cerveau avait cessé de fonctionner correctement. C’était cela d’être amoureuse alors ? C’était débile. Pourtant, c’était aussi tellement bon…

Ses lèvres qui battirent dans le vide pour tenter vainement de formuler une phrase correcte accueillir à nouveau celles de la mauvaise jumelle, qui s’immergea dans son rôle en poussant le vice jusqu’à fait glisser son peignoir de l’une de ses épaules. Sa peau dénudée reçut les caresses involontaires de la chevelure brune de la psychotique, des frissons passionnés la firent trembler, mais elle n’arrivait toujours pas à bouger, ni à croire ce qui arrivait. Elle avait l’impression que ses pensées circulaient désormais trop vite pour pourvoir être analyser. La nécrophobe n’avait jamais fait l’amour alors quelqu’un… et plus encore que la timidité et la pudeur – car après tout, les deux compères s’étaient vu nues plus d’une fois – c’était la peur de ne pas être à la hauteur qui vrillait son estomac.

Elie tira le rideau et toutes les deux furent plongées dans l’obscurité. Légèrement soulagée par les ombres dissimulatrices, Melena avait malgré tout la tête qui tournait. A la question qui lui était posée, elle avait l’impression que la réponse n’existait pas, car tout était si soudain que c’était comme si sa capacité à parler lui avait été confisquée.

- Oui je… enfin… je crois…

Sa réponse n’avait servi à rien, car la mauvaise jumelle déposa dans son cou un baiser fugace qui fut à l’origine d’un frisson délicieux. Ce dernier se diffusa dans le corps de l’irlandaise comme une drogue dans ses veines, enflammant plus encore le désir qu’elle sentait naitre plus fort que jamais, sa peau hérissée de chair de poule. Désormais incapable de résister, la nécrophobe pencha la tête en arrière pour savourer le contact chaud des lèvres de sa partenaire. Celle-ci lui donna le coup de grâce, et les ultimes remparts de la personnalité fermée de l’adolescente s’effondrèrent. La sensation qui l’envahit comme la vague puissante d’un tsunami était indescriptible… ses entrailles avaient l’air vide, mais son corps tout entier vibrait, engourdi par un frisson qui gelait ses fonctions cérébrales.

- M… moi aussi, parvint-elle à répondre à bout de souffle. Je t’aime Jade…

Ses mains tremblantes de maladresse et d’excitation dénouèrent la ceinture du peignoir de la mauvaise jumelle, offrant alors à Melena la possibilité de faire glisser tendrement ses doigts fins sur ses hanches, puis de l’attirer plus proche d’elle encore pour envelopper son dos. L’habit de l’irlandaise avait déjà glissé sous les caresses de l’imposteur, libérant ses petits seins blancs dont les tétons effleurèrent la chaleur du corps d’Elie. Elle répondit au baiser de cette dernière par plusieurs autres déposée avec une légèreté timide sur sa tempe, sa joue, puis glissant intuitivement vers le bas de l’oreille, dont elle caressa furtivement le lobe du bout de la langue.

Retrouva les lèvres de la mauvaise jumelle contre les siennes, la nécrophobe se laissa basculer sur le lit, abandonnant au passage son peignoir qu’elle eut l’impression de sentir choir au ralenti. Elle se retrouvait en dessous, totalement à la merci de sa fausse-amie dont elle pensait les grâces sincères. Ses mains se baladèrent longuement sur le dos de sa comparse, trop timides pour s’émanciper, remontant parfois jusqu’à sa nuque qu’elle massait tendrement du bout des doigts.

Melena sentait son bas ventre s’irradier d’une chaleur qu’elle n’avait jamais connue. C’était quelque chose de plus intense encore que lorsqu’elle avait mordu dans le champignon lubrique. C’était plus fort, cruellement plus fort, car ce désir passionné l’empêchait de réfléchir convenablement… et elle se surprit à souhaiter ardemment que les caresses voluptueuses de l’imposteur s’en rapprochent. Presque inconsciemment, ses mains basculèrent souplement pour épouser la courbe des seins de sa rivale, exerçant sur eux une pression douce et régulière.

Elle avait gagné d'avance, mais jamais la victoire n'avait été si dure. Maintenant il lui fallait supporter les frissons de plaisir de celle qu'elle haïssait plus que tout, sentir ses doigts courir sur son corps comme pour en prendre possession. Il fallait partager des baisers qui la répugnaient et elle ne pu réprimer une vague de dégoût lorsque Melena fit glisser la ceinture de son peignoir après avoir proféré des insanités. Le geste fut prit pour du désir alors qu'Elie ne brûlait que de sortir de là et de vomir. Mais il fallait tenir bon, il fallait s'exposer à ce rapport dont elle cauchemarderait des nuits et nuits si elle tenait à enfin éloigner cette chose de la seconde partie d'elle-même. Il fallait supporter les mensonges de cette fille qui osait aimer Jade, alors qu'elle n'était même pas capable de la reconnaître. Une raison de plus de penser que l'imposteur ici, ce n'était pas elle.

La mauvaise jumelle avait beau avoir cherché cette finalité, elle n'en frissonna pas moins d'horreur lorsque la nécrophobe la fit basculer sur le lit, enlacées dans une étreinte immonde. Il lui fallut se mordre la lèvre pour ne pas lâcher un juron lorsque son corps se retrouva plaqué contre celui intégralement nu de son ennemie. Elle sentait encore le contact de sa langue contre son oreille semblable à celui d'une limace. A peine le temps de reprendre une inspiration pour retrouver son courage que les lèvres de Mel' revenaient ventouser sa bouche alors que ses mains voguaient sur son corps pour en découvrir toutes les courbes.

C'était sa première fois, sa première fois putain ! Jade avait intérêt à ne pas lui faire regretter ce choix qu'elle avait fait pour elle. Mais quitte à être un outil, autant l'être jusqu'au bout si c'était le seul moyen de gagner un minimum de reconnaissance.

Toutes ces émotions violentes et désagréables lui coupaient le souffle mais ce n'était que le début. S'ensuivit le moment abject où elle dû faire courir ses mains plus bas que le torse désespérément plat de Melena, jusqu'à rejoindre une intimité qui n'avait pas réellement connu la lame du couteau papillon de Liam. Il lui fallut improviser, se montrer douce, ferme, imaginative mais surtout aimante ce qui relevait des travaux d'Hercule pour la mauvaise jumelle qui tentait de focaliser son esprit sur l'image de Jade... sa propre image.

Elle ne pouvait s'empêcher de jeter un regard de temps à autre à la pendule en espérant que ce moment prendrait fin rapidement, ses espoirs toujours déçus. Elie ne pouvait se départir de l'impression dérangeante qu'elle garderait la sensation du corps de Melena contre le sien pendant des jours, des semaines, des années. Une belle horreur en perspective. Mains enfin, après un temps infiniment long du point de vue de la mauvaise jumelle elle arriva à bout de la nécrophobe grâce à ses doigts agiles, gagnant liberté mais surtout lui offrant la victoire. Le moment du calvaire était passé, restait celui de l'exultation.

La mauvaise jumelle bascula sur le côté dans un soupir de soulagement et se saisit d'une mèche de cheveux de son ennemie avec laquelle elle se mit à jouer. Cherchant ses mots avec soin, elle finit par lâcher l'air d'abord sincère puis complètement moqueur :

- Je t'aime... je t'aime... je t'aime franchement ! N'importe quoi.

Elle se redressa, laissant retomber ses jambes hors du lit.

- Bon bah... je vais aller prendre une douche et vomir. Il me faudra au moins ça pour oublier le contact de tes doigts rampant sur ma peau comme des limaces visqueuses.

L'adolescente se mit debout et ouvrit le rideau d'un coup sec en manquant de le décrocher de sa tringle. Melena pouvait désormais admirer le corps dénudé d'Elie surmonté de son air de profond dégoût et de mépris. Si elle avait pu avoir un doute quand à son identité, celui ci devait désormais s'être complètement évaporé. Un sourire mesquin éclaira alors le visage de la mauvaise jumelle alors qu'elle reprenait sur sa lancée :

- T'as vraiment cru que j'étais Jade ? T'es vraiment trop conne ! Même pas capable de reconnaître la personne que tu aimes, soit disant. Ça te réussit pas de penser avec ta chatte, si tu me permets l'expression, ajouta-t-elle mesquinement.

Lentement, mais avec une assurance presque troublante, les caresses d’Elie s’aventurèrent vers son intimité encore vierge, humide et frémissante. La sensation des premières pressions retenues sur ses lèvres vaginales fut si intense et inattendue qu’un gémissement de plaisir lui échappa. La pensée que dans la chambre d’à coté, celle qu’elle pensait être la mauvaise jumelle pourrait l’entendre ne lui effleura même pas l’esprit. Melena se sentait dépossédée de son corps, paralysée par le désir et ses efforts convaincants de la mauvaise jumelle pour lui faire croire que c’était bien Jade qui lui offrait sa première fois.

De toutes les rares fois où l’irlandaise avait pensé à cet instant, l’avait-elle imaginé ainsi ? Elle avait oublié. C’était étrange de réaliser comme lorsqu’on n’a jamais eu l’occasion d’avoir ce genre de relation, ces dernières sont tout bonnement impossibles à se représenter avec justesse. Quoique que la nécrophobe ait pu appréhender au sujet de cet instant infime et infini, tout était au-delà, indéfiniment au-delà.

Sous les caresses novices et pourtant habiles de la copie, le corps de l’adolescente se courbait, se tendait, ses mains s’agrippaient aux draps défaits. Elle haletait, tremblait, et frissonnait contre le corps chaud de sa partenaire ; incapable de retenir certains des gémissements passionnés qui montaient à sa gorge pour relâcher la pression qui s’accumulait dans sa poitrine et dans sa tête engourdie. Lorsque le paroxysme fut atteint, l’éclat surprenant de l’orgasme la fit sursauter et pousser une ultime exclamation, avant de retomber sur son lit, paisible et détendue.

Une série de remise en question cascadait dans l’esprit de la nécrophobe. Elle ? Elle avait fait l’amour ? Sur un coup de tête, dans un hôtel américain avec une amie qu’elle ne connaissait que depuis peu ? Ça lui ressemblant tellement pas… Était-ce Dreamland qui l’avait transformé, ou le fait de fréquenter la psychotique pendant de longues journées d’effort ?!

Elie bascula à ses cotés et se mit à jouer avec l’une de ses mèches de cheveux. Le léger tiraillement sur son cuir chevelu avait quelque chose d’apaisant. Melena ferma les yeux, son cœur battant la chamade, de toute façon incapable d’articuler quoique ce soit. La mauvaise jumelle prit la parole. D’abord, ses déclarations tirèrent un sourire timide à l’irlandaise… mais elle déchanta très vite.

Les diatribes de la copie lui firent l’effet d’autant de lames aiguisées qui lui perforaient la poitrine. D’un coup sec, cette dernière écarta rageusement les rideaux, laissant alors la lumière pâle de la lune de déverser dans la pièce. Face à l’expression de mépris triomphant qu’affichait Elie, la nécrophobe était encore nue et offerte, échevelée, rose et moite. Comme si un seau d’eau glacé avait été renversé sur sa tête, elle sentit son sang se geler, et ses pensées se remettre cruellement en place. Le vide immense dans lequel elle avait l’impression de tomber lui donnait le vertige. Encore et encore, elle s’enfonçait dans un gouffre sans fin où chaque mètre de profondeur supplémentaire tirait un peu plus son cœur en dehors de sa cage thoracique qui finirait par imploser sous la pression.

Dans son état normal, Melena se serait jetée sur Elie pour la frapper, ou bien son cerveau fourmillerait déjà de mille plans mesquins destinés à la venger. Mais à l’heure actuelle, sa tête était occupée par un néant sans nom. Elle avait longtemps eu l’habitude de se faire humilier plus jeune… si longtemps que cela ne lui faisait plus que l’effet d’une goutte d’eau roulant sur un rocher. Mais le coup de poignard apporté par la mauvaise jumelle était au-delà de tout ce qu’elle pouvait supporter.

L’irlandaise attrapa misérablement une couverture qu’elle tira à elle pour se dissimuler avec une pudeur qu’elle savait vaine et risible. Les yeux baissés et complètement battue, la nécrophoble retenait ses larmes à grand peine et articula simplement d’une voix faible :

- Sors d’ici…

Elle se sentait plus qu’idiote… elle s’était montrée aussi cruche qu’une fille facile, et l’idée de ne pas valoir mieux que ces filles qu’elle abhorrait lui donnait envie de vomir. Melena tremblait, mais ça n’était plus de plaisir ou de désir. Son corps était froid et inanimé, presque autant que lorsque son pouvoir létal se déclenchait. Pendant quelques longues minutes, elle avait cru à ce rêve irréel… mais il venait de s’effondrer sur sa tête, ruinant au passage la fragilité de son cœur chétif.

Voir Melena tremblante au milieu des draps dans un état d'abattement complet redonna du baume au cœur à Elie après ce qu'elle venait de se forcer à vivre. Oh oui, rien que pour voir ça ça valait le coup. La demande geignarde qui s'ensuivit, presque une supplique lui tira un rire moqueur tout aussi blessant que des mots. Elle croyait vraiment que ça s'arrêterait là ? Qu'elle avait juste fait ça pour l'humilier ? Mais quelle conne ! Quelle conne vraiment ! Peu à peu sa joie de mua en rage froide, et loin de rejoindre la porte elle se rapprocha du lit d'un grand pas, sublime dans sa nudité.

- Non je ne sortirais pas, on a pas fini tu vois ? Maintenant c'est le moment ou on discute des choses sérieuses... par exemple le fait que tu dises aimer quelqu'un que tu n'es pas capable de reconnaître. Parlons en de ça... tu trouves ça correct ? Tu penses que Jade mérite ça ?

La mauvaise jumelle darda Melena de son regard de chargé de reproches. Elle connait déjà la réponse à ses questions, et c'était un « non » définitif et sans appel. Son double méritait un mec bien, gentil, prévenant et qui la respecterait. Un mec qui n'essayerait pas d'éjecter une partie de la personnalité de sa chère et tendre comme un vulgaire déchet. Parce que la nécrophobe ne l'avait jamais aimé n'est-ce pas ? Elle n'avait jamais voulu d'elle dans son cercle d'ami, elle l'avait vu comme la personne de trop. C'était ça l'amour ? Non. L'amour c'était l'acceptation de l'autre, pleinement, entièrement... et ce n'était pas le cas ici.

El' attrapa son peignoir qui avait été abandonné au pied du lit et s'en revêtit pour cacher son corps aux regards de celle qu'elle avait trahi de la pire manière qu'il soit. Elle tira une chaise proche et s'y laissa tomber nonchalamment sans quitter des yeux l'irlandaise toujours amorphe. On aurait dit une poupée de chiffon et cette vision ragaillardissait l'adolescente d'une manière extrêmement efficace.

- On sait aussi bien l'une que l'autre que non. Tu l'as désires peut-être, tu l'apprécies vaguement... mais tu ne l'aimes pas. Je t'ai donné ce que tu veux, alors tu devrais me remercier au lieu de tirer cette tronche de cadavre.

Elle envoya sa longue chevelure brune cascader dans son dos alors que ses traits se durcissaient.

- Tu sais que je fais partie d'elle mais tu ne fais que tenter de m'évincer. Alors tu sais quoi ? J'ai fait de même, sauf que moi j'ai réussi. Au moindre geste déplacé que tu feras je lui parlerais de cette nuit. Elle m'en voudra probablement mais on finira par se réconcilier, on ne fait qu'un après tout. Mais pour toi elle ressentira un dégoût et un ressentiment éternel. Je te vois venir, je pourrais mentir... je te laisse tester si le cœur t'en dit.

Le fait est qu'elle ne mentait pas complètement. Jade lui en voudrait à mort pendant des mois mais ça finirait par se calmer, alors que ses sentiments pour Melena ne pourraient plus jamais être ce qu'ils sont. Elle ne pourrait plus passer un instant sans s'interroger sur les intentions de son amie ce qui mettrait un terme définitif à leur relation fusionnelle. Une fois le ver dans la pomme découvert il n'y aurait pas de retour possible.

Plus elle se penchait sur ce qui s'était passé, sur ce qui arriverait et sur les raisons de ses actes, plus Elie se rendait compte qu'elle n'avait pas compris elle-même ses motivations profondes. Elle n'en voulait pas à Melena parce qu'elle aimait Jade, ou parce qu'elle n'était pas assez bien pour elle. Elle la haïssait parce que la nécrophobe ne voulait pas d'elle dans son univers. Ça lui rappelait douloureusement ses premières conversations avec Jay qui persistait à la voir comme un pouvoir, une tare, et non une personne réelle. Peu importe ce qu'elle faisait et où elle allait le même schéma se reproduisait en boucle. A quoi bon avoir un corps quand personne ne vous acceptait ?

Elie pinça les lèvres et se pencha en avant, ses mains crispées sur ses genoux. Elle sentait qu'elle devait ajouter quelque chose sans trouver quoi, les mots courant dans sa tête sans jamais s'arrêter. Elle l'avait sur le bout de la langue mais rien ne voulait sortir... jusqu'à ce qu'elle lâche de but en blanc sans même saisir ce que ses propos impliquaient :

- Pourquoi tu ne veux pas de moi ?! J'suis quoi pour toi ? Une gêne ? De la merde ? Une entité négligeable ? J'existe putain tu saisis ?! Tu te débarrasseras jamais de moi !

Bien loin d’accepter gentiment de sortir, Elie s’approcha du lit, ses traits tendus par une rage froide qu’elle déversa brutalement sur les épaules affaiblies de la nécrophobe. Que pouvait-elle répondre ? Oui elle ne connaissait Jade depuis trop peu de temps, oui elle s’était laissée abusée par un pouvoir Dreamlandien plus vrai que nature, oui elle avait voulu croire à ce rêve surréaliste. Mais quel sens ces excuses avaient-elles face à la colère de la mauvaise jumelle qui la poignardait toujours de son regard brûlant.

Melena avait envie de pleurer, d’être seule, et de sangloter des heures la tête enfouie dans son oreiller pour étouffer sa rancœur et la douleur cuisante de l’humiliation. Mais la traitresse ne partait pas, elle restait là, la narguant de toute son arrogance victorieuse et prenant même place sur l’une de ses chaises pour continuer de l’accabler de reproches. Était-ce vrai qu’elle n’avait fait que désirer cet instant de volupté volé ? Après tout, elle n’avait jamais été amoureuse alors… comment faire la différence ?!

Incapable de se justifier, nourrissant elle-même la mauvaise appréciation de son comportement, l’irlandaise gardait la tête basse, sa longue chevelure noire masquant ses traits inertes et ses joues où roulaient désormais des larmes silencieuses. Elle cherchait obstinément un moyen d’effacer cette histoire, de revenir en arrière, mais il n’y avait rien du tout… rien ne pourrait changer la situation. Si elle ne pouvait pas souhaiter mourir, elle avait au moins envie de disparaitre… de disparaitre et de ne jamais revenir auprès des deux jumelles. De cette façon, son péché serait oublié ou serait révélé sous des lumières qu’elle ne verrait pas. Ça avait été une belle histoire… mais sa fin prématurée lui brûlait la gorge et la poitrine.

Alors qu’elle ouvrait la bouche pour rétorquer quelque chose, même une vague réplique faible, Elie se pencha un peu plus pour lui poser une série de questions surprenante. Rien n’était changé, aucune excuse n’avait été formulée, mais l’atmosphère se modifia très légèrement. Leva lentement les yeux, une mince partie de son visage humide alors éclairé par la lumière de la lune, Melena répondit laconiquement avec une faiblesse qu’on ne lui reconnaissait pas :

- C’est toi qui m’a… rejeté la première… sur le bateau, tu te souviens ? Et à Sextus… tu me lançais des regards à me faire comprendre que j’étais une parasite… je ne t’avais rien fait…

L’irlandaise marqua une pause. Elle commençait à comprendre un peu l’idée sous-jacente qui tiraillait la mauvaise jumelle. L’insistance que cette dernière portait à exprimer le fait qu’elle existait était un indice flagrant, et bien qu’elle ne compatissait pas, Melena comprenait ce qu’était son ressenti. Elle se redressa un peu plus, l’esquisse d’un sourire triste volant furtivement sur son visage blafard, et poursuivit de la même façon :

- Au fond, on est un peu pareille… on voudrait que Jade nous reconnaisse pour ce qu’on est… et être importante à ses yeux. J’avais peur de ce que tu représentais pour elle… mais je l’ai quand même accompagné de Sextus à la mécanoplaie, rien que pour te retrouver… j’ai risqué ma vie pour le faire. Je n’ai pas essayé de la dissuader de partir, je ne l’ai pas non plus abandonné en route, … et j’étais prête à accepter qu’elle ne soit jamais amoureuse de moi.

Une phrase brûlait les lèvres de l’adolescente. Elle avait peut-être l’opportunité de ramper pour chercher le pardon d’Elie, mais ça n’était pas dans sa nature de s’écraser. Le coup bas que cette dernière lui avait fait n’était justifié en rien. La nécrophobe n’avait jamais cherché à la tuer, elle n’avait tenté aucun lavage de cerveau sur la bonne jumelle, ni n’avait ouvertement fait part de ses méfiances vis-à-vis de la copie. Sa rancœur et son dégout de l’autre venait temporairement anesthésier toute la souffrance qu’elle se forçait à refouler. De la paume d’une main qui reprenait vit, elle essuya ses larmes afin de fixer les yeux bleus de sa rivale :

- Au moins je ne cherche pas à m’approprier Jade par des coups foireux… et rien que pour ça, je vaux mieux que toi.

Si Elie avait pu rattraper ses mots elle l'aurait fait, et plutôt deux fois qu'une quand on voyait la réaction qu'ils provoquèrent chez Melena. Essayer de se dépêtrer de ce qu'elle avait dit ne ferait que creuser sa tombe, elle dû donc subir la diatribe de la nécrophobe qui retrouvait peu à peu de la contenance malgré l'humiliation dans laquelle elle semblait jusqu'alors se noyer purement et simplement.

Elle la critiquait, comme d'habitude, elle lui disait que c'était la mauvaise jumelle le problème, qu'elle au moins soutenait Jade mais lorsqu'il s'agissait d'aller jusqu'à Techyo en risquant sa vie, qu'elle la jouait réglo, elle. Elle soulignait d'ailleurs ce dernier point avec une mesquinerie digne du précédent comportement d'Elie qui serra les poings d'une rage mal contenue. Qu'est-ce qu'elle croyait ? Que c'était facile d'être projetée d'un coup au premier plan quand on avait jamais fait plus que quelques apparitions fugaces ? Qu'on avait pas de séquelles sociales après avoir été cloitrée dans le coin d'un crâne pendant des années ?

- Tu piges rien ! S'insurgea l'adolescente en bondissant sur ses jambes, ulcérée.

Elle était faite pour chérir et protéger une seule et unique personne qui représentait son univers entier ! Basculer dans un monde peuplé de milliers d'autres personnes avait été une épreuve difficile pour elle ! Elle qui n'avait jamais eu jusqu'alors à entretenir une conversation, lier une amitié, fait ne serait ce qu'une chose pour elle-même. Peut-être bien qu'elle avait paru égoïste mais c'était à force d'avoir vécu pour Jade et non pour elle. La colère la faisait trembler et l'idée que seul un bout coup pouvait faire rentrer tout ça dans le crâne de Melena s'imposait peu à peu dans l'esprit de l'adolescente.

Elie s'approcha du lit et s'y laissa tomber sur un genou tout en attrapant l'irlandaise par la nuque, parodie sèche et rude du geste qui lui avait permis de l'embrasser. Ses doigts pinçaient Melena à la base du cou de manière douloureuse mais elle s'en rendait à peine compte, transcendée par sa fureur. Il fallait qu'on la comprenne pour une fois, même s'il fallait faire preuve de violence pour ça.

- J'ai pas l'habitude ok ! J'ai pas l'habitude de voir des gens, j'ai pas l'habitude qu'on cherche à me remplacer ! Si tu prends ma place, je suis quoi moi ? Je suis quoi bordel ? Tu crois que c'est facile de savoir quoi faire, comment réagir quand tout ce qu'on vous demandait c'était de taper lorsqu'il y avait un problème ? Ah oui j'aimerais t'y voir !

Elle lâcha prise brusquement, se récupérant sur ses pieds pour reculer jusqu'au mur en espérant que Melena n'avait pas eu le temps de voir les larmes qui lui montaient aux yeux. Portant ses mains à ses tempes pour se les masser frénétiquement elle ferma les yeux dans l'espoir de se calmer mais c'était peine perdue. Après tout elle était un concentré de colère, de rage et de courage en majeure partie, ce qui n'était pas pour lui faciliter la tâche.

Dans ses mouvements brusques et inconscients son peignoir s'était de nouveau entrouvert mais c'était dernière chose qui l'intéressait à l'heure actuelle. Elle mourrait d'envie de frapper un bon coup dans le mur mais la possibilité de réveiller Jade l'en empêchait. Tout ce qu'elle pouvait faire c'était déverser un flot de paroles incohérentes.

- Je sais pas me lier, je sais pas être aimable... et dès que je m'attache la personne disparaît ou crève tout bonnement... Lily, puis Ella, puis Maxim... et puis ce connard de Georges qui m'embrasse pour me vendre le lendemain... et toi t'es pas mieux que les autres ! T'essayes... t'essayes même pas de comprendre ! Tu me vois comme une intruse toi aussi, je sais que vous pensez tous que Jade se porterait mieux sans moi mais c'est faux tu saisis ? C'est faux !

Elle se laissa glisser jusqu'au bas du mur, tenant toujours sa tête entre ses mains. Jamais elle n'avait paru aussi fragile.

- J'en ai marre ça me saoule... j'ai que Jade bordel...

A peine eut-elle finit sa tirade que la mauvaise jumelle s’insurgea en sauta sur ses pieds. Melena sursauta mais ne se défila pas à son approche. L’étreinte violente d’Elie lui fit mal. Elle serra les dents, résigner à ne pas hurler, ni à se jeter sur elle sauvagement comme elle en ressentait de plus en plus l’envie. Le fait même que la copie s’énervait était une preuve que l’irlandaise avait appuyé sur une corde sensible ; et même si elles n’étaient pas encore à égalité, elle savourait intérieurement cette maigre satisfaction en défiant de ses yeux gris le regard enflammé de la psychotique.

La déclamation qui s’en suivit restait tout aussi surprenante que les questions qui avaient précédé cet état de rage. Cet aveu craché comme une attaque était une sorte de lame à double tranchant. Melena aurait voulu rire de cette détresse pour se venger de ce que lui avais fait Elie, mais en même temps, elle voyait en elle un miroir trop limpide de sa propre personnalité. Et elle, avait-elle l’habitude de fréquenter les gens ? Avait-elle l’habitude de nouer des amitiés et de ses dépêtrer avec des problèmes de cœur ? Cet égoïsme flagrant révolta la nécrophobe, mais elle se pinça les lèvres afin de ne pas rétorquer vivement aux paroles de sa rivale.

Lorsqu’Elie fit brusquement marche arrière, l’adolescente crut voir perler dans ses yeux les éclats furtifs de larmes éclairées par la lueur de la lune ; mais cette vision évasive était si difficile à croire qu’elle préféra ne pas s’y attarder. D’une main tremblante, elle massa sa nuque et se redressa légèrement. Dans ses mouvements excédés par la colère, la mauvaise jumelle avait provoqué l’ouverture de son peignoir, dévoilant une nouvelle fois à l’irlandaise les courbes qu’elle avait enlacé il y a encore quelques minutes.

Melena n’y fit pas attention, elle regarda la copie achever sa complainte, puis glisser le long du mur d’un air misérable. Comment les rôles avaient-ils pu s’inverser de la sorte ? Ce n’était pas la nécrophobe qui s’était montrée dans la chambre de sa rivale pour la briser en lui donnant une fausse preuve d’amour. Jamais elle n’avait attenté aussi vilement à l’intégrité morale et sentimentale d’Elie et quand bien même son acte était motivé par un désespoir sans fond, il n’était pas excusable.

Recouvrant un calme presque irréel compte tenu de la situation, l’irlandaise se mit enfin sur ses pieds et récupéra son peignoir qu’elle noua solidement autour de sa taille. Elle s’approcha lentement de la mauvaise jumelle et toisa son crâne de son regard glacé et absent dont les pupilles brillaient encore des larmes qui menaçaient de lui revenir.

- Et toi, est-ce que tu as essayé de me comprendre ?

Melena laissa flotter cette question un instant avant de reprendre. Le silence qui emplissait désormais sa chambre était surnaturel, presque étouffant.

- Je ne suis pas plus douée que toi pour m’ouvrir aux autres mais… je pense que j’ai au moins compris que c’est qu’en t’ouvrant aux gens que tu peux t’intégrer… pas autrement.

La nécrophobe eut un sourire triste peu convaincu, se sachant incapable d'appliquer ce principe sur la propre personne. Elle avait envie de fuir cette pièce. Cet échange ne servait à rien, et elle n’avait pas envie de plaindre une personne qui s’était amusée à briser les uniques sentiments forts qu’elle avait pour quelqu’un de vivant. Il n’y avait que parce qu’Elie lui rappelait douloureusement elle-même qu’elle ne l’accablait pas de reproches destinées à la blesser encore plus… et pourtant, celles-ci lui brûlaient les lèvres.

- Même si je peux vraiment te comprendre, tu ne me donnes pas envie de le faire. Qui voudrait comprendre une fille qui ne sait s’exprimer qu’en détruisant les autres ? Tu ne protèges pas Jade comme ça… tu l’isoles, et tu t’isoles avec elle…

Sans autre forme de procès, Melena rejoignit la porte et juste avant de sortir, elle lâcha :

- Puisque tu ne veux pas partir, c’est moi qui sors.

Sans se soucier de réveiller ses voisins de palier, elle prit soin de faire claquer la porte et se dirigea vers les escaliers. L’hôtel endormi était presque glauque, envahi par le silence dérangeant d’un sommeil unanime. Les jambes de l’irlandaise s’engourdissaient au fur et à mesure qu’elle descendait, sa tête redevenait trop lourde sous le poids des larmes et ses épaules s’affaissaient d’abattement. Finalement, elle se laissa tomber dans les marches qui séparaient le RDC du premier étage, assise sur la moquette douce et enfouit sa tête dans ses genoux en enlaçant ses cuisses. La pression de sa querelle s’amenuisait et comme un barrage qui cède sous les vagues trop hautes, Melena éclata en sanglots.

Bien sûr que non, elle n'avait pas essayé. Elle n'avait même eut aucune envie de la comprendre, trop obnubilée par l'injustice flagrante dont elle était la victime. Elle était en colère, elle avait eu besoin de se venger. Voilà tout. Melena avait beau dire ne pas être douée en relation sociale elle avait toujours plus d'expérience qu'elle qui n'avait pu commencer à vivre par elle même que depuis deux mois à peine dans un monde chimérique totalement dérangé. Elle aurait voulu dire tout ça mais les mots restaient coincés en travers de sa gorge en lui coupant le souffle. Se rendre compte de sa faiblesse était l'épreuve de trop... elle était sensée être forte, toujours.

Elie gardait les yeux fixées sur ses cuisses blafardes alors que l'irlandaise disait ne pas vouloir la comprendre, qu'elle s'y prenait mal et détruisait les autres. Bien sûr ! Comment voulait-elle qu'il en soit autrement ? Détruire et protéger, c'était la seule chose qu'elle savait faire. L'adolescente resta un moment prostrée sur le sol après que Melena ait quitté la pièce, se demandant ce qu'elle était sensé faire désormais. Elle sentait qu'elle devait essayé de rattraper le coup, mais comment ? S'excuser ? Elle ne savait même pas comment s'y prendre. Et puis qui lui pardonnerait ce qu'elle avait fait ? Ça ne servait vraiment à rien.

La mauvaise jumelle sécha ses larmes avec la manche de son peignoir et se remit debout tant bien que mal en se servant du mur comme appui. La meilleure des choses restait d'aller se coucher et de voir ça demain. La nuit portait conseil, enfin il paraissait.

Elle sortit de la chambre, l'air sombre, et s'avança en direction de celle où l'attendait Jade mais son attention fut retenu par des bruits de sanglots provenant de l'escalier. Une moue ennuyée déforma sa jolie bouche alors qu'elle réajustait son seul vêtement en se demandant si elle devait aller voir de quoi il s'agissait. C'était probablement Melena, et dans ce cas elle n'était pas sûr d'être bien accueillie ni de vouloir vraiment y aller. C'est un peu à contre cœur qu'elle finit par se diriger vers la source du bruit pour découvrir qu'elle ne s'était pas trompée. De là où elle se trouvait elle ne voyait que la tignasse sombre de l'irlandaise et son dos agité de spasmes. L'adolescente faillit faire demi tour pour réintégrer sa chambre, puis descendit les escaliers pour s'arrêter sur la marche où était postée la brunette.

- Bon, je suis désolée. Ça va là ? Lâcha-t-elle maladroitement en fixant le mur comme s'il présentait un intérêt soudain.

Devant l'absence de réponse elle se laissa tomber sur la moquette à côté de celle qui avait voulu lui voler Jade. Elle savait bien que des excuses ne pouvaient marcher. Et puis il fallait dire ce qui était : elle était tout sauf douée.

- Je pensais que ça résoudrait mes problèmes mais j'me suis trompée, elle fit une légère pause et ajouta sur un ton bourru, Voilà quoi.

Jamais le papier peint n'avait eu un intérêt aussi prenant. Elle aurait pu rester des heures à fixer les rosaces tarabiscotées qui y fleurissaient si ça avait pu arranger ses affaires. Mais le silence se faisant de nouveau pesant elle se sentit obligée de tenter autre chose pas plus convaincante que dans sa première tentative.

- Ça te consolerait de savoir que c'était aussi ma première fois ? Non mais, parce que c'est vrai tu sais.

Les larmes de Melena jaillissaient sans pouvoir être retenues, inondant son peignoir et coulant sur ses cuisses ivoirines en lui laissant l’impression d’une trainée à la fois chaude et glacée. Ses épaules tressautaient de façon incontrôlable et dans sa gorge s’étouffaient des exclamations de rage et de détresse. Elle y avait cru. Elle y avait bêtement cru à cette première fois avec son amie… la conclusion de ce rêve intense avait été une rature horrible qui avait perforé la page sur laquelle elle le rédigeait. Que devait-elle faire désormais ? Elle n’oserait plus affronter le regard de Jade, car son visage identique à celui d’Elie lui rappellerait cette nuit douce et atroce. Devait-elle s’enfuir ? Pour aller où ? Elle ne connaissait pas les États-Unis, et il était certain qu’elle ne rentrerait pas chez elle pour l’instant. De plus, l’adolescente n’avait pas énormément d’argent. Tout ce qu’elle gagnerait à errer sans but serait de se faire kidnapper par une ordure du genre de Liam, et ça n’était pas une perspective d’avenir intéressante.

Soudainement, un bruit de pas souple fit légèrement tourner la tête à la nécrophobe. Entre ses mèches de cheveux noirs, elle apercevait une paire de jambes qui ne pouvait logiquement appartenir qu’à la mauvaise jumelle. Elle s’attendait presque à une nouvelle volée d’insultes, mais ce furent des excuses lâchées du bout des lèvres qui résonnèrent dans l’escalier de l’hôtel. Certes, elles étaient maladroites, mais Melena ressentait que le voile de sincérité qui se tissait derrière n’était pas factice. Mais après tout ça, comment pouvait-elle lui faire confiance ?

La brunette ne dit rien et sa rivale enchaina sur une explication de son comportement après s’être laissée tombée à ses cotés. Certes, c’était crédible… mais toujours pas excusable. Quant à sa dernière question, l’irlandaise dût faire un énorme effort pour se pas brusquement se retourner vers elle pour la gifler en lui hurlant d’aller se faire voir. Sa première fois… elle avait su la préserver d’un petit ami trop envahissant, des hommes de Sextus et même de Liam. Et voilà qu’elle lui avait été volée par une adolescente qui avait cherché à la détruire vilement… pour le simple plaisir d’une autosatisfaction égoïste. C’était répugnant comme comportement.

Néanmoins, Melena ne dit rien de tout cela. N’avait-elle pas offert son corps sans résistance à celle qu’elle pensait être son aimée ? Même si cela avait bien été Jade, il n’en resterait pas moins qu’elle s’était laissée avoir trop vite, beaucoup trop vite. La nécrophobe renifla et sans relever la tête, elle dit d’une voix faible :

- J’ai été stupide… mais même si je peux te comprendre, je ne te pardonnerai jamais de m’avoir fait ça… je ne sais pas ce que tu penses de moi… ou plutôt, pourquoi tu crois que je suis si mauvaise. C’est juste…

Un long soupir coupa la parole à l’irlandaise, qui acheva tout juste assez fort pour qu’Elie l’entende.

- La première fois que je suis amoureuse…

Un sourire triste, ironique pour son propre sort se dessina sur les lèvres blêmes de l’adolescente, mais elle était la seule à le savoir. La colère se muait peu à peu en désarroi glacé. Elle ne pouvait pas fuir, alors elle vivrait avec… comme énormément d’autres choses. Les paroles venaient d’elle-même, presque en écho aux confidences de la mauvaise jumelle.

- Je ne suis pas du genre avec avoir plein d’amis… en fait, avant Jade, je peux dire que je n’en avais pas. C’est con de ma part d’être tombée amoureuse, mais je n’avais pas l’intention de la forcer à quoique ce soit… je voulais juste la connaitre, ne plus me sentir seule…

Cet aveu était risible. Pourtant, qui mieux qu’Elie serait apte à l’entendre ? Elle était Jade sans être Jade… ou plutôt, elle était une partie de cette dernière ; alors se confier a elle, n’était-ce pas comme se délivrer de ce qui ne pouvait pas être dit à la bonne jumelle ? De toutes les façons, la nécrophobe n’avait déjà plus aucune carte en main pour se défendre… Elle se redressa et fixa un point invisible loin devant elle.

- Dans le cabinet de Parkinson… même si j’avais peur de ce que tu représentais pour elle… j’étais prête à t’accepter. Je t’ai considérée comme une amie parce que Jade avait l’air heureuse, et je pensais vraiment que notre… trio pourrait être "cool"…

Un éclat de rire bref et forcé jaillit de la gorge nouée de Melena, teinté d’amertume.

- Ridicule, tu devais bien rigoler en attendant…

Le sourire faux et las qui étirait ses lèvres disparu et elle conclut d’un air morne :

- On peut être deux à tenir à elle et à la protéger… Alors, je veux bien… pour Jade, faire l’effort de continuer à te fréquenter. Je veux bien ravaler ce que je ressens pour toi maintenant, et faire comme s’il ne s’était rien passé. Mais… ne me demande pas de t’apprécier, ni de te pardonner… c’est… au dessus de mes forces là.

Qu'est-ce qu'elle n'aimait pas voir les gens pleurer ! Non seulement c'était d'une laideur sans nom mais elle n'avait de plus aucune idée de comment arrêter ce flot de larmes à côté duquel les chutes du Niagara faisaient pâle figure. Mais voilà que Melena lui parlait d'amour en la perdant complètement au passage. L'amour ? Un sentiment de faible. Le désir et la jalousie pouvaient être compris par la mauvaise jumelle mais l'amour ? Arrêtez vos blagues ! Quant au fait de ne pas pouvoir être pardonnée ça ne faisait que renforcer sa certitude qu'elle n'avait aucun don en matière d'excuse et qu'elle aurait mieux fait de se taire. Les choses s'additionnant le visage de la brunette s'assombrissait de plus en plus alors qu'elle crispait ses mains sur le tissu éponge de son peignoir. Elle était sensée faire quoi maintenant hein ?

Suite à la tournure que prenait les choses Elie était à deux doigts de prendre ses cliques et ses claques pour retourner dans sa chambre rejoindre Jade mais quelque chose d'inattendu la retint. L'irlandaise se lançait dans les confidences maintenant ? Les sourcils froncés et son index jouant sur sa lèvres inférieure l'américaine écoutait en silence son ennemie vider son sac. Rémi sans famille me voilà ! Mais bizarrement elle comprenait un peu les sentiments de Melena même s'ils n'étaient que le pâle reflet de ce qu'elle avait vécu (ou plutôt pas vécu justement). Et elle avait bien voulu croire en elle alors que la seule chose qu'elle avait à l'esprit était la vengeance. Vu sous cet angle la mauvaise jumelle ne put s'empêcher de réaliser qu'elle avait eu le mauvais rôle dans l'histoire ce qui lui tira une grimace. C'était trop tard maintenant de toutes façons, et sur le moment ça lui avait paru tellement légitime !

- Oui en effet je rigolais bien. Ce serait mentir que de dire le contraire, répondit-elle avec une franchise désarmante.

Cette phrase allait probablement avoir l'effet d'une bombe, elle tenta donc de se rattraper du mieux qu'elle pouvait. Et elle ne pouvait pas grand chose en fait.

- J'ai agit comme une salope. C'est un fait, et je sais bien que c'est pas le genre de choses qu'on peut oublier. Mais j'y peux plus rien ok ? Et puis Jade... je réussi à la protéger seule. Si tu veux être son amie d'accord, mais le garde du corps c'est moi. M'enlève pas ma mission.

C'était triste à dire mais c'était ce qu'elle était : un chien de garde. Partager sa niche lui semblait totalement impossible. Elle existait pour ça, parce qu'Amber était morte et qu'il ne fallait jamais, ô grand jamais que ce genre d'évènement tragique se reproduise.

Amber... la source de tout. Si elle n'avait pas existé Jade et Elie ne seraient toujours qu'une seule et même personne, il n'y aurait pas eu de Parkinson, pas de Dreamland, pas de nuit sanglante, d'esclavage ou de dangers... rien. Mais c'était encore une chose qu'on ne pourrait jamais changer. Le sourire de leur fausse jumelle les hanteraient probablement jusqu'à la fin de leurs jours. C'était elle, la clé.

- Ce qui aurait été vraiment « cool », ce serait de ne pas avoir eu besoin d'exister.

Cette phrase tomba comme un pavé dans une mare et Elie n'en comprit le vrai sens qu'après l'avoir prononcé. Elle avait cherché à avoir sa vie et son corps depuis qu'elle avait pu découvrir l'indépendance dans le monde réel mais au final la vérité éclatait au grand jour. Elle ne pouvait que constater son déséquilibre mental ainsi que celui de sa copie, elles ne pourraient jamais être heureuses ainsi. La seule solution était de redevenir une, de guérir. Mais est-ce que c'était seulement possible ?

La mauvaise jumelle poussa un profond soupir, pensive. Elle cherchait ses mots sans réussir à formuler correctement ce qu'elle cherchait à dire, elle finit donc par lâcher avec lenteur :

- Jade t'a déjà parlé d'Amber ?

Une fois de plus, la réponse trop franche d’Elie faillit la faire éclater, mais le temps que la nécrophobe trouve les mots à lui cracher à la figure, la mauvaise jumelle poursuivait avec une autocritique assez convaincante pour que Melena reste muette. Soit, elle ne lui enlèverait pas sa « mission ». En y réfléchissant, l’irlandaise réalisait comme elle n’enviait finalement pas la place de sa rivale. Aux yeux de tous, même de Jade peut-être, elle apparaissait comme un chien de garde qui gardait fidèlement le bon coté d’elle-même. Elles n’étaient pas vraiment liées par de l’amitié… mais par quelque chose d’inoxydable, comme un fil invisible qui garderait attachées ces deux parties d’un tout qui avait été brisé.

- Si tu veux, souffla-t-elle presque imperceptiblement.

De plus, en faisant le compte, c’était plus souvent la bonne jumelle qui avait sauvé la vie de la nécrophobe que l’inverse. Décidément, elle faisait une bien piètre garde du corps. Melena eut une grimace à cette pensée : ce n’était pas une place pour elle finalement. Pourtant, elle ne pourrait s’empêcher d’envier la gémellité complice des deux psychotiques.

Ses larmes s’étaient arrêtées désormais. Quelques soupirs incontrôlés venaient perturber sa respiration, mais avoir craqué lui avait déjà fait un peu de bien. Elle essuya son visage dans les manches de son peignoir, mais son nez s’obstinait à couler. Renifler n’était pas son option favorite, ni la plus glamour, mais pour l’instant, elle n’avait pas autre chose. D’autant qu’Elie embrayait avec une phrase lourde de sens. Si elle n’avait pas eut besoin d’exister ? L’irlandaise n’aurait alors jamais connu Jade puisqu’elle n’aurait jamais pris rendez-vous chez Parkinson. Un instant, elle crut que c’était ce que voulait dire la mauvaise jumelle, sous-entendant une fois de plus que la présence de la nécrophobe dans leur vie était une tare.

Néanmoins, le véritable sens caché derrière cette réplique se révéla un peu avant que le nom d’Amber revienne à la surface. Pour qu’Elie n’existe pas, il aurait fallu que Jade ne soit jamais traumatisée… tout comme Melena n’aurait sans doute jamais mis les pieds chez un psychiatre aussi loin de chez elle, si l’accident dans lequel sa mère était morte ne lui avait pas laissé pour marque une phobie ridicule. Mais plus alors que de ce fixer sur ces constats, car ils n’étaient que des suppositions vaines qui n’auraient pour finalité que de les plonger dans une déprime destructive, l’adolescente réalisait qu’elle n’avait jamais vraiment su ce qui était arrivé à son amie.

Cela faisait un moment maintenant qu’elles en avaient parlé. C’était juste après s’être échappé du convoi qui les conduisait à Miquitzli, avant d’entrer dans la forêt de Sextus. Jade avait mentionné sa sœur dans le colisée aussi, pendant le nettoyage des écuries, mais c’était tout…

- Pas vraiment… elle m’a juste dit qu’elle était… morte... à cause d’une bande de types armés… et que c’était pour ça que vous avez été dissociées…

Melena s’efforça de renifler doucement cette fois, n’osant pas briser l’instant presque solennel qui s’était tissé entre les deux ennemies par un gargouillis de morve. Elle se refusait même à proposer en toute bonne foi qu’elles puissent remonter dans sa chambre pour récupérer les mouchoirs qui devaient être dans son sac, de peur que la mauvaise jumelle pense qu'elle faisait passer son nez avant le malheur de son amie. Évitant de croiser le regard bleu de la copie, elle demanda faiblement, l'appréhension faisant trembler sa voix :

- Qu’est-ce qu’il s’est… passé ?

Un rire amer s'échappa de la bouche moqueuse de la mauvaise jumelle devant la réponse de Melena. Comment aurait-il pu en être autrement de toutes façons ? Elle se connaissait trop bien pour imaginer recevoir un constat différent. Jade n'avait parlé de rien de précis, bien évidemment.

- Je sais même pas pourquoi j'ai posé la question, elle n'avait forcément rien dit. Elle nie tout en bloc... flipette... mauvaise foi de merde...

Un nouvel éclat de rire sans joie s'éleva dans la cage d'escalier alors que le minuteur de la lumière finissait son décompte en plongeant les deux adolescentes dans l'obscurité. On ne discernait désormais qu'à peine leur silhouette à la lumière du hall d'entrée qui filtrait depuis l'étage inférieur. Sans que l'irlandaise puisse comprendre quoi que ce soit, Elie profita de l'effet de surprise pour lui attraper la main et nouer leurs petits doigts comme le faisaient les enfants pour appuyer leurs promesses. Elle souffla alors, à peine audible malgré la proximité qu'elle venait d'installer entre elle et son ennemie :

- On était comme ça. Comme les deux doigts de la main.

Un sourire furtif éclaira le visage de la mauvaise jumelle, invisible à cause de l'absence de lumière. Oui, elles étaient vraiment proches à l'époque, plus que de n'importe qui, plus qu'elle ne serait jamais avec personne. Elles avaient grandi dans le même ventre, non ?

L'adolescente relâcha sa prise sur la main de la nécrophobe mais ne s'éloigna pas pour autant. Ce n'était pas le genre de choses qu'on abordait à voix haute avec désinvolture, c'était une histoire qui demandait du courage pour être racontée. Oui, décidément Jade n'en serait jamais capable. Mais avant de dire quoi que ce soit El' tira un paquet de kleenex de la poche de son peignoir pour le poser sur les genoux de sa vengeance d'une nuit. Être légèrement enrhumée aurait au moins été utile à quelqu'un.

- On était vraiment, vraiment proche tu sais. Elle était gentille et douce, et tellement drôle... enfin c'est pas le sujet hein ? Se rappela-t-elle à l'ordre avec aigreur avant de reprendre, Un jour on rentrait du collège et on s'est fait coincer dans une ruelle par une bande de loubards. Un gang probablement. J'avais compris, mais Ambre n'a su qu'au dernier moment, quand c'était déjà trop tard.

Dans l'obscurité les traits de la brunette se durcirent à l'évocation de ce souvenir. Elle s'en rappelait comme si c'était hier. Le jour de sa naissance. Ce n'était qu'une bande de gars qui voulaient se la jouer, des complexés de la petite quequette qui se motivaient entre eux pour être des hommes, des vrais, des virils. Mais leur définition de virilité n'avait rien de très glorieuse. Elle se souvenait avec précision des couteaux et des flingues, des cris et des larmes. Un vrai film intérieur. Du grand art.

- Ils nous ont menacé, et pendant qu'ils s'occupaient d'elle j'ai dû regarder. J'ai dû la voir se faire violer et égorger comme un vulgaire porc à l'abattoir. Et ils riaient. Ils riaient tu saisis ? Ils trouvaient ça si drôle, et ils se réjouissaient déjà de me faire la même chose alors que j'avais trop peur pour bouger... Jade... Jade était trop envahissante ! UN VRAI BOULET !

La mauvaise jumelle frappa violemment sur le sol au point de s'en faire mal à la main. Elle saignait d'ailleurs, le liquide chaud et épais suintant des écorchures qu'elle venait de se faire dans sa rage. Sans y prêter plus d'attention elle secoua à main, envoyant des gouttelettes d'hémoglobine s'écraser sur la moquette et le papier peint, sur ses vêtements et sur le visage de Melena.

Elle en voulait à la peur démentielle de Jay, et elle s'en voulait de ne pas s'être séparée à temps. Elle en voulait aussi à son double de ne jamais reconnaître sa part de responsabilité dans l'affaire. C'était toujours tout blanc ou tout noir avec elle, et jamais elle n'aurait admis ses torts. Pourtant c'est cette terreur paralysante qui avait empêché le courage de s'exprimer. Si seulement elle avait pu prendre son indépendance une petite minute plus tôt, juste une poignée de secondes...

- Le choc tu sais, ça peut détruire quelqu'un. Quand j'ai vu que j'allais finir pareil je... je me suis brisée comme de la porcelaine. Jade d'un côté et moi de l'autre, parce que sans ça j'aurais pas pu m'en sortir. La peur étouffait le courage... et après c'est resté. Je sortais quand elle avait besoin d'aide. C'est pitoyable.

Étrange comme soudainement, Elie eut l’air de dénigrer son double… de lui en vouloir presque. Son rire sans voix envahit la cage d’escalier alors que les lumières s’éteignaient, plongeant les deux adolescentes dans le noir. Le halo lumineux qui remontait depuis le hall d’entrée permettait encore de distinguer leurs silhouettes, mais leurs traits demeuraient invisibles.

Brusquement, la mauvaise jumelle s’empara d’une des mains de la nécrophobe. Devant la proximité de sa rivale, cette dernière pensa un instant qu’elle s’apprêtait une nouvelle fois à se faire passer pour celle qu’elle aimait, mais en fait, elle profita de ce moment pour lui glisser une phrase pratiquement inaudible. Le cœur de Melena s’était soudainement emballé. Ce contact lui rappelait cruellement l’intimité qu’elles avaient partagé une poignée de minutes plus tôt et même si elle lui en voulait à mort… elle ne pouvait nier, désormais qu’elle se parlait avec moins d’animosité, qu’il y avait quelque chose chez Elie qui la touchait.

Heureusement, celle-ci se retira avant de lancer sur les genoux de l’irlandaise ce qui s’avéra être un paquet de mouchoirs. Elle la remercia à voix basse et entreprit de se moucher le plus silencieusement possible alors que son ancienne ennemie continuait sa confidence. Au fur et à mesure que son récit avançait, la nécrophobe avait l’impression qu’on lui vidait les entrailles à la cuillère. Elle savait que l’horreur qu’avaient vécu Jade et Amber était au-delà de tout ce qu’elle pouvait s’imaginer, pourtant, sa peau se couvrait de chair de poule, ses mains tremblaient et ses forces semblaient avoir abandonné chacun de ses membres.

Melena se sentait à la fois lourde et vide, complètement inutile devant la sphère de souffrance qu’elle voyait se dessiner implicitement autour des deux personnalités que représentaient Jade et Elie. Elle avait sursauté lorsque la mauvaise jumelle avait frappé du poing sur la marche d’escalier. La colère qu’elle dégageait était presque palpable. L’irlandaise comprenait désormais l’origine de la rage immense qui embrasaient si souvent les yeux bleus de la copie. Elle comprenait sa raison d’être, sa ténacité et sa maladresse. En vérité… Elie n’était pas seulement une arme, mais une partie bien plus complexe de la personnalité de Jade. Elle était celle qui avait besoin de haïr un coupable, celle qui avait envie de pouvoir dormir sur ses deux oreilles en se disant que ce n’était pas sa faute, celle qui n’arrivait pas à se pardonner ce qui était arrivé.

Plongée dans ses pensées, la nécrophobe sentit à peine les gouttelettes de sang qui giclèrent sur son visage. Comment les deux facettes pourraient-elles guérir si elles ne savaient pas s’accepter comme entière ? La bonne jumelle se reposait sur la force de son double, tandis que la mauvaise protègeait son avatar en lui reprochant de n’avoir su rien faire. Peut-être la réunification des deux personnalités ne dépendait que de la capacité à Elie de se pardonner et de pardonner à Jade, car quelque part, en vouloir à l’autre revenait à en vouloir à ce qui fut elle autrefois.

Néanmoins, Melena ne se voyait pas se lancer dans un discours psychologique, particulièrement avec la jumelle qui avait le plus mauvais caractère. Cette dernière n’était pas en état d’entendre ce qu’elle pensait, sous réserve qu’elle ne se trompe pas, et ce n’était pas son rôle de le faire. Malgré tout, l’adolescente ne put s’empêcher de remarquer que finalement, la thérapie de Parkison avait son intérêt… il n’y aurait pas eu de meilleur moyen pour mettre la psychotique face à elle-même que de les dissocier dans deux corps différents.

A la conclusion de la confidence, la nécrophobe cherchait ses mots. Pour l’heure, sa rancune s’était envolée tant les révélations de sa rivale avait crée en elle un tourbillon d’émotions qui lui donnait le vertige. Sa poitrine lui faisait mal, échos amoindri du poids qui devait hanter son amie depuis ce jour. En espérant que son geste soit aussi significatif qu’elle le voulait venant d’elle, Melena chercha la main d’Elie pour la serrer doucement dans la sienne.

- Ce n’est pas pitoyable, murmura-t-elle. Jade a besoin de toi… ce que tu fais… personne ne pourrait le faire mieux, parce que tu partages tout ça avec elle…

Inexplicablement, l’image de Liam s’imposa à l’esprit de la brunette, ainsi que de la rage qu’avait déployé la mauvaise jumelle à son égard. Ayant personnellement fait l’expérience des tendances du taulard, l’irlandaise ne pouvait que confirmer le doute qu’elle avait eu la première fois qu’elle avait croisé son amie, sur l’Asmodée. L’heure n’était pourtant pas à remettre ce sujet sur la table… celui de Amber était à lui seul assez dérangeant.

- Mais toi aussi tu as… besoin d’elle non ? Pour une autre raison que la protéger je veux dire…

Melena poussa un soupir. Elle se sentait subitement profondément idiote d’avoir jalouser la relation qui unissait les deux copies. Lâchant pudiquement la main de sa rivale, elle murmura :

- Je suis désolée… je comprends ce que tu as pu ressentir en me voyant avec Jade.

S’excuser lui arrachait toujours à moitié la gorge, même quand elle savait avoir tort ; mais dans le cas présent, il s’agissait de garantir l’entente de leur trio. Elle partageait leur secret désormais et quelque part, celui lui faisait l’effet d’une marque de confiance qui officialisait son acceptation dans leur cercle restreint. Involontairement, la nécrophobe se surprit même à penser que dans le fond, la mauvaise jumelle n’était pas si insupportable que ça.

Maintenant qu'elle avait extirpé des tréfonds de son âme ces souvenirs sordides Elie se sentait comme vidée de son essence, lessivée. Elle n'avait pas eu de mal à en parler mais maintenant que c'était fait elle ne pouvait s'empêcher de regretter. Montrer ce qui la touchait était une erreur, c'était dévoiler des faiblesses que ses ennemis se feraient un plaisir d'exploiter le moment venu, c'était ouvrir une brèche dans son cœur. Se rendre accessible à toutes sortes de sentiments qu'elle ne souhaitait pas connaître. L'amitié ? A quoi bon ? Ça se finissait toujours en idiote qui trébuche et se rompt le cou ou en travelo qui déserte suite à une vente d'esclave. Tous les gens dont elle s'était rapproché à un moment quelconque de son aventure Dreamlandienne s'étaient évaporés comme par magie. Une vraie malédiction...

Et voilà que maintenant elle livrait ses plus noirs secrets à celle qu'elle venait de trahir de la pire manière possible. Peut-être que son esprit se livrait à une action suicide, après tout elle était tellement, tellement fatiguée. La mauvaise jumelle tressaillit lorsque la main de Melena se posa sur la sienne et que son ennemie lui murmura des paroles réconfortantes. Elle ne pouvait s'empêcher de chercher le piège, car il y en avait forcément un non ? L'adolescente fouilla des yeux l'obscurité à la recherche d'un signe d'intention mauvaise mais ne trouva que de la pitié et de la compassion. Étrangement cela lui fit plus de mal que toutes les insultes du monde.

Elle n'avait pas besoin de pitié. C'était bon pour les faibles, les forts n'avaient pas besoin de ce genre d'émotions triviales. Mais elle avait beau se répéter en boucle ce leitmotiv encourageant elle n'en ressentait pas moins du soulagement et de la gratitude à cette réaction inattendue de l'irlandaise. Et c'était loin d'être désagréable.

- Besoin d'elle ? Je ne sais pas... enfin... c'est moi donc forcément j'ai besoin d'elle comme une partie d'un tout, mais tout ce qu'elle m'a offert jusqu'à maintenant ce sont des reproches. Elle m'écoute pas, elle est inconsciente et même lorsqu'il lui arrive des choses comme ce soir là elle n'en tire aucune leçon... grommela Elie, l'air sombre.

Et c'était vrai. Après tout même après que Liam l'ait violé Jade n'avait pas changé de comportement. Elle s'était juste droguée avec les cachets du capitaine pour oublier, elle avait fuit comme d'habitude. Elle ne faisait que courir, toujours. Les conseils du double protecteur entrait par une oreille et ressortait par l'autre immanquablement, à se demander si c'était utile.

La main de Melena quitta alors la sienne et Elie dû se retenir de ne pas la rattraper. On lui offrait de l'affection et on la lui reprenait, c'était insupportable. Ses entrailles bouillaient de rage et de ressentiment, de désir d'affection et de fierté mal placée. Elle serra les dents mais se détendit alors que la brunette se confondait en excuses... avait-elle oublié qui en devait à l'autre ce soir ? La mauvaise jumelle grimaça dans le noir et finit par répondre après un long moment de silence gêné :

- C'est pas grave. Je suis un peu... possessive en ce qui la concerne.

Ses doigts s'enroulèrent autour d'une de ses mèches de cheveux alors qu'un soupir s'échappait de ses lèvres. Possessive, c'était bien le mot.

- Ça me fait mal de la voir s'attacher aux gens alors qu'elle ne prête pas attention à moi. La voir rechercher l'amour des autres alors qu'elle me renie à la moindre occasion. Je ne sais même plus pourquoi je persiste à faire des efforts pour quelqu'un qui ne pense même pas que j'existe. Elle me voit plutôt comme un outils utile que comme une partie d'elle-même. Je crois même qu'elle préfère ta compagnie à la mienne.

Un rire amer s'échappa de ses lèvres avant qu'elle n'ajoute dans un murmure :

- Je suis jalouse de toi... je crois.

Possessive ? C’était exactement le mot. Pourtant, Melena comprenait mieux que personne : elle-même l’avait énormément, plus qu’elle n’aurait jamais pensé pouvoir l’être, à l’égard de son amie. Entendre le point de vue d’Elie vis-à-vis de Jade lui permettait de relativiser son opinion quant aux agissements de la bonne jumelle. C’est vrai qu’à bien y réfléchir, c’était de sa faute si elles en étaient arrivées à une vaine tentative de fuite par les égouts dans le Colisée ; tentative qui leur avait couté une correction en règle et un combat dans l’arène. C’était aussi Jade qui avait eu le projet fou et inconscient de partir à Techyo à pied, traversant la forêt, la mécanoplaine, et grimpant dans Blaine là où la nécrophobe était réticente.

L’irlandaise poussa un soupir, un sourire vague sur ses lèvres fines. Pour ne jamais avoir essayé de la raisonner, elle n’était sans doute pas mieux. C’était une chance inouïe qu’elles soient encore en vie toutes les deux quand on repensait à tout ce qu’elles avaient traversé et vaincu à la force de leurs petits bras musclés. La dernière déclaration de la copie mit un terme aux réflexions de Melena, qui ne sut pas quoi répondre. Elie était jalouse d’elle ? Jade la préférait ?

C’était tellement invraisemblable à ses yeux qu’elle ne pouvait pas y croire, même si elle ne pouvait nier que son cœur battit un peu plus fort sous le tissu cotonneux de son peignoir. Malgré tout, après un long silence pesant, ce fut au tour de la nécrophobe d’avoir un éclat de rire amer en triturant machinalement l’un de ses gros orteils.

- On fait une belle paire pitoyable alors… tu étais jalouse de moi, et moi de toi. dire qu’on se battait pas elle…

L’irlandaise évitait le regard de sa comparse, bien qu’il soit dissimulé dans l’obscurité. Désormais, elle arrivait à peine à en vouloir à la mauvaise jumelle. Pourtant, si son esprit se focalisait sur leur instant de volupté, elle avait honte et la brûlure intense qui lui irradiait la poitrine lui donnerait envie de la frapper jusqu’à se sentir parfaitement débarrassée de sa rancœur. Néanmoins, ces sentiments étaient évanescents, ils s’effaçaient dès qu’elle n’y songeait plus… et elle n’avait plus envie d’y repenser, jamais.

- Je ne sais pas ce que Jade pense de toi mais… ça vaut ce que ça vaut mais au moins, moi je peux te dire qu’en réalité, tu es bien plus… « humaine » que ce qu’on pourrait croire aux premiers abords. Tu devrais grogner un peu moins et communiquer un peu plus… ça te va bien, acheva-t-elle avec un sourire.

Melena n’en revenait pas d’avoir dit ça. Elle ne s’inspirait que de son expérience au fond : elle s’était liée d’amitié avec la bonne jumelle parce qu’elle était la seule avec laquelle elle avait fait l’effort de museler son caractère intenable. C’était le fait d’oser une telle familiarité avec celle qui était jusqu’à peu sa rivale déclarée qui l’interloqua. Peut-être que de s’être confier leurs faiblesses les avait rapprochées ? Comme un lien invisible qui s’était déjà tissé entre elles deux ?

Quoiqu’il en soit, l’irlandaise réalisa alors le sens que pouvait prendre sa déclaration aux yeux d’Elie qui n’ignorait pas ses orientations sexuelles. Son sourire disparut de ses traits pâles et elle chercha dans l’ombre les yeux de son interlocutrice, en espérant en vain qu’elle lise sa bonne foi dans les siens.

- Enfin j’veux dire euh… ça te va bien pour toi quoi… tu pourrais te faire des amis comme ça et…

La jeune fille poussa un soupir gêné, secouée d’un petit rire sans vraie joie. A quoi bon de toute façon ? La mauvaise jumelle était la mieux placée pour savoir qu’elle en pinçait pour Jade, et elle ne lui ôterait sûrement pas de la tête qu’elle pourrait aussi avoir flashé sur elle. L’obscurité était l’allié de la nécrophobe, car elle dissimulait ses joues rouges. La silhouette de sa douleur refit surface dans sa tête, mais elle sa chassa d’un geste de la main en reprenant plus calmement :

- Je veux juste dire que t’attacher de toi-même aux gens peut être un bon moyen de ne plus te sentir utilitaire.

Melena se tut après cette idée, pas certaine d’avoir été réellement convaincante dans ce qu’elle cherchait à dire. Qu’importe, il suffisait de tout mettre sur le compte de la fatigue, car elle se sentit soudainement épuisée. Elle bailla à s’en décrocher la mâchoire, une main devant la bouche, se moucha une dernière fois, puis rendit à l’aveugle son paquet de kleenex à la mauvaise jumelle.

- Tu ne veux pas qu’on retourne se coucher ? proposa-t-elle. Je crois que j’ai besoin de sommeil là…

C'était vrai, elles avaient été toutes les deux bien pitoyables et ça ne servait à rien de le nier. Elie hocha la tête, l'air sombre. Et tout ça pour quoi ? Pour une fille qui était en train de dormir sur ses deux oreilles à l'heure qu'il était alors que Melena et elle étaient assises dans un escalier après une nuit qu'aucune des deux n'oublierait jamais, et pas parce qu'elle avait été bonne.

Lorsque son ancienne ennemie, car elle ne l'était plus désormais n'est-ce pas, lâcha de but en blanc qu'il allait bien mieux à la mauvaise jumelle d'être plus agréable, celle-ci haussa un sourcil. Elle n'était pas sure d'avoir bien compris le sens de la remarque, surtout que quand on savait que l'irlandaise avait un faible pour les jupettes plus que pour les slips bien pleins il y avait de quoi s'interroger. Que Mel' tombe amoureuse d'elle ne l'aurait gêné outre mesure, mais ça n'en restait pas moins profondément intriguant. Les tentatives d'explications ne firent qu'embrouiller un peu plus la situation et le silence qui finit par s'imposer fut salutaire. La situation était déjà assez compliquée comme ça, il n'y avait pas besoin d'un triangle amoureux pour parfaire les choses.

- S'attacher aux gens c'est souffrir. Si tu n'aimes personne, tu n'auras jamais mal lorsqu'on te quittera du jour au lendemain, murmura l'adolescente plus pour elle-même que pour son interlocutrice.

Elle avait pleuré pour Lily après tout. Après l'avoir rejeté avec force, l'avoir rabaissée, insultée, dénigrée... elle avait finit par l'apprécier et la voir mourir. Si c'était ça l'attachement, elle n'en avait pas besoin. Et pourtant, la solitude finissait par être tellement pesante que s'en devenait insupportable. Entre la peste et le choléra, vous choisiriez quoi vous ?

La proposition d'aller se coucher arriva à point nommé, empêchant Elie de ruminer un peu plus ses sombres pensées. Dormir ne pourrait que leur être profitable. Demain... demain elles aviseraient, et Elie se promit de ne jamais parler de ce qui s'était passé à son double. Se cacher des choses à soit même s'était presque comique mais ça n'en restait pas moins nécessaire. Avoir son jardin secret était une chose comme une autre qu'elle devait apprendre.

- Oui, je pense que ça vaut mieux, répondit-elle en se redressant à l'aide de la rampe d'escalier.

La douleur dans sa main se ravivait maintenant qu'elle s'était calmée, et il lui faudrait la masquer si elle ne voulait pas subir un interrogatoire au petit matin. Elle grimaça mais proposa quand même à la nécrophobe de l'aider à se relever après avoir calé son paquet de mouchoir dans la poche de son peignoir. Le contact de leurs mains étaient fermes, peut-être le signe d'une relation future franche et saine. Ou pas. Mais ça seul l'avenir le leur dirait.

Elles montèrent les marches pour regagner le couloir baigné par la lumière des appliques murales, les dévoilant échevelées, pâles et cernées. Oui, une bonne nuit de sommeil serait la bienvenue. Elie traversa le couloir jusqu'à s'arrêter devant sa porte puis murmura avant de l'ouvrir :

- Bonne nuit, à demain.

Sa silhouette disparu dans l'obscurité de sa chambre sans qu'elle n'ait accordé un seul regard à Melena. Non pas parce qu'elle ne voulait pas la voir, mais parce qu'elle ne désirait pas qu'on remarque la fatigue et la lassitude qui troublaient son regard. Elle resta un moment dos contre la porte, écoutant la respiration paisible de Jade depuis l'autre extrémité de la pièce. Son sommeil semblait si profond, si paisible... à croire que seuls les justes pouvaient dormir sur leurs deux oreilles.

Un rapide tour dans la salle de bain permit de faire disparaître le sang de sa peau et de son vêtement. Elle se glissa ensuite en douceur dans le lit pour se lover contre la seconde partie de son âme sans se rendre compte que celle-ci se trouvait en réalité déjà très loin de cette petite chambre d'hôtel, de ce monde même.